mercredi 24 juin 2020

PARTIR (10) / Juin 1953, une lettre de Fleury



"... Voilà déjà 13 jours que vous nous avez quittés.../... Marguerite croyait que le mari de Marthe vous aurait accompagnés à cause des valises. Georges aussi aurait pu surtout que tu t'es bien dérangé tous les jeudis à vélo pour sa fille mais c'est un drôle de zigoto, il n'est bon que pour lui.../
... Nous avons reçu la carte de Cherbourg ainsi que la première lettre d'Espagne.Tu as dû avoir du travail avec toutes ces malles mais la bouteille tu l'as laissée à Paris. Tu es parti sans prendre 1 litre de muscat.../

J'ai toujours connu l'empierrage, aujourd'hui mité par des colonies de plantes, du chemin vicinal bordant le fleuve.

Le cabanon de la Pointe, un lieu de résidence depuis des lustres désormais. 

La vigne n'est plus, le chemin vicinal non plus, rongé par la rivière.

... Avec papa, ils étaient à la Pointe pour arroser. Jusqu'à présent l'eau était salée. Il a fait une pluie qui aura pénétré, la garrigue sera contente, ça en avait grand besoin. La rivière était trouble et comme sel zéro. Il a beaucoup plu du côté de Carcassonne.../
... Il nous tarde de savoir si vous êtes arrivés.../
... Claude Pech a fait un article sur le journal au sujet de ton départ. Je te le récupère pour le conserver. Il dit que tu as été nommé dans une ville du Brésil comme professeur français, que tu vogues avec ta famille vers ton nouveau destin et que ta mission sera féconde. Il y a aussi le mariage d'Emile Perucho il se marie après-demain à Sigean. Mamé dimanche a mangé à la maison on avait un morceau d'agneau que Marty nous a donné pour un pré trop court qu'il n'a pas pu couper. Ils ont fini d'arroser. Demain ils vont à la Barque Vieille sulfater et papa labourera.../

Le cabanon de la Barque Vieille.


Sinon rien de nouveau au pays.
Chez tante tout le monde va bien. Tous vous envoient bien des choses.../
... Encore une grosse embrassade de votre maman
Ernestine Dedieu. 
... Écrivez souvent cela empêche de languir... Dis-nous si vous avez eu du mauvais temps sur le bateau... si l'océan était calme..."


Partie le 12 juin la lettre arrivera au Brésil le 10 juillet. 

mardi 23 juin 2020

VUE PAR LES GARçONS, LA GUERRE...



Document top secret déclassifié datant de 1939 ou 1940.

Dans une note, l'officier traitant, outre les fautes d'orthographe, précise que le terme "tranchée" n'est présent que pour occulter la ligne Maginot. Parce qu'elle atteste de l'absence de protection, à savoir le manque de capote contre les éclats dans l'équipement de l'assaillant, l'info n'est pas répertoriée dans le suivi des opérations.

In fine, l'auteur de la dépêche insiste pour que celle-ci ne soit pas rendue publique. L'officier traitant relève néanmoins l'imprudence de l'agent émetteur, dévoilant, en plus d'une autre faute d'orthographe, l'identité d'un éventuel membre du réseau.

  

 

lundi 22 juin 2020

PARTIR (9) / L'Alcantara pour l'Amérique du Sud, Madeira...


Wikimedia Commons. Image extracted from page 037 of Heures africaines. L'Atlantique-Le Congo…, by VANDRUNEN, James. Original held and digitised by the British Library.

Fin de la lettre du 3 juin 1953 : 
"... Nous sommes à Madère, à Funchal. J'ai acheté quelques cartes postales mais nous ne descendons pas à terre car il faut prendre des bateaux spéciaux et payer. Nous devons repartir sous peu, dans une heure et il est midi (nous avons maintenant l'heure de Fleury). Il est très pittoresque de voir toutes ces barques autour du navire. Chacune propose des souvenirs de l'île qu'on fait passer, en cas d'achat, avec des cordelettes lancées adroitement jusqu'au bastingage. Au milieu des barques à souvenirs, l'une d'elles, avec seulement un homme adulte aux rames et un jeune garçon, âgé de huit ans peut-être, en maillot, et qui nous fait signe. Non loin de nous, un monsieur distingué retient le chapeau sur sa tête pour lancer une monnaie le plus près possible. Le petit plonge et émerge bientôt montrant la pièce entre pouce et index. "Like in Port Said !" dit le monsieur au chapeau.../ 

Vista da baía do Funchal, 1930 environ, wikimedia commons, Source Arquipelagos Author Unknown author

... Que vous dire de plus du paquebot ? Les ponts sont désignés par les lettres de l'alphabet, le pont A étant le plus profond. Au dessus, au pont B, nous avons notre cabine. Ce sont des ponts intérieurs. Au niveau A se trouve la salle à manger de 2e classe. C semble être un entrepont. Je vous écris du niveau D (salon de repos aux sièges capitonnés, divans très profonds, verts et beiges). Tout à l'heure j'étais à l'étage au-dessus (pont E), où il y a un bar : apéritifs, bières, eaux minérales, cigarettes, cigares et tabac. On peut consulter la carte des vins dans la salle à manger. On trouve encore à bord une boutique-mercerie (pull-over - souvenirs - bas - fil - chevillère - rubans - livres - appareils photo - chapeaux - valises - jouets - parfums - chocolats - bonbons - friandises - etc.), une banque pour le change mais on accepte l’argent français à bord) un bureau de renseignements, une blanchisserie, des salles de bains, une piscine, le magnifique salon de repos des 1re classes, qui fait aussi salle de cinéma. Nous y sommes allés dimanche soir, alors que la sirène du bateau, à cause du brouillard du Golfe de Gascogne, se faisait entendre régulièrement pour signaler notre présence) et salle de bal (hier soir on y dansait en robes longues à l'occasion du couronnement).../... Le salon de repos, le fumoir et la salle à manger des 1re classe sont aussi splendides, chacun possédant son style propre.../
 
... Les ponts sont désignés par les lettres de l'alphabet, le pont A étant le plus profond. Au dessus, au pont B, nous avons notre cabine. Ce sont des ponts intérieurs. Au niveau A se trouve la salle à manger de 2e classe. C semble être un entrepont. Je vous écris du niveau D (salon de repos aux sièges capitonnés, divans très profonds, verts et beiges). Tout à l'heure j'étais à l'étage au-dessus (pont E), où il y a un bar : apéritifs, bières, eaux minérales, cigarettes, cigares et tabacs. Les ponts extérieurs sont d'une grande variété : ponts couverts et vitrés, ou bien protégés par des bâches. Le bastingage est élevé : aucun risque pour le petit. On a aussi des ponts à l'air libre : partout sont des bancs, ou des chaises longues, ou des fauteuils d'osier munis d'un gros coussin rouge. On passe d'un étage à l'autre soit par les escaliers extérieurs soit par ceux de l'intérieur. Dans la cage de l'escalier, en regardant du bas vers le haut, on se croirait en bas d'une maison de cinq étages.../

... Demain nous serons à Las Palmas, aux îles Canaries.
Gros baisers aux enfants. Embrassez mamé, tante et l'oncle pour nous trois. 
François."  


dimanche 21 juin 2020

... N'AIMENT PAS QUE, ON FÊTE UNE AUTRE FÊTE QU'EUX / l'école et l'amour dû aux parents

L'école nous tasse tous dans le même moule, à date fixe, en prime, elle nous impose un dû, un devoir envers la patrie, la mère, le père. C'est comme, dans un autre registre, imposés par le calendrier, les jours de la Toussaint pour penser aux morts. Forcer à aimer, au respect, au devoir de mémoire un jour précis ! Et le reste de l'année ? 

Sur ce thème, en secret, l'enfant prépare son petit poème bien présenté à l'intérieur d'un feuillet de carton, en belle page. 

 En couverture, des oiseaux inventés aux couleurs fantaisistes...
 Ah ? une fleur pour papa ? Le maître a tamponné alors... et puis quand on a sept ans, on accepte sans broncher ni mettre en doute. Et quelle est cette fleur ? Un narcisse sans trompette ? Sans rien comprendre je lui ai collé un bleu aussi surréaliste que sa réalité... 

 Au CP, 6 ans. 

  Au CE1. 

Pour le moment pas moyen de retrouver les auteurs respectifs de ces quelques vers... (si quelqu'un veut s'y coller...)

Sans quoi, entre tout, sinon ce ne serait pas publié, je veux croire que déjà, pour ces petits détails en apparence insignifiants, je moquais déjà le troupeau et ces braves gens, si bien chantés par Georges Brassens, qui n'aiment pas qu'on fête une autre fête qu'eux.  

samedi 20 juin 2020

ENCORE UN MENU / Communion Solennelle 1966.



Fleury, la place du marché : les véhicules marquent l'époque.

Dans la salle adjacente au Grand Café Billès.

L'art des compositions de roses, une belle participation des Sanchon. Et le cousin Léon qui nous fait des siennes !



Avalanche que diable ! de hors-d’œuvre... pâté, jambon, saucisson, olives, salade verte (en entrée à la maison mais parfois après les plats lors des repas de fête).

La galantine, une spécialité charcutière, de la viande blanche, ici de volaille, désossée, intégrée à un salpicon et cuite en ballotine dans un fonds de gelée.

Le saumon, poisson de fête alors, "à la grecque" ? cuit à l'huile d'olive et servi froid ?

Pour les bouchées financière voir mon post précédent. 

Les pigeons de mamé Ernestine en salmis. Les morceaux nobles ont-ils été découpés et les carcasses hachées utiles à la confection du salmis ?  Mouillé avec le fond de cuisson des pigeons presque rôtis, déglacé au vin blanc; "Ajouter quelques cuillerées d'espagnole au fumet de gibier" nous dit le Larousse gastronomique (1948).

Haricots verts Florentine ? A l'italienne non ? Avec ail, tomates, oignons et persil ?

Poulet de grain est une appellation suivant l'âge du poulet. Vers 4 mois il est poulet nouveau (450 à 600 g) avant de passer poulet de grain (600 à 900g) ; vers la fin de l'été il devient poulet reine (1000 à 1800 g) et enfin poulet gras (de 1800 g à 2 kg). Ces volailles sont bien sûr élevées en plein air, avec des céréales. 

Pâtisserie assortie ? un choix hors pâte à choux peut-être... Baba ? financier ? Bavarois ? Mille-feuilles ? Tarte ?

La Roche de Choux, une autre façon de nommer la pièce montée. 

La surprise napolitaine : trois tranches de glace à la crème de parfums différents, des immigrés italiens aux Etats-Unis nostalgiques du pays : amande, vanille, fraise à l'origine sauf que le chocolat s'est imposé. Pour une surprise, c'est une surprise !   

Quels vins ? Le minervois rouge "Costos Roussos" atteste de notre attachement aux amis de Trausse. 
Pelure d'oignon, une désignation tombée en désuétude... c'est bon pourtant, l'oignon... Du château de Nouvelles, près de Tuchan, un Fitou. Le blanc de blanc et le muscat viennent directement "d'aqui darè", de là derrière, de la cave du grand-père. Quant au mousseux, s'il est vin et qualifié de "grand", ce n'est jamais qu'un mousseux rappelant les bouteilles gagnées à la foire et qui donnaient mal à la tête. 

Café, liqueurs, cigares... comme le fait de fumer était valorisant alors ! 



Au café comme à la maison pour une trentaine de personnes, il y a le souper, pardon le dîner : 
le consommé velouté serait un bouillon lié... 

la poularde est plus grosse (de 1,8 kg à 3 kg et parfois plus) est plus grosse et plus grasse que le poulet. Suprême : du bouillon de volaille, un fond blanc de volaille aussi et de la crème fraîche. Et encore des volailles froides, heureusement que les salades de saison et de fruits viennent un peu alléger mais ils ne doivent pas être nombreux à se passer de gâteau !


vendredi 19 juin 2020

UN BON REPAS / 1960, communion solennelle.

La vie, avec souvent à l'origine une implication religieuse, réunissait les familles élargies jusqu'aux amis intimes pour ce qu'on appelait "un bon repas". Le mot en lui même est plus que banal, d'ailleurs un bon repas peut être apprécié à la maison, en semaine. A propos de grand repas, on fêtait un baptême, une communion, un mariage, un anniversaire de mariage. Est-ce le prétexte religieux qui, dans un premier temps, retenait de dire qu'on allait faire bonne chère, bombance, ripaille, la noce, un gueuleton ? Une "bonne bouffe" ? Non, c'est trop actuel et dans un sens plus que familier...

Je parlais tantôt du menu pour le couronnement de la reine d'Angleterre (pourquoi ne dit-on pas "reine du Royaume-Uni" ?), le 2 juin 1953, sur le paquebot Alcantara auquel un concours de circonstances nous fit participer. Aujourd'hui, puisque juin est le mois des "menus", avec celui de la communion solennelle de Jenny, filleule de papa, comment ne pas ressentir un bouquet de bonheur. 



Trausse Tour Trencavel wikimedia commons Author ArnoLagrange. J'aurais aimé avoir une photo de l'église Saint-Martin-de-Tours où je fus embauché comme enfant de cœur de dernière minute... En fus-je pour autant plus près de lui ? Ce qui est certain est que nous gravitions dans l'amitié contagieuse de nos pères respectifs Yves et François... J'aurais aimé avoir une photo de la charmante chapelle Saint-Roch, entre vignes et garrigue où nous nous rendîmes pour vêpres, par une chaleur accablante... Ce dut être une épreuve, sur la digestion, pour les bonnes fourchettes et les grands gosiers ! Quant aux photos, ce sera l'occasion d'y retourner !
D'abord le plaisir de l'ailleurs même en restant au pays, de la diversité des territoires qui nous tiennent à cœur, dont le Minervois. Ensuite le bonheur de retrouver des amis avant de s'inscrire dans la tradition, au niveau religieux chacun restant libre de le vivre suivant ses inflexions intimes. Enfin, le renouvellement des complicités, l'entretien des sentiments en mangeant ensemble des plats sortant de l'ordinaire.


Et comme on n'a pas traduit les appellations dithyrambiques de l'inspiration gustative, comme on ne se souvient plus, comme c'est plus facile de se régaler que de savoir à quoi correspondent toutes les recettes proposées, l'envie de réveiller les papilles incite à se remettre à table.

Ce cornet périgourdin, du jambon garni de foie gras ? 
La langouste à l'américaine... il est dit parfois "à l'armoricaine". Une sauce à la tomate bien relevée de curry, avec du vin blanc et parfois une pointe de rouge pour la couleur...

La bouchée financière... des croûtes de pâte feuilletée (il faut deux ronds de pâte pour en faire une). Du ris de veau... peut-on en trouver suite à la crise de la vache folle ?  Le ris s'accompagne d'une garniture de champignons, de tomate, avec un fond de veau, des olives...

Les haricots maître d'hôtel, revenus au beurre avec citron et persil.

Canapé de pintade au genièvre : la pintade rôtie est servie sur des toasts imbibés d'une sauce forestière, des champignons associés à du pâté. 

La surprise de Jenny ? Après les desserts, peut-être une bombe glacée ou une tranche napolitaine... 

Pour accompagner tout ça, des vins du cru dont le très bon "Costos Roussos", objet d'une sélection dès 1937 ! Le Corbières aussi a dû réjouir langue et badigoinces, avant de s'envoyer dans le "gargalhou"... et "Major", loin de signifier que le vin est moins commun que "de table", renvoie à un terroir des Corbières entre Saint-Pierre-des-Champs, Saint-Martin-des-Puits, Villerouge-Termenès et Talairan... C'est que même les noms des villages se laissent gobeloter ! La Blanquette de Limoux au dessert, le cognac en guise de pousse-café... Certains ne l'ont pas oublié peut-être le chemin de la chapelle !

Pardonnez l'anachronisme de ma tirade gourmande. Comment apprécier en gastronome quand on n'a pas dix ans ? Malgré tout, l'habit du dimanche, la balade exotique en Minervois, l'ambiance de fête, la petite église au bord des vignes, le cérémonial ampoulé, mon renfort à l'office, le plaisir de se mettre à table (et d'en sortir, pour les enfants), ce soleil de juin et les premières chaleurs, la chapelle bucolique, participent d'un souvenir heureux, qui, plutôt que de faner, refleurit toujours en juin...    


     

mercredi 17 juin 2020

PARTIR (8) / LISBONNE et la REINE !

Suite de la lettre du 3 juin 1953 : 

Ce devait être là...
En-tête d'un menu du bateau.

"... Le lendemain 2 juin, ce fut Lisbonne et le Portugal. J'ai tiré quelques photographies. J'espère en avoir réussi la plupart. 

Pas grave... Qui n'a pas raté ses photos ? On voit bien "l'envolée" des pavillons... Un beau souvenir.  
La capitale nous apparut sur les bords du large estuaire du Tage, et son port bien abrité des tempêtes offrit pour quelques heures ses eaux calmes aux flancs de l'Alcantara, le beau navire qui, tiré par les remorqueurs, s'approchait doucement du quai, arborant ce jour-là à la poupe un immense drapeau britannique, tandis qu'une myriade de pavillons montait en une belle envolée jusqu'au sommet du mât arrière, s'élançait de là jusqu'à l'autre mât, et venait aboutir en une molle courbe à la proue du paquebot : c'était le jour du couronnement de la reine Elisabeth II.../... Nous l'avons fêté avec du champagne suite à une minute de silence. Tout était brillamment décoré et chacun a reçu un menu-souvenir avec le tableau en couleurs de la reine (tableau de Dorothy Wilding). Le menu était imprimé en anglais et en français. 



Après l'excellent dîner en musique (l'orchestre jouait sur une petite tribune) dans l'immense salle à manger des premières classes, sur ce bateau doucement bercé, les toilettes des grands jours firent leur apparition dans le grand salon, pour le "Bal du Couronnement".


samedi 13 juin 2020

PARTIR (7) / Lisboa et l'ALCANTARA pas qu'une fois.

Suite de la lettre du 1er juin à ses parents et famille, entre l'escale de Vigo et celle de Lisbonne :

"... En ce moment, je vous écris du salon de repos de 2e classe.../... il est 11 heures du soir. La levée du courrier a lieu à minuit. Nous avons commencé le troisième jour à bord. Aucun de nous trois n'est malade. Nous nous reposons bien vraiment. Encore un détail : le prix du billet est de 252.900 francs..."  

Notes : 5749 € en équivalent pouvoir d'achat (2) ! Cela correspond à près de 10 mois de salaire pour un instituteur débutant célibataire (1) ! L'avion, certainement le très beau Constellation de Lookheed, cinq fois plus cher qu'aujourd'hui environ, doit être néanmoins d'un prix cinq fois moins cher que le bateau.

"Alcantara, le 3 juin 1953,
Bien chers parents,
Voici que s'achève notre quatrième jour à bord. Le bateau est magnifique et on ne sent pour ainsi dire rien car la mer est calme. Demain nous atteindrons Madère, puis ce seront les Canaries, après-demain (Las Palmas). De là nous n'aurons plus d'escale jusqu'à Pernambouc. Jean-François a trouvé un autre petit camarade de deux ans (un Anglais) et ils s'amusent ensemble. Avec Georgette, nous venons de faire quelques jeux de pont : jeu du palet, des anneaux de corde à jeter sur des tiges de bois... Comme autres jeux on trouve encore le ping-pong, le tennis de pont, le petit golf... Dans le salon de repos (avec bibliothèque) ou dans le bar-fumoir où la radio du bord diffuse des nouvelles en anglais, on trouve des jeux d'échecs, de dame, de bridge, de canasta et même de dominos. Je suis au salon-fumoir. On y trouve de petits bureaux très élégants, avec sous-main, porte-plume, encre noire, papier à lettres et cartes postales. Tout est meublé de façon splendide, en bois ciré, notamment du cèdre, fauteuils de cuir marron ou gris, en alternant, ventilateurs au plafond. Tout est illuminé à plein nuit et jour, et tout est neuf... Dans les couloirs sont affichés les plans des cabines, datés de 1952.
Hier nous étions à Lisbonne et avons visité la ville toute la matinée. La rade est fort jolie. Nous sommes allés jusque dans les vieux quartiers et comme à Vigo nous avons visité un marché. Il faisait un soleil splendide. Des femmes vendaient de magnifiques sardines bleues dans des paniers plats. Les maisons populaires étaient plutôt basses, et le quartier que nous avons visité s'appelait justement "Alcantara"...(3) 
François Dedieu / lettres et notes sur le voyage en bateau de 1953.


Je vous envoie par le même courrier une carte du paquebot. La croix indique notre cabine à bâbord, vers l'arrière, au-dessus du mât d'artimon du voilier. 

(1) http://www.numdam.org/article/JSFS_1954__95__109_0.pdf
(2) https://www.insee.fr/fr/information/2417794
(3) quartier repérable depuis 1966 grâce au pont suspendu "du 25 avril" anciennement pont Salazar.  

vendredi 12 juin 2020

PARTIR (6) / Beau comme un paquebot !

Bien sûr que c'est beau un paquebot ! Je ne parle pas de ces buildings flottants obèses et luxueux d'aujourd'hui qui emmènent des croisiéristes, je fais référence aux transports maritimes de passagers historiquement liés aux vagues migratrices et forcément aux colonisations s'agissant de maintenir les affaires et le lien avec les métropoles. L'échange de courrier motive même la création de la Royal Mail Steam Packet Company en 1839 pour desservir les Caraïbes et l'Amérique du Sud.

Royal_Mail_Lines_House_Flag.svg wikimedia commons Auteur Ayack and Greentubing (Crown of Saint Edward.svg).
Vivotant à la fin du XIXème, la compagnie se redresse (1920) jusqu'à devenir la plus importante suite au rachat de la White Star Line, liée au tristement célèbre Titanic. Condamnée pour des comptes falsifiés, l'entreprise est liquidée en 1931. Refondée en 1932, la Royal Mail Line est impactée par l'essor de l'aérien dès les années 50.
Elle n'a plus que deux unités sur la ligne de l'Amérique du Sud au lieu de quatre avant la guerre. Et en 1949, elle perd pour son voyage inaugural son plus moderne et récent navire, le Magdalena (11500 tonnes), ouvert sur les récifs de Tujica à quelques milles de la plage d'Ipanema (Rio de Janeiro) et qui, remorqué vers le port, a pourtant coulé dans la baie de Guanabara. 

Alcantara_à_Rio wikimedia commons Auteur Kenneth Shoesmith
Mais tout ça, je le sais en 2020, sinon que peut-on en connaître en 1953 ? Il n'empêche, un paquebot reste beau, ce qui relève et de l’esthétique et du rapport de l’homme à la mer, cela reste vrai soixante-sept ans plus tard. Et là, c'est l'ALCANTARA, 200 mètres de long, 24 de large, 22.209 tonnes de déplacement, 18 nœuds au maximum (mais le Ruban Bleu ne se joue que sur New-York), 1430 passagers dont 432 de 1ère classe, 223 de deuxième, 775 de troisième classe. Les flots d'émigrants cessent, les Etats-Unis devenant plus stricts sur la santé. La concurrence avec l'avion... Le chant du cygne pour de magnifiques paquebots, Queen Mary, Queen Elisabeth, Bremen, Europa, Aquitania et... Alcantara... 

82 de 1ère classe et 115 passagers de seconde classe figurent sur ce carnet. L'embarquement à Southampton ou à Cherbourg est précisé ainsi que la destination. Les passagers dont le billet a été pris plus tard n'y figurent pas. Des pages sont prévues à la fin pour les autographes.





dimanche 7 juin 2020

MARCEL SCIPION, Le Clos du Roi.


Un Clos dit “ du Roi ”, un vallon où emmener les moutons l'été à transhumer. Faire son pain mais pas pour rigoler (50 kilos de farine, 15 jours de miches pour la dizaine de personnes d'une famille élargie), faire ses patates, ses choux, son miel, sa médecine même avec les limites qu'on sait, son vin, distiller son marc en fraude, braconner les sangliers, le lièvre les nuits glacées de pleine lune malgré les gendarmes... Et tout ça conté presque au coin du feu... Oh c'est rustique, presque un cliché pour citadin mal à l'aise, rêvant d'un retour impossible à la nature... 

Pourtant cette prise de conscience ne date pas d'hier. Il y a bien 50 ans qu'elle s'est formée. Une extravagance de nantis au début mais qui petit à petit devient une obligation sans quoi nous allons à la catastrophe de plus en plus annoncée. De timide, le changement de cap devrait se préciser avec moins de bagnole, moins de produits, finie l'obsolescence programmée, il faut des circuits courts, il faut retrouver le bonheur de manger ce que donne un jardin sain... On ne parle de sa vie que parce qu'il y a eu rupture ; Marcel Scipion et bien des auteurs bêtement traités de régionalistes ont pris conscience de la mise en danger du planétaire, de l'universel, déjà avant 1980.  

Mais l'homme ne vit pas que de nourriture terrestre. Aussi au risque de passer pour un ethnocentré (je m'en fous c'est moins grave que le nombrilisme jacobin), je me laisse aller à apprécier notre penchant méditerranéen. Le littoral oui mais l'arrière-pays surtout, qui aborde vite l'altitude, chez nous, Corbières, Pyrénées, Montagne Noire, Espinouse, Cévennes, Monts de Vaucluse, Préalpes de Digne ou de Castellane avec une végétation qui rompt avec les garrigues et maquis. 

Gabachs ou gavots, partout des montagnards de quand la montagne était belle. Et ces mots, cette langue qui se doit de résister tant qu'une domination d'un autre âge n'a de cesse que de l'effacer pour ne pas qu'il soit dit qu'elle a été soumise... 
"Dijous ma finestro i a un ametlièr que fa de flours blancos coumo de papièr"... 
Et ce n'est pas parce qu'entre la science, le réchauffement climatique et l'épuisement des nappes phréatiques, l'amandier pousse plus au nord qu'il en a perdu pour autant sa portée symbolique.  


samedi 6 juin 2020

PARTIR (5) / Vigo, Galicia.

Centro_e_porto_de_Vigo wikimedia commons Author  User Dantadd

"... Nous avons accosté à Vigo ce matin. Nous y étions à 7 heures, et, à 9 heures et demie, avec Georgette et Jean-François nous avons foulé le sol d'Espagne et visité la ville..." 

620 milles marins en 38 heures soit 16,3 nds à l'heure : la pointe de la Bretagne et le Golfe de Gascogne apparemment passés sans problème. 

"... Vigo, l'eau vert-bleu de sa baie splendide inondée de soleil. Les maisons accrochées à la montagne verte. De jolies choses dans cette ria de Galice : les boutiques ouvertes toutes grandes sur la rue, un beau parc non loin du port, femmes et filles portant un panier ou fardeau sur la tête, les maris à côté, bras ballants. A la banque, les employés avaient suspendu des cruchons à rafraîchir aux fenêtres. Une église au hasard de la promenade. Le marché aux vives couleurs, aux légumes variés, aux poissons d'un bleu miroitant, des fleurs aux cent nuances. Habits vaporeux des Espagnoles, taillole rouge des garçons. belles notes locales de Galice. Une pensée pour monsieur Fariña d'ici, mon professeur d'espagnol à Prague. Dommage la fumée noire de l'Alcantara quittant son mouillage..." 
François Dedieu / lettres et notes sur le voyage en bateau de 1953.    
Vigo_dende_o_monte_do_castro wikimedia commons Author Publicada por kai670

 

Entre ALEOUTIENNES et TCHOUKOTKA, la DEESSE ! Vitus Béring

Partir, partir pour les quelques uns qui osent, sans quoi le vulgum pecus qui reste, ver de terre regardant les étoiles n'aurait personne vers qui élever sa condition depuis son HLM dans l'aire d'attraction d'une grande ville régionale. 
S'évader sans risque en pensant aux explorateurs, aux comptoirs russes jusqu'en Californie, à Vitus Béring "redécouvreur" des confins de la Sibérie et de l'Alaska. Sur terre on est dans les tempêtes de neige, le gel extrême, sur mer, avec le froid, les tempêtes, le scorbut. Sinon la glace et le feu des Aléoutiennes, des cônes volcaniques parfaits en guise d'îles. Et dire que des peuples autochtones ont réussi à s'établir dans des coins aussi improbables ! 

Entre Aléoutiennes et Tchoukotka, un archipel perdu, celui des Pribilov. Vers l'Ile de la Déesse, Georges Blond m'a entraîné. Une brume givrée la cache souvent. Seule une colonie d'éléphants de mer l'occupe. Le récit, un documentaire très détaillé, les fait vivre, se reproduire et mourir. J'ai adoré ce monde peut-être imaginé et sans l'odeur ammoniaquée des déjections animales. J'ai même pensé retrouver le livre dans mes cartons, me replonger dans cet imaginaire glacial. 

Sauf que le net impitoyable m'éclaire sur l'auteur "... Frappé d'indignité nationale et mis au ban du Conseil National des Écrivains à la Libération, il est amnistié par la loi du ..."
Amnistier c'est oublier qu'il est pro-allemand dans les années 30, qu'il participe, en 1936, au premier voyage des intellectuels français en Allemagne, qu'il traduit "Mein Kampf" en 1938, qu'en 1942 il est du second voyage dans le Reich... 

Je n'irai plus dans l'Ile de la Déesse tout comme je n'admets pas qu'on puisse aller vers Céline en oubliant toutes les insanités racistes qu'il a proférées. Plutôt lire sur les crabes géants qui rapportent tant ou mieux, chercher un bouquin sur Vitus Béring qui tourna aussi autour de la déesse... 

      

vendredi 5 juin 2020

LES SECRETS DE LA MER ROUGE / Henry de Monfreid

Leucate et sa falaise blanche. Et dans le creux, entre les rochers et le sable qui va filer jusqu'aux abords de la Clape, La Franqui, charmante station balnéaire. Son nom reste lié à Henry de Monfreid, commerçant aventureux et aventurier trafiquant. 

Miroir, miroir, l'internet nous renvoie plus que nous n'en voudrions alors tant pis si le charme en prend un coup. Qu'il se soit fait couper pour avoir la même religion que son équipage a failli me faire choisir une autre couverture. Qu'il combattît pour Mussolini contre le Négus ne me plait pas non plus. Qu'il disposât de femmes "serviles" encore moins. 

Mais que l'anachronisme du temps pourri des colonies ne me pourrisse pas les souvenirs. Il en est ainsi mais la falaise de Leucate regarde vers les bleus de la Grèce avec Lacarrière et les rivages de la Crète avec Zorba. Plus loin il y a Suez et la mer Rouge, Bab-el-Mandeb la porte des pleurs et les trafics d'Henri de Monfreid en 1914. 

Les perles, les armes, la drogue, la fuite en avant de ces hommes trop "chargés" par le destin souvent dès la naissance. Je pense à Rimbaud alors que l'idée de la couverture d'un livre de poésie ne m'est pas venue "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans", pas sérieux non plus si on rêve d'aventures et d'aller loin en restant dans son lit à lire... Surtout sans l'Internet qui pilonne les rêves plus qu'il ne les exalte. Pas grave, à mon âge ça déçoit, oui, mais comme une peine d'amour, sans plus faire mal. 

 

jeudi 4 juin 2020

PARTIR (4) / Le RMS ALCANTARA à destination de l'Amérique du Sud.



"... Cependant nos bagages étaient acheminés par des stewards dans nos cabines. Nous avons remis presque aussitôt nos passeports à notre valet de chambre : Mr Gonzalez. Je parle espagnol avec lui. La cabine est spacieuse (4 mètres sur 1m 50 environ)... /... Une autre lampe au-dessus de la glace, et c'est enfin le lavabo, au fond et en face, sous le hublot (eau chaude, eau froide). Mes petits schémas vous permettront de vous représenter d'un peu plus près notre belle cabine... " 



En ce moment, je vous écris du salon de repos de 2ème classe. Nous avons accosté à Vigo ce matin.



UN LIVRE, UN JOUR / Alexis Zorba, Nikos Kazantsakis

La falaise de Leucate. wikimedia commons. Author Gerbil.
Hier nous étions à Leucate avec Jacques Lacarrière. Les cheveux défaits par le Cers, le regard fixe vers l'horizon, depuis la falaise blanche, plongé dans les bleus du ciel et de la Méditerranée, la mer mettant un terme à sa marche, il ne pouvait que songer à la Grèce de ses passions, suite à ses nombreux séjours entre 1950 et le coup d'état des colonels. D'ailleurs François qui nous fait la sympathie de suivre ce défi des dix couvertures de livres, nous a dit avoir adoré de lui "L'Eté Grec"... 

Lacarrière a séjourné en Crète or l'île a eu droit aux soleils de la saison 1965 avec le tube de l'été "Sirtaki". Attention ! rien qu'en musique... désolé pour Dalida si attachante par ailleurs avec par exemple les Enfants du Pirée, en 1960 mais qui s'est fourvoyée à chanter des paroles françaises complètement coupées de la Grèce des vacances... Enfin ma critique ne vaut peut-être que pour moi... Cet été là, les nuits de Saint-Pierre-la-Mer c'était quelque chose ! Aline bien sûr, Capri c'est fini, N'avoue Jamais, le Ciel, le Soleil et la Mer et ce sirtaki qui a fait planer mes quatorze ans vers le Levant ! 

Avec la musique de Mikis Theodorakis, il y a la Crète qui sert de cadre au film ZORBA. Un film tiré du livre de Nikos Kazantsakis, Alexis Zorba (1946). Anthony Quinn et son fameux sirtaki si grec, si historique et pourtant créé pour le cinéma, même s'il reprenait des thèmes musicaux authentiques, l'acteur s'étant foulé la cheville la veille du tournage. 

Et après si la jeunesse fait tourner trop vite les pages de la vie, à essayer de savoir qui je suis et pour continuer à être qui je suis, je tombe sur le livre  et rien de mieux pour bien fixer les sensations, ce qui reste vrai même à l'ère de l'Internet, même si ses lignes de force se contredisent parfois avec celles du film. 



Zorba représente le dragueur, le buveur, l'extravagant jusqu'au-boutiste fou de tout dilapider et de toujours repartir à zéro après une nouvelle phase : mille métiers, une mobilité permanente, une femme et souvent un mariage à chaque étape... Pourtant le mythe de l'homme libre qui danse pour exorciser ses doutes et extérioriser son défi lancé à l'existence compense presque. 


Sinon j'ai beaucoup apprécié l'approche sociétale d'une population méditerranéenne vers 1920. Comme en Italie, en Espagne, en Afrique du Nord, en Turquie, en France aussi, la femme assujettie par l'homme, le machisme, le poids de la religion avec ces moines grands propriétaires terriens, ce clergé pour l'ordre établi. Une constante historique aussi, l'incompatibilité viscérale entre christianisme et islam. Lépante et la Reconquista restent ancrées. Zorba s'est battu pour l'indépendance contre les Turcs (serait-ce symboliquement !) ; les Turcs commettent le génocide arménien avant de chasser les chrétiens grecs d'Anatolie... 

1965 : il y a le ciel, le soleil et la mer et le sirtaki qui fait planer mes quatorze ans vers le Levant.    

Pour un sirtaki non frelaté :    
https://www.youtube.com/watch?v=QskFT7AaKH0 

Quelques captures d'écran... merci dailymotion. 
https://www.dailymotion.com/video/xhtkw1