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lundi 23 février 2015

SRNCÍ SVÍCKOVÁ mais qui a tourné / Československo / Holoubkov,ma forêt perdue

Srnčí svíčková s knedlíky a rybizovy kompot / Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles.   
 



A présent la version dure, carrément noire, sang caillé, qui ne fait pas mystère de la terrible étreinte sur l’individu de ce qui fut un totalitarisme rouge. Ces rajouts sont précisés en rouge (à lire directement pour ceux qui connaissent bien l'histoire).

Un village en Bohême. C’est l’hiver. De toute façon quelle que soit la saison, il faut avoir l’esprit débrouillard, échanger avec ses connaissances, s’entraider entre gens de confiance, garder l’esprit de troc pour s’en sortir. Le régime assure l’emploi, les soins sont en théorie gratuits mais avec un sentiment d’impatience, d’insatisfaction sinon de déception qu’il vaut mieux cacher. La république socialiste, si elle assure le  travail, si les soins en théorie gratuits sont garantis, bride et pèse sur la vie des gens. Seuls les apparatchiks, entre deux purges, profitent du système et sans la carte du parti, rien n’est facile. L’homme reste un loup pour l’homme : les tenants des lendemains qui chantent peuvent toujours chanter, les idéaux de fraternité ont été trahis et dévoyés dès le début de l’entreprise communiste. 

Grand-mère, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a entre 60 et 65 ans, peut-être 63. Est-ce la période où elle travaille  encore à la cementarna, la cimenterie qu’elle a réintégrée, bien qu’officiellement à la retraite ? A la maison, il faut aussi s’occuper des poules, des lapins, parfois du cochon à engraisser. Les oies, c’était à l’époque du Protectorat et après la guerre. Il y eut même Lisa, vers 1945, une chèvre, une vraie, gourmande, prompte à s’échapper de sa soupente pour arracher les fleurs, casser le pot et se moquer, telle la koza que Josef Lada sut si bien croquer ! Là, ce sont les moutons. Autrement, comment s’en sortir alors que les pénuries restent chroniques, que les files d’attente s’allongent pour la viande : « fronta na maso » et même pour les légumes quand, à Rakovnik, le tableau sur le devant de porte des « zelenyni », littéralement les "verdures", annonce pour le lendemain une hypothétique livraison de chou-fleur (karfiol) ! Lorsque dans un pays la nourriture tient lieu d’unique consolation, que la population s’y adonne même avec excès au point d’ y consacre l’essentiel des revenus,  on a tout dit... Une des principales tâches du membre disponible d’une famille consiste, en effet, à faire la queue pour la nourriture ; suivant la rumeur et le bouche à oreille, il doit aussi anticiper un arrivage improbable... Un demi-siècle a passé et pourtant nous rions encore de l’oncle Jan, content que ce soit son tour et aussitôt dépité, confus de s’entendre dire « Il n’y en a plus ! », pour du chou-fleur, justement. Si sa déconfiture prête à rire, avec le temps, sûr que sur le moment, suite à des quarts d’heure de patienc, la déception, le frustration prévalurent... J’imagine l’accueil de tante lorsqu’il est rentré les mains vides !

Mamé est disponible ce matin là puisqu’elle se charge d’emmener paître les brebis. Ou alors elle s’est dévouée avant le boulot, tôt le matin. Petit matin gris, au ciel chargé. Aujourd’hui le soleil ne pointera pas sa pâle consolation. Alors, autant avoir l’esprit au travail, une manière d’aller de l’avant, d’entretenir la vie, l’espoir, sans se laisser abattre, une manière de plier aussi, de ne pas se résigner, en attendant mieux. « Prace vola » disent les Tchèques, deux mots sous lesquels on pourrait mettre bien des choses. Babi¹ka, telle que je l’ai connue, a seulement en tête de mener sa tâche à bien, sans ménager sa peine, sans demi-mesure, comme elle l’a toujours fait. Du lever au coucher, sa journée, à la maison ou dehors, se déroule suivant la besogne programmée, l’énergie qu’il faut y consacrer. Le seul moment de détente est peut-être la partie de cartes avec la radio qui ronronne, en fin de semaine, sous la lampe, quand elle lance des piques et fait tant rire grand-père, son « dĕdka misernej » (dois-je traduire ?), quand il gagne !  

Sous son bonnet de laine, engoncée dans sa veste molletonnée et en bottes, elle a dû sortir, mamé, par l’ouverture discrète, secrète presque, donnant sur la forêt, ménagée dans la haute palissade de pieux dédoublés. Il faut passer inaperçu, ne jamais agir à la légère, toujours anticiper les mauvaises réactions, Une prudence élémentaire s’impose... mieux vaut paraître aussi insignifiant qu’hypocrite. La délation est chose courante : quelques moutons peuvent rendre jaloux et la forêt, si elle est à tous, semble plus protégée qu’elle ne l’était au temps des nobles, quand le petit peuple, complice, solidaire, se tenait les coudes pour soustraire quelques petits profits au seigneur. Sous la « Československá Socialistická Republika » (il y aurait tant à dire pour cette dénomination in extenso...), au contraire, tandis que ceux qui se croient plus égaux, comme saura le dire Coluche chez nous, dominent, les petits s’épient, se dénoncent.  Parmi eux, des zélateurs sans nuance du régime, admirateurs des procureurs intraitables contre des ennemis du peuple inventés, virulents, enragés, fanatiques, aveuglés d’idéologie, outranciers dans leur vision communautaire. Cela nous entraînerait trop loin d’embrayer sur le côté castrateur entretenu par un régime policier à l’encontre de l’individu qui doit se retenir, à moins de le payer au prix fort, de dire ce qu’il pense vu que sa liberté lui a été confisquée. Je ne pouvais néanmoins taire l’atmosphère de ces années là, parce qu’elle s’apparente à une chape de plomb qui pèse sur les relations au sein de la société. La famille même n’est pas à l’abri et l’affaire Morozov, pourtant montée en épingle par la propagande soviétique dans les années 30, si elle gonfle encore d’orgueil les mystiques des mirages prolétariens, représente une menace réelle pour une majorité obligée de suivre, de faire semblant. 



 Revenons à nos moutons qui, avec les chèvres, sont d’autant plus interdits de pacage dans la forêt qu’elle est récente, formée de jeunes plants, tels ceux peut-être qui ont servi pour la palissade. Mamé avance sans bruit. Il fait sombre entre les épicéas (smrki / sapin = jedle) mais elle connait par cœur le trajet vers ce chemin qui donne sur la route de Kralovice. La partie épaisse où il faut se garder des branches basses qui cinglent le visage s’éclaircit au niveau des dômes des fourmis rousses (mravenci, les fourmis). Un peu plus loin, en limite d’une pessière plus âgée, c’est une zone spongieuse, de mousses traîtres, peu engageante même l’été : on craint de noyer ses chaussures pour clapoter ensuite dans les chaussettes trempées alors que la sortie aux champignons commence à peine. Je pourrais en parler autrement, en évoquant le petit ruisseau qui en aval borde le jardin, retenu qu’il est par un joli barrage de terre glaise, tels ceux que construisent les enfants, toujours dans les dessins de Lada. Mais laissons-là le miracle des sources puisqu’il importe de rassasier les moutons pour épargner la réserve de foin. Le voici,  le chemin, à dix minutes seulement de la maison. Il délimite une trouée plus intime que la saignée de la ligne à haute tension (drat-a... mais peut-être disions nous "linka") où il n’est pas interdit non plus, de mener les moutons. A l’opposé du tapis d’aiguilles sous les arbres, ici l’herbe pousse haut : la ressource ne doit pas être négligée avant la première neige. « Stara », la vieille brebis broute devant, suivie de « Mala », la menue, et du petit troupeau. Attention cependant au « beran », le jeune bélier, prompt à vous encorner le postérieur, dès qu’il vous voit distrait... Encore un jaloux !



A quoi peut bien penser babi¹ka, dans la quiétude du pâtre quand les bêtes paissent en paix ? Elle pense à son aîné qui vient rarement maintenant qu’il a déménagé à Litomĕřice. Elle pense à sa fille, si loin sur les rives de la Méditerranée, en France, qui tarde à répondre à sa lettre. Si encore elle était à Strasbourg... Plus terre à terre, elle suppose que la journée de dĕda, grand-père, se passera sans anicroche : il y a tant à faire, même sans le jardin et le verger, avec tous ces animaux à soigner, à nettoyer, les corvées de bois, de charbon, un bricolage qui ne saurait attendre, le vuzej¹ek des courses qu’il faut tirer jusqu’en haut du village. Mamé fait toujours passer les siens avant. Si elle a du caractère, ce n’est pas plus pour se mettre en évidence que pour se faire plaindre.

Une voiture passe non loin et la ramène sur terre. La forêt en étouffe le bruit pour le détendre ensuite, longuement entre ses hauts fûts, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un murmure qui monte, distant. Comme elle s’est tournée spontanément, un détail étrange éveille alors ses sens. Cette masse sombre contre le grillage censé protéger la faune sauvage d’une circulation même rare ? Qu’est-ce que ça peut être ?    
Laissant ses bêtes, elle s’approche. Oh ! c’est une chevrette prise dans le fil de fer, étranglée, encore tiède ! Mamé en perd sa sérénité. Nous parlions des droits historiques des serfs et vilains dans la forêt. Et bien, cela reste toujours un crime de s’emparer du gibier. Il faut, sous peine de lourdes sanctions, ne parlons pas du braconnage, le porter sans délai au siège de la « Komunisticka strana » ou d’une « vlada », une instance locale (quitte à me tromper, je cite ces mots qui ont marqué mes vacances là-bas). En France, on vous ferait croire que cette viande recherchée serait susceptible d’améliorer les menus des vieux à l’hospice ? Sauf que... charité bien ordonnée dit-on... Et puis, cet instinct qui pousse l’homme à prélever ce que la nature veut bien lui céder avant qu’un semblable ne s’en saisisse... Grand-mère n’hésite pas longtemps. Sondant le silence, elle s’assure qu’aucun témoin n’est présent, qu’elle est bien seule, avant de décrocher le chevreuil. Tremblante à l’idée de ce qui pourrait arriver, elle le traîne sous le couvert protecteur, décrit une boucle malgré les rameaux qui griffent, avant de revenir vers le fossé bordant le chemin pour cacher le butin sous des branches, contre un taillis de saules. 

« Stara, Mala tak pojte ! » Les brebis ne se font pas trop prier et grand-mère se retrouve vite devant la palissade, passe derrière ses bêtes, referme l’accès à guillotine et rentre les brebis avant de monter chez elle.

Dĕda prend son déjeuner à la cuisine. La radio débite ses litanies monocordes de propagande (1). Elle lui pose la main sur le bras, se garde des murs qui auraient des oreilles et raconte sa rencontre, tout bas, tant la crainte justifiée d’une mésaventure tragique reste présente. Le souvenir des procès de Prague plane, avec ses ramifications de haine entretenue jusque dans les écoles des villages les plus reculés. Alors, quand les puissants sont pendus au nœud coulant où eux mêmes ont passé tant de têtes, on sait que les petits peuvent disparaître du jour au lendemain, sans laisser de trace, sans qu’il n’en reste un remous... 

Tonton est arrivé de l’usine sur sa Jawa rouge, par cette même route dans la forêt, peut-être après avoir aligné deux journées en une seule (Stakhanov aussi reste emblématique du totalitarisme stalinien). Tonton, donc, est aussitôt mis au courant et renseigné sur la position exacte du taillis de saule. Un plan simple est arrêté. A la faveur de l’obscurité, la nuit tombe tôt en cette saison, il irait chercher le chevreuil par le même chemin, en prenant garde de ne pas être attendu.
Ce qui fut dit fut fait sans que la fatigue liée aux coulées d’acier et à la bière même légère (2) censée réhydrater le corps du fondeur, ne fasse, dans la nuit, trembler le couteau affûté du dépeceur (3). Si, dans le village, la famille, les alliés en ont profité, chacun sut heureusement tenir sa langue sur la provenance du gibier et la mémoire n’a gardé que le souvenir attendri et goûteux de cette chair apprêtée en svíčková, comme le filet ou l’aloyau de bœuf, accompagnée, il va sans dire, de knedlíky, avec deux cuillerées de groseille sur le côté, du sucré-salé, de l’aigre-doux, du parfum et du goût comme l’a la vie pour chacun de nous.

(1) Avant, au village, le dimanche nous avions droit à cette propagande de slogans à rallonge, déversée par les hauts-parleurs, sur un ton grave à en devenir lugubre, pour vous donner une idée, à l’opposé de la rengaine aiguë et dansante accompagnant le fourmillement incessant du peuple frère vietnamien.
(2) « lehké » en tchèque ?
(3) sa maîtrise pour le travail de la viande fait qu’on se dit toujours qu’il était plus fait pour la boucherie que pour les métiers du bâtiment ou de l’industrie lourde. 

dimanche 22 février 2015

SRNCÍ SVÍCKOVÁ S KNEDLÍKY A RYBIZOVY KOMPOT / Československo / Holoubkov, ma forêt perdue...

Srnčí svíčková s knedlíky a rybizovy kompot / Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles.  
                                  commons wikimedia.org
Je vous avais promis une version gentille, en surface, légère, gris-rose, qui finit bien, qui ne fait pas omission du contexte politique mais effleure seulement, en sous-entendus sinon en non-dits. Les lignes qui s'y réfèrent apparaissent écrites en rose.

Un village en Bohême. C’est l’hiver. De toute façon quelle que soit la saison, il faut avoir l’esprit débrouillard, échanger avec ses connaissances, s’entraider entre gens de confiance, garder l’esprit de troc pour s’en sortir. Le régime assure l’emploi, les soins sont en théorie gratuits mais avec un sentiment d’impatience, d’insatisfaction sinon de déception qu’il vaut mieux cacher.

Grand-mère, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a entre 60 et 65 ans, peut-être 63. Est-ce la période où elle travaille  encore à la cementarna, la cimenterie qu’elle a réintégrée, bien qu’officiellement à la retraite ? A la maison, il faut aussi s’occuper des poules, des lapins, parfois du cochon à engraisser. Les oies, c’était à l’époque du Protectorat et après la guerre. Il y eut même Lisa, vers 1945, une chèvre, une vraie, gourmande, prompte à s’échapper de sa soupente pour arracher les fleurs, casser le pot et se moquer, telle la koza que Josef Lada sut si bien croquer ! Là, ce sont les moutons. Autrement, comment s’en sortir alors que les pénuries restent chroniques, que les files d’attente s’allongent pour la viande : « fronta na maso » et même pour les légumes quand, à Rakovnik, le tableau sur le devant de porte des « zelenyni », littéralement les "verdures", annonce pour le lendemain une hypothétique livraison de chou-fleur (karfiol) ! Lorsque dans un pays la nourriture tient lieu d’unique consolation, que la population s’y adonne même avec excès au point d’ y consacre l’essentiel des revenus,  on a tout dit... 

Mamé est disponible ce matin là puisqu’elle se charge d’emmener paître les brebis. Ou alors elle s’est dévouée avant le boulot, tôt le matin. Petit matin gris, au ciel chargé. Aujourd’hui le soleil ne pointera pas sa pâle consolation. Alors, autant avoir l’esprit au travail, une manière d’aller de l’avant, d’entretenir la vie, l’espoir, sans se laisser abattre, une manière de plier aussi, de ne pas se résigner, en attendant mieux. « Prace vola » disent les Tchèques, deux mots sous lesquels on pourrait mettre bien des choses. Babi¹ka, telle que je l’ai connue, a seulement en tête de mener sa tâche à bien, sans ménager sa peine, sans demi-mesure, comme elle l’a toujours fait. Du lever au coucher, sa journée, à la maison ou dehors, se déroule suivant la besogne programmée, l’énergie qu’il faut y consacrer. Le seul moment de détente est peut-être la partie de cartes avec la radio qui ronronne, en fin de semaine, sous la lampe, quand elle lance des piques et fait tant rire grand-père, son « dĕdka misernej » (dois-je traduire ?), quand il gagne !  

Sous son bonnet de laine, engoncée dans sa veste molletonnée et en bottes, elle a dû sortir, mamé, par l’ouverture discrète, secrète presque, donnant sur la forêt, ménagée dans la haute palissade de pieux dédoublés. Il faut passer inaperçu, ne jamais agir à la légère, toujours anticiper les mauvaises réactions, Une prudence élémentaire s’impose... mieux vaut paraître aussi insignifiant qu’hypocrite. La délation est chose courante : quelques moutons peuvent rendre jaloux et la forêt, si elle est à tous, semble plus protégée qu’elle ne l’était au temps des nobles, quand le petit peuple, complice, solidaire, se tenait les coudes pour soustraire quelques petits profits au seigneur. Sous la « Československá Socialistická Republika » (il y aurait tant à dire pour cette dénomination in extenso...), au contraire, tandis que ceux qui se croient plus égaux, comme saura le dire Coluche chez nous, dominent, les petits s’épient, se dénoncent. 

           Les moutons et la palissade / diapo Franta Dedieu 1964

Revenons à nos moutons qui, avec les chèvres, sont d’autant plus interdits de pacage dans la forêt qu’elle est récente, formée de jeunes plants, tels ceux peut-être qui ont servi pour la palissade. Mamé avance sans bruit. Il fait sombre entre les épicéas (smrki / sapin = jedle) mais elle connait par cœur le trajet vers ce chemin qui donne sur la route de Kralovice. La partie épaisse où il faut se garder des branches basses qui cinglent le visage s’éclaircit au niveau des dômes des fourmis rousses (mravenci, les fourmis). Un peu plus loin, en limite d’une pessière plus âgée, c’est une zone spongieuse, de mousses traîtres, peu engageante même l’été : on craint de noyer ses chaussures pour clapoter ensuite dans les chaussettes trempées alors que la sortie aux champignons commence à peine. Je pourrais en parler autrement, en évoquant le petit ruisseau qui en aval borde le jardin, retenu qu’il est par un joli barrage de terre glaise, tels ceux que construisent les enfants, toujours dans les dessins de Lada. Mais laissons-là le miracle des sources puisqu’il importe de rassasier les moutons pour épargner la réserve de foin. Le voici,  le chemin, à dix minutes seulement de la maison. Il délimite une trouée plus intime que la saignée de la ligne à haute tension (drat-a... mais peut-être disions nous "linka") où il n’est pas interdit non plus, de mener les moutons. A l’opposé du tapis d’aiguilles sous les arbres, ici l’herbe pousse haut : la ressource ne doit pas être négligée avant la première neige. « Stara », la vieille brebis broute devant, suivie de « Mala », la menue, et du petit troupeau. Attention cependant au « beran », le jeune bélier, prompt à vous encorner le postérieur, dès qu’il vous voit distrait... Encore un jaloux !


             Pessière (forêt d'épicéas) / diapo Franta Dedieu 1964

A quoi peut bien penser babi¹ka, dans la quiétude du pâtre quand les bêtes paissent en paix ? Elle pense à son aîné qui vient rarement maintenant qu’il a déménagé à Litomĕřice. Elle pense à sa fille, si loin sur les rives de la Méditerranée, en France, qui tarde à répondre à sa lettre. Si encore elle était à Strasbourg... Plus terre à terre, elle suppose que la journée de dĕda, grand-père, se passera sans anicroche : il y a tant à faire, même sans le jardin et le verger, avec tous ces animaux à soigner, à nettoyer, les corvées de bois, de charbon, un bricolage qui ne saurait attendre, le vuzej¹ek des courses qu’il faut tirer jusqu’en haut du village. Mamé fait toujours passer les siens avant. Si elle a du caractère, ce n’est pas plus pour se mettre en évidence que pour se faire plaindre.

Une voiture passe non loin et la ramène sur terre. La forêt en étouffe le bruit pour le détendre ensuite, longuement entre ses hauts fûts, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un murmure qui monte, distant. Comme elle s’est tournée spontanément, un détail étrange éveille alors ses sens. Cette masse sombre contre le grillage censé protéger la faune sauvage d’une circulation même rare ? Qu’est-ce que ça peut être ?    
Laissant ses bêtes, elle s’approche. Oh ! c’est une chevrette prise dans le fil de fer, étranglée, encore tiède ! Mamé en perd sa sérénité. Nous parlions des droits historiques des serfs et vilains dans la forêt. Et bien, cela reste toujours un crime de s’emparer du gibier. Il faut, sous peine de lourdes sanctions, ne parlons pas du braconnage, le porter sans délai au siège de la « Komunisticka strana » ou d’une « vlada », une instance locale (quitte à me tromper, je cite ces mots qui ont marqué mes vacances là-bas). En France, on vous ferait croire que cette viande recherchée serait susceptible d’améliorer les menus des vieux à l’hospice ? Sauf que... charité bien ordonnée dit-on... Et puis, cet instinct qui pousse l’homme à prélever ce que la nature veut bien lui céder avant qu’un semblable ne s’en saisisse... Grand-mère n’hésite pas longtemps. Sondant le silence, elle s’assure qu’aucun témoin n’est présent, qu’elle est bien seule, avant de décrocher le chevreuil. Tremblante à l’idée de ce qui pourrait arriver, elle le traîne sous le couvert protecteur, décrit une boucle malgré les rameaux qui griffent, avant de revenir vers le fossé bordant le chemin pour cacher le butin sous des branches, contre un taillis de saules.


                                   commons wikimedia;org

« Stara, Mala tak pojte ! » Les brebis ne se font pas trop prier et grand-mère se retrouve vite devant la palissade, passe derrière ses bêtes, referme l’accès à guillotine et rentre les brebis avant de monter chez elle.

Dĕda prend son déjeuner à la cuisine. La radio débite ses litanies monocordes de propagande (1). Elle lui pose la main sur le bras, se garde des murs qui auraient des oreilles et raconte sa rencontre, tout bas, tant la crainte justifiée d’une mésaventure tragique reste présente.


Tonton est arrivé de l’usine sur sa Jawa rouge, par cette même route dans la forêt, peut-être après avoir aligné deux journées en une seule. Tonton, donc, est aussitôt mis au courant et renseigné sur la position exacte du taillis de saule. Un plan simple est arrêté. A la faveur de l’obscurité, la nuit tombe tôt en cette saison, il irait chercher le chevreuil par le même chemin, en prenant garde de ne pas être attendu.
Ce qui fut dit fut fait sans que la fatigue liée aux coulées d’acier et à la bière même légère (2) censée réhydrater le corps du fondeur, ne fasse, dans la nuit, trembler le couteau affûté du dépeceur (3). Si, dans le village, la famille, les alliés en ont profité, chacun sut heureusement tenir sa langue sur la provenance du gibier et la mémoire n’a gardé que le souvenir attendri et goûteux de cette chair apprêtée en svíčková, comme le filet ou l’aloyau de bœuf, accompagnée, il va sans dire, de knedlíky, avec deux cuillerées de groseille sur le côté, du sucré-salé, de l’aigre-doux, du parfum et du goût comme l’a la vie pour chacun de nous.


                                    Jawa 250 pl.wikipedia;org


(1) Avant, au village, le dimanche nous avions droit à cette propagande de slogans à rallonge, déversée par les hauts-parleurs, sur un ton grave à en devenir lugubre, pour vous donner une idée, à l’opposé de la rengaine aiguë et dansante accompagnant le fourmillement incessant du peuple frère vietnamien.
(2) « lehké » en tchèque ?
(3) sa maîtrise pour le travail de la viande fait qu’on se dit toujours qu’il était plus fait pour la boucherie que pour les métiers du bâtiment ou de l’industrie lourde. 

samedi 7 février 2015

Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles / Československo / Holoubkov, ma forêt perdue...



SRNČÍ SVÍČKOVÁ S KNEDLÍKY A RYBIZOVY KOMPOT /

Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles.  
 

Maman m’a raconté une histoire. Elle se passe chez nous, « u nás », chez les grands parents de "Tchéco", dans les années 60-70 : un pays besogneux avec des usines au bord des étangs, et la forêt autour. Ah... la forêt ! sa présence n’habite pas seulement l’espace, l’âme des gens en est toute pénétrée ; elle seule peut les transporter, depuis l’enfance, dans un imaginaire mêlant le terre à terre à la légende. On sait bien qu’ici, entre les croupes galbées de Bohême, le tempérament diffère de la manière d’être de la capitale ou de la plaine fertile du Polabi. On sait bien que, partout sur la planète, l’homme a un besoin de rêve ou de foi pour accepter le sort qui lui est fait. Assurément, seule cette liberté mentale peut rendre supportable le travail en tant que doctrine, le dogme politique aussi, voudrait-il remplacer les déismes récurrents... 
Ainsi, qu’elle soit la toile de fond, le cadre ou l’actrice principale d’un épisode et partant du moindre propos, la forêt les fait briller d’une exaltation sans pareille.      

Il n’empêche, au-delà de la chronique intemporelle de la forêt, l’instantané et ce que peut en dévoiler l’Histoire, avec le recul, imposent la réalité du contexte politique. Cette réalité qui, après avoir pris forme petit à petit, complète et remplace ce qui fut alors vécu par le Tchèque moyen comme une ambiance délétère, faite de soupçons lampants, de menaces voilées, une oppression potentiellement létale, certes alimentée par les rumeurs mais aussi plus que concrète lorsque se pointait une Tatra 603 avec quatre ou cinq policiers en civil, la gabardine longue sinon le chapeau rappelant carrément la Gestapo, s’en défendraient-ils, sûrement pour la terreur qu’ils se devaient d’inspirer. Si je ne doute pas avoir fabriqué cette image mentale des agents de la StB à partir des connaissances acquises, je me rappelle très bien néanmoins le mouvement presque synchronisé, par quatre hommes au moins, habillés pareil, des portières d’une grosse voiture noire (ouvraient-ils ? Fermaient-ils ?), garée sur l’arrondi marquant le haut de la côte parce que grand-mère, à cet instant précis, a pris ma main pour m’entraîner ailleurs, précisant d’un ton ferme « Ne regarde pas ! »... C’est vrai que j’avais cette manie de garçonnet de ne pouvoir détourner les yeux, pas plus du gros monsieur, de la verrue sur le nez de la mémé, que du bus, du camion, de la trapanelle ou de la grosse Tatra sur la route !    
   
Je voulais une page sur la forêt, sucrée-salée, et je réalise que, d’aigre-douce elle a tourné à l’amer parce que la critique du régime communiste qui s’est étoffée au fil de l’anecdote ne saurait être passée sous silence... A l’attention de ceux qui se laisseraient aller à penser que c’était mieux avant, derrière le Rideau de Fer, ceux qui ne se rendent pas compte que cette nostalgie, serait-elle en réaction à l’ultra-libéralisme, compte parmi les plus insidieuses, parce que l’humanité peut toujours accoucher d’une bête immonde, parce que des "aliens" peuvent toujours parasiter les meilleures intentions...
Quand j’ai parlé à ma mère de ce que son histoire m’avait inspiré, elle s’est presque rétractée et quand je lui en ai demandé la raison, elle n’a pas hésité : « Ne dis rien de tout ça ! Ils pourraient revenir ! ».
Par considération pour le bon sens de ses quatre-vingt-dix années d’existence, dans l’histoire qui va suivre, toute ressemblance avec des lieux, des évènements ou des personnes existant ou ayant existé est complètement fortuite. 


A rendre peut-être en deux variantes, d’abord la version gentille, en surface, légère, gris-rose, qui finit bien, qui ne fait pas omission du contexte politique mais effleure seulement, en sous-entendus sinon en non-dits. Ensuite la version dure, carrément noire, sang caillé, qui ne fait pas mystère de la terrible étreinte sur l’individu de ce qui fut un totalitarisme rouge.
photos autorisées : 1) pixabay  CC0 Public Domain 
                              2) Tatra 603 commons wikipedia
                              3) commons wikimedia.  

samedi 10 janvier 2015

DE QU’ES ACO UN POUAIRE ? / Fleury d'Aude en Languedoc

Dans la littérature de terroir, si précieuse pour ce qu’elle transmet sur les traditions et la vie de nos ascendants, « Le Clos du Roi » de Marcel Scipion,"berger des abeilles" du Serre de Montdenier (04 Alpes de Haute Provence) tient une place de choix. Dans ce livre remarquable pour qui veut connaître et rester fidèle au passé des siens, apparaît le mot "pouairé" en provençal, dans le sens de seau.
« Chès » (ou "tchès" phonétiquement pour l’onomatopée indiquant qu’on est étonné, surpris voire décontenancé (1)). « Chès » donc, de qu’es aco un pouairé ? Nous autris disen  « farrat » (à l’entrée « ferrat » chez Mistral) Et de repenser à notre bon oncle Noé dans cet extrait de ‭François Dedieu, dans « Caboujolette » 2008, chapitre « Le Renouveau ». ‬

Les Allemands.‭
Lou farrat‭ (‬variante audoise de ferrat,‭ ‬le seau‭) ‬:‭ ‬Quand les Allemands occupaient Fleury,‭ ‬de la mi-novembre‭ ‬1942‭ ‬jusqu’à presque fin août‭ ‬44,‭ ‬ils avaient installé leur‭ « ‬Kommandantur‭ » ‬à la maison Campardou,‭ ‬face aux maréchaux-ferrants,‭ ‬maison actuellement occupée par Roger Andrieu l’ancien boulanger de la rue Robespierre.‭ ‬Leur infirmerie et leur docteur étaient à la maison Trémolières‭ (‬chez toi‭) ‬qui servait aussi,‭ ‬au deuxième étage,‭ ‬de prison pour leurs soldats.‭ ‬Et ils avaient mis une cuisine roulante devant la cave de‭ «‬ Chouchou‭ »‬,‭ ‬après la cour de l’oncle Noé.‭ ‬Un jour,‭ ‬un des cuisiniers y arrive,‭ ‬voit l’oncle et lui fait de grands gestes en répétant maintes fois‭ « ‬Zwiebel‭ ? » ‬de façon interrogative.‭ « ‬Je ne comprends pas ‭!‬ ‭»‬ répond l’oncle Noé.‭ ‬Alors le cuistot repart en lui disant‭ «‬ Moment ‭!‬ ‭»‬,‭ «‬ Aco ba coumprenguèri,‭ ‬racontait Noé,‭ ‬me disio d’attendré un moumént.‭ ‬E tournèt am’uno pelhofo de cébo. ‭»
« En aléman ba disoun soubén al rébès.‭ ‬Quand fa plan fréd,‭ ‬disoun que fa caud‭ (‬kalt‭)‬,‭ ‬e uno bicycléto b’apèloun un farrat‭ (‬Fahrrad‭)‬.‭ ‬Coussi boulès y coumpréné quicon !! »
Traduction : « Ça,‭ ‬je le compris :‭ ‬il me disait d’attendre un moment et revint avec une épluchure d’oignon.‭
« En allemand,‭ ‬ils disent souvent les choses à l’envers,‭ ‬quand il fait bien froid,‭ ‬ils disent qu’il fait chaud‭ (‬kalt‭)‬,‭ ‬et une bicyclette ils l’appellent un seau.‭ ‬Comment veux-tu y comprendre quelque chose ‭!!‬ ‭»

‭Marcel Scipion, lui, indique le mot « seau » dans son acception locale « pouairé ». Et dans notre jeu de pistes, le ‬Trésor du Félibrige de Mistral indique :  poudaire, pouaire (dauphinois) vigneron qui taille la vigne. L’occasion d’apprécier à y être quelques expressions curieuses sinon savoureuses :
Poudaire à la mort : homme à théories absolues, qui ne pardonne rien, qui sacrifie le bon et le mauvais.
Faudièu poudaire : tablier de vigneron Parti coume un poudaire, partir de son repos, subitement, se mettre en colère
Fai la mino d’un poudaire : il est tout renfrogné.
Poudaire. Bon buveur
Pouda a bourre e bourrihoun : tailler la vigne sur deux bourgeons.
Quau poudo au mes de febrié, N’a pas besoun de desco ni de panié.
Semeno d’ouro, poudo tard.
Se poudes ras, béuras ; se poudes loug, béuras un an ; Se poudes court, béuras toujour. Se me coupes, me poudes ; Se me brules, me fumes, dicton qu’on prête à la ronce. (celle-là, c’est Jo qui me l’a apprise !)
M’en a pouda uno, il m’en a dit une

« Dins la vigno rapugado
E pudado
Li femo fan de gavèu» (T. Aubanel)




A Fleury et certainement tout autour on dit « vestit coumo un poudaire » et en cette période, comment ne pas penser à nos viticulteurs de la modernité, moins nombreux mais plus gros, pour lesquels la taille représente le plus exigeant des travaux devant être entrepris, malgré l’assistance des ciseaux pneumatiques, en décembre sinon dès novembre ?
Pour tailler en gobelet, mon poudaire des années 60 a pris soin, sous le béret ou la casquette enfoncée (avant le bonnet ou le cache-montagne), de multiplier les couches d’habits : tricot, chemise à long panel (c’est primordial), pull et par-dessus la fameuse canadienne (2) de cuir ou de toile lourde, doublée d’une laine de mouton avec un col fourré aussi. Si nos poudaires étaient à la mode, il fallait avant tout résister au Cers d’hiver qui pénètre et qui cause cette fameuse température ressentie aujourd’hui reconnue et dont font parfois état nos météos à la télé !
Avant de faire halte sur ce chemin enchanté qui nous fait remonter le temps, dans ce jeu de piste qui nous a fait aller de « pouaire » à « poudairé », en passant par les Allemands de la dernière guerre, avec la canadienne, permettez-moi de saluer une Vinassanote au Québec, à Montréal, avec, en ce début janvier une pensée pour André, pérignanais d’origine, qui, depuis son pays de neige, gardait vivace le souvenir de l'erbo blanco (3) dans les vignes "poudées", quand sur le marge l'amandier sait si bien faire fleurir l’espérance des hommes...


‭(1) Si quaucun peut en dire davantage, sa participation sera la bienvenue.
(2) dans une question, il y a peu de Money drop....
(3) Diplotaxis fausse-rouquette. 



Photos autorisées Wikimedia et les amandiers de Fabien de Lapalme.

mardi 6 janvier 2015

« QUAND LES HOMMES VIVRONT D’AMOUR... » / Fleury d'Aude en Languedoc

Décembre, une halte sur le chemin... Je sais : nous le devons à la nature qui s’arrête un instant de respirer avant de se gonfler à nouveau pour le cycle à venir. Je me doute : c’est cette hypothèse qui nous incite à faire une pause sur ce que nous sommes et faisons là. Alors, plutôt que de vivre comme on foncerait en acceptant bêtement même l’inacceptable, arrêtons-nous au bord du chemin, pour mieux repartir, serait-ce optimiste de le voir, de le souhaiter ainsi. 
Lors de cette parenthèse méditative, l’enfance revient en force car elle nous laisse à jamais des impressions ineffaçables : je l’évoquais dans le papier sur « La Baptistino ». Qu’elles soient incomplètes, partiales et même, inexactes, elles n’en forment pas moins le point de départ du court passage de chacun au pays des vivants, une parenthèse si brève que nous l’embarrassons de la quête tri sinon unidimensionnelle « D’où venons nous ? Qui sommes-nous ? Où allons nous ? ». Si encore nous ne l’encombrions pas de la question  « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », amenant une incompréhension qui va augmentant tout au long du parcours, parce que les injustices, les horreurs par nous perpétrées, deviennent toujours plus intolérables. Portant la parole des sans voix, quelques rares écorchés vif de la solidarité généreuse ont su le dire et le chanter :  « Quand les hommes vivront d’amour...». Autant ne pas se compliquer l'existence avec la trilogie que l’on prête à nos cousins primates « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire ». Entre la vie et la mort, que nous acceptions ou non de considérer le dilemme, la conclusion appartient à la voix chaude de Félix Leclerc : «... Mais nous nous serons morts mon frère...». 
Revenons à Fleury dans les années 60 lorsque, impressionné, je pénétrai, par un porche monumental, dans les dépendances intra muros d’une belle propriété viticole (1). L’enfant que j’étais veut surtout s’évader par le rêve d’une réalité encadrée par une trinité dominante : les parents, l’Église et, plus distante, la politique.
Les parents sont pour l’ordre des choses, ils acceptent les inégalités et ne voudraient pour rien au monde échanger avec la progéniture sur le sens de l’existence ; ils ne disent rien de la mort, ils auraient même tendance à en édulcorer la réalité sinon à la cacher. Les enfants sont des mineurs en puissance qu’on veut protéger de tout ce qui est sale et l’amour des parents, s’il n’est pas contestable, s’accompagne d’un paternalisme marqué par la normalité éducative des châtiments corporels et l’irrespect aussi profond qu’institutionnel pour une progéniture en mutation « C’est comme ça et c’est pour ton bien ! », « Tu comprendras plus tard ! ». Tant que l’âge de raison n’est pas atteint (il ne correspond pas forcément au statut de majeur à 21 ans révolus), il n’y a pas à dialoguer avec sa descendance présumée incapable de comprendre le monde des grands. Et dire que l’Église, elle, il est vrai dans un autre registre et dans le cadre de la soumission à un dieu, professe des valeurs contraires puisque dès le stade fœtal, sinon embryonnaire, le vivant est sacralisé en tant que création divine.

 Dom Helder Camara / wiki.en (england).
L"abbé Pierre / wiki.ru (Russie).

Ainsi la religion incite également à se plier au nom d’une justice céleste après le passage ici-bas, promettant virtuellement aux petits « les premiers seront les derniers ». Elle s’engage pour plus tard, complice qu’elle est, depuis longtemps, des puissants qu’elle laisse faire. Pour preuve, la place qui est faite, en bien, à quelques hommes (2) d’Église (rares aussi) comme l’abbé Pierre en France ou  Dom Helder Camara, « l’évêque rouge » du Nordeste brésilien, « l’agitateur » qui lui-même se désignait comme le "petit âne de Jésus": « Quand je donne de la nourriture aux pauvres, on m'appelle un saint. Quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on m'appelle un communiste ». Je me dois d’ajouter que la générosité solidaire de Dom Helder, soutenue par l’amitié du pape Paul VI, fut la cible d’un laminage rancunier de la part de Jean-Paul II qui n’aura de cesse de neutraliser le contre-pouvoir mis en place par l’évêque de Recife (3)... C’est une chose d’exécrer le communisme mais cela n’est pas très chrétien d’en arriver à soutenir le fascisme... Je n’ai pas dit « très catholique » et ce serait digresser que d’évoquer la place qui est faite, en mal, à Von Papen, par exemple, et, par-dessus lui, au pape Pie XII, pour ses silences sur le nazisme... dans parler des réseaux qui permirent à de nombreux criminels de guerre de fuir notamment vers l'Amérique du Sud.
( A suivre LES PROMESSES N’ENGAGENT QUE CEUX QUI LES GOBENT...).

(1) propriétaire aussi de la campagne de Laquirou, un beau domaine dans la Clape. Les logements des ouvriers agricoles semblaient des verrues tant la place allouée à l’exploitation prévalait. Honorine et sa vieille mère habitaient là, mes voisins de quartier et camarades Jean-Paul, Momon, Néné et Éliane ainsi que leurs parents, aussi.
(2)  Où sont les femmes victimes d’une discrimination machiste ordinaire, dominées mais consentantes, supplétives mais prosélytes, dont la complicité parfois active aide à ce que les choses ne changent pas ? Ainsi,  à côté de l’Abbé Pierre et de Dom Helder Camara, je pense (en espérant ne pas tomber dans l’anachronisme) aux bonnes âmes telles sœur Thérésa à Calcutta et sœur Emmanuelle auprès des chiffonniers du Caire, qui veulent apporter un soulagement aux misères dans une acceptation résignée des malheurs et surtout sans l’incitation à la révolte seule capable de faire évoluer le statu quo. 
(3) lire http://www.liberation.fr/monde/1999/08/30/la-mort-de-l-eveque-rougel-agitateur-bresilien-dom-helder-camara-combattait-misere-et-dictature_280330

photos autorisées wiki.ru / wiki.en

jeudi 13 novembre 2014

Fleury en Languedoc / MITHRIDATISÉ, OUI, MAIS A QUEL NIVEAU ?

    Certains prétendent que les gens de culture, commodément identifiés en tant qu’intellectuels, vivent plutôt sur une autre planète. Dans une vision grise de la chose, puisque le blanc et le noir intéressent surtout par leurs nuances (1), reconnaissons que l’Histoire et la culture, découlant trop souvent des rapports dominant-dominé, peuvent générer des prises de positions extrêmes. Entre les rêveurs et les virulents, se situent ceux qui, entre les deux, en arrivent à plonger les mains dans le cambouis, s’il faut.
    Ainsi, la diatribe contre Gallimard s’est avérée nécessaire à un moment et dans un contexte donnés. Le problème est qu’à l’image du cambouis sur la peau (2), l’agressivité recouvre la sérénité, les capacités à rêver, à se souvenir. Pour ne pas lâcher le fil qui doit me ramener, par la « Routo de Perpinya » de notre bon oncle Noé, par le biais de nos chansons occitanes, à nos racines, à notre identité, il m’a fallu prendre l’air. 

     Automne au pied de la garrigue. Diapo François Dedieu 1967. 
    
Après les chrysanthèmes, la fête du village et l‘hommage à nos poilus, l’instinct reste de saluer un automne d’avant, un vrai, avec un temps de Toussaint, avec la parenthèse souriante de l’estivet de la Sant Marti. Comme quand j’étais gosse, je me projette aussi vers la féerie promise de Noël, manière de faire l’impasse sur les heures sombres et les hautes fenêtres grillagées du collège. A partir du figuier d’Antoine et du poulailler de Georges, la garrigue appelle. Je veux aller voir, au fond de la combe magique, si le verbouisset rougit déjà ses boulettes de fête.
    Vous le connaissez le verbouisset (3) même si comme moi vous n’aviez pas idée de son nom occitan, même si, comme moi, vous pensiez que cette plante décorative, apparentée à l’asperge, porte des feuilles d’un vert sombre et verni alors que ce ne sont que des rameaux aplatis, des cladodes tordus à la base, terminés par un piquant et sur lesquels s’attache une petite fleur, à peine moins discrète que les feuilles insignifiantes, mais qui donnera la jolie baie rouge vif (4) qui plaît tant, en guise de houx, dans le Sud. 

                                               Petit-houx.
    
Etonnant, non ?
    Loin de vouloir contrarier feu Monsieur Cyclopède (Pierre Desproges) dans sa minute nécessaire, rien ne doit, malgré tout, nous surprendre... A propos, la chanson de l’oncle Noé connue aussi sous le titre " Lou Païs de Perpignan " ou " de Leridà " ou encore " païs dis amourous " sinon " Lou chibalier fidèl " aurait son origine dans une vieille chanson ardéchoise " Al camin del perboisset "  (Les Vans).
    Stupéfiant, non ?
    Finalement,  c’est si bon de pouvoir encore s’émerveiller en accédant à un monde où les vilenies liées au fric n'ont pas cours... 

(1) une pensée pour le « Carré noir sur fond blanc », tableau de Kasimir Malevitch.
(2) une pensée pour Sébastien Comparetti que j’imagine bien utilisant une mixture alliant de la sciure, du savon noir, de l’huile de lin...
(3) Frédéric Mistral, Tresor dòu Felibrige page 21103 : houx-frelon, le petit-houx « Dòu verd-bouisset lou poumet rouge « A. MATHIEU. Mistral ne mentionne pas « fragon ».
(4) Guide du Naturaliste dans le Midi de la France ,H. Harrant, D. Jarry, Delachaux & Niestlé 1982. Les Romains aimaient ses pousses tendres.

vendredi 12 septembre 2014

Fleury sur le Golfe du Lion / L'AFFAIRE DES PALOURDES ET DES CLOVISSES (2).

Elles font revivre une tante dans sa cuisinette, un tonton et sa partie d’échecs, des grands-parents en habits du dimanche, qui ont laissé la maison, les poules, les vignes, le raisin qui gonfle (1), pour une journée d’autant plus réussie qu’il fait un temps de mer... On évoque le casino dynamité par les Allemands, les canisses du café Bolumar, tante Adeline au café des Pins, ou encore les bourras (2) sur les limons relevés des jardinières et nos braves chevaux de trait qui appréciaient le bain. Tant mieux si ce passé n’est pas repoussé dans les limbes : que les plus jeunes puissent se l’approprier et l’entretenir pour le transmettre à leur tour.




Le casino, moments heureux avant la guerre... 

Derrière, Périmont, dernier pli de la Clape, couvert aujourd'hui par les constructions. 




                                                               Les baraques sur le sable.



    Sinon, chez nous à Saint-Pierre, tout est bon et gentil même si le cuistot de circonstance, contrairement aux cordons-bleus qui jalonnent l’épopée des agapes familiales, se demande ce qui peut bien être en trop ou en moins dans sa sauce amarante, jusqu’à ce que la satisfaction des palais ne s’exprime en propos indulgents sinon flatteurs.
    Mais, me direz-vous, nous divaguons ! Que viennent faire les clovisses, les palourdes, dans cette nostalgie des banquets rituels ? Holà ! d’abord il ne tient qu’à nous de ne pas céder à la facilité des pizzas expédiées, sans parler de la médiocrité attentatoire de la malbouffe au ketchup... je ne vous fais pas un dessin ! Et puis, j’aurais dû ajouter que le lendemain, nous avons « mangé les restes », comme on dit, avec, il est vrai, deux poulets rôtis en complément et en entrée un modeste plateau de fruits de mer (3), manière de faire honneur aux absents de la veille... n’est-ce pas les tourtereaux ? Enfin, et nous touchons là au cœur du problème, il y a encore une quarantaine d’années, Moustache ou Pifaou, les marchands de coquillages, présentaient habituellement des clovisses et des moules, parfois des "bitcheuts" (phon.) (4) alors que les huîtres, elles, n’étaient proposées en principe, que pour les fêtes.
    Aujourd’hui, plus de clovisses à l’étal, seulement des palourdes... enfin, façon de parler parce que leur prix les classe dans les coquillages de luxe. De plus, quand on entend dire aujourd’hui que les clovisses et les palourdes, c'est la même chose, la confusion s’épaissit en une affaire encore non élucidée.      

(1) après la véraison et avec « le temps du 15 août », les entrées maritimes sont espérées car grâce à l’humidité, le raisin prend du volume. 
(2) le bourra était une toile faite de sacs de jute cousus, tels ceux qui contenaient un demi-quintal de pommes de terre ; la jardinière est une charrette légère.
(3) moules, huîtres, bulots.
(4) Ils s’installaient alors en fin d’après-midi et étaient les seuls, sur le marché à vendre quelque chose. Les bitcheuts ou bichus sont appelés violets en français (vioulet à Marseille ?) : il s'agit du microcosme des scientifiques.

lundi 21 avril 2014

„AT' JE HORKO, když je pivo [1] !“ „La goulée de bière“ / Československo / Holoubkov, ma forêt perdue...

„Ať je horko, když je pivo [1] !“  „La goulée de bière“.

Sur la petite route qui monte, le bitume fond et ma semelle accroche les graviers du bord. Le džbanek bleu et ventru balance au bout du bras. Les pensées vagabondent vers la prairie toujours verte. Derrière la grange aux airs de chalet, la forêt somnole sur ses mystères. La nature retient sa respiration : elle espère la fraîcheur du soir. A mi-chemin  environ, de la Cementarna, après le tournant qui descend, une sente longe le fond du champ de blé : de lourds épis se courbent vers le sol et penchent les tiges. Au-delà, un talus déboule sur les voies du chemin de fer.
Avant de traverser, tournant lentement la tête, j’embrasse du regard l’espace dangereux. Comme le fait la biche qui sort des bois, qui elle, hume longuement et bouge les oreilles prête à gagner le couvert. Il faut écouter, regarder, palper l’atmosphère. Lourde, pesant sur un espace de fer et de houille, elle entraîne des polygones d’air diaphane dans une sarabande kaléidoscopique. Venant de Prague, surtout, c’est dangereux : les trains surgissent sans crier gare, avec la complicité d’une légère pente. C’est quelque chose une locomotive lancée ! On ne l’entend que lorsqu’elle est passée, rien ne l’annonce : elle ne souffle pas, ne fume pas et si ce n’étaient les petits jets puissants qui lui font, au niveau du bissel, comme des barbillons, si les bielles et les manivelles ne s’affolaient pas autour des grandes roues, on croirait que la chaudière est éteinte. Sous ce ciel d’été exacerbé, l’immobilité de l’air est aussi trompeuse que la rouille des voies de manœuvre et de garage. Un bruit ! ce n’est rien : une ferraille seulement qui se dilate et claque. Au-delà, plus question de vagabonder ; un instinct commande de traverser au plus vite, de ne pas se laisser fasciner par ce scintillement à blanc qui court sans fin sur les rails ; ce n’est plus le moment de fixer le poste d’aiguillage où quelques panneaux vitrés sont relevés pour faire courant d’air. Sous la lumière crue de l’après midi, tandis que l’esprit continue de sonder un silence frémissant, il faut assurer son pas sur les traverses et anticiper au bout que la voie, dans cette courbe, est relevée. 

Locomotive en gare d'Holoubkov / Diapo d'août 1970 prise par François Dedieu (mon père) qui n'était pas conscient de l'interdiction de photographier les sujets sensibles dont les machines à vapeur...  
 
En bas de la route menant à la gare, le lac frissonne de toutes ses vaguelettes. La taverne est vide à cette heure. Des buveurs du soir, il ne reste qu’une odeur âcre de tabac froid dans la relative fraîcheur. La patronne paraît ; elle arrive de la cuisine sans doute. Pendant qu’elle manie la tireuse, elle prend plaisir à questionner sur mes impressions de petit Français puis c’est moi qui l’observe alors qu’elle s’obstine, de sa spatule en bois, à faire tomber plusieurs fois un bouchon de mousse qui n’arrête pas de se reformer en haut du pot. Elle, souriante, grande, blonde, cendrée presque : des cheveux fins mais si nombreux qu’ils lui font une touffe épaisse. Malgré la pénombre, ses pommettes marquées s’accordent avec le rose de ses lèvres fines et contrastent avec son teint pâle. Je n’ai pas l’âge des comparaisons, je ne me sens pas dépaysé mais je suis si loin de la Méditerranée.
Dehors pourtant le soleil cogne fort, comme plus au sud. Retour vers la maison par le raccourci interdit, seulement toléré. Précédant la partie voyageurs, le hangar de service paraît écrasé de canicule sous ses grands avant-toits. En face, des wagons plats attendent, alanguis, le long du quai des grumes où les troncs s’empilent. Côté Prague, pas de signe avant-coureur. Venant de Plzeň, dans le sens de la montée, même un convoi léger, l’omnibus par exemple, se repère sans peine, parce que la machine souffle, forcée qu’elle est de maintenir la cadence, annoncée par des panaches vifs qui bourgeonnent et se détendent au-dessus de la pointe noire des sapins, dans le vallon de l’étang de Hamr. Le passage est libre. J’avance, donc, avec le pichet de bière. Après les voies rouillées où un train de marchandises et une voiture réformée font la sieste, au moment de traverser sur la double ligne de rails aux éclats d’acier bien trempé qui voudraient nous attirer dans l’univers des étoiles, j’arrête, suspendu, pour lever attentivement la tête, dans une direction, puis dans l’autre, avant de m’engager en regardant où je mets le pied. J’ai à peine avancé de trois pas, les yeux baissés sur un monde bistre de traverses et de ballast souillé, qu’un grincement terrible déchire le calme et me propulse littéralement en avant. Là-bas, le bras du sémaphore vient de se lever, me sommant de fuir au plus vite, ce qu’un claquement d’aiguillage confirme aussitôt. Inutile de savoir si le chef de gare a actionné la longue sonnerie d’alerte, je ne me sens mieux qu’une fois en-haut du talus. Pas une goutte de bière n’a versé ! La forme du pot peut-être…
Le champ de blé, l’asphalte qui fond, me voici rendu. Toujours pas de train à l’horizon. Tout le monde attend dans le jardin, près du chantier. Sur le džbanek bleu et ventru qui passe de mains en mains, une rosée de bon aloi mouille les doigts. Ah ! une bonne goulée, à peine retenue en bouche, qui picote la langue, le palais, avant de plonger sa fraîcheur tonique dans les profondeurs sous la luette en stalactite, qui finalement vous soutire un soupir de bonheur et une fine moustache de mousse sur la lèvre. Du coup, le temps à l’orage se fait moins oppressant. Dans les rires, chacun se sent inspiré, les plus en verve orchestrent la conversation, je sors l’harmonica de ma poche, pour souffler n’importe quoi, tel un oiseau sur sa branche.
Encore aujourd’hui, quand je bois une bière, je m’efforce, sans rien en dire, d’entonner une belle goulée, de celles qui vous font passer pour un goulu, surtout pas une gorgée, je dis bien une belle goulée qu’on ne peut empêcher de picoter, de pétiller, et qui laisse tant de choses avant de plonger. Et quand elle fait briller mes yeux, je revois dans un kaléidoscope embué, mes grandes vacances en Tchéco, ces chers paysages, les locomotives qui rythment nos jours et les visages aimés qui me sourient. Un air d’harmonica chevrote sous le sorbier et je vois même, accrochée sur ma socquette, la bardane griffue ramenée du sentier.  


[1] « Qu’il fasse chaud, à partir du moment où il y a de la bière ! »

vendredi 7 mars 2014

CORBIÈRES, MYSTÈRES (I).../ Fleury d'Aude en Languedoc

    Narbonne, 1963. Un samedi gris de novembre, vers deux heures moins le quart. On dirait le soir. Entre la grille et le boulevard, sur les feuilles mortes du trottoir, un "pencu" (1) se hâte. Dans une main, les tranches de pain du dessert, dans l’autre la valise et le sac de linge sale qui rebondit sur ses jambes. Gêné, il se hâte pourtant, comme tous les pensionnaires libérés, par saccades, comme si le car allait le laisser alors que le départ n’est prévu qu’en fin d’après-midi, depuis le Montmorency (2), au bord de la Robine. 

    Il ne veut plus voir le large trottoir, la grille monumentale, le collège datant de Jules Grévy, et pas plus le boulevard inspiré d’Haussmann. Il ne voit plus le vol plané des grandes feuilles bistres et cuivrées des platanes qui pourtant accompagnent ses rêves, en semaine, à l’étude du soir. Il ne veut plus de cette mélancolie d’automne instillée par les grands arbres autour du "bahut" austère. Il détourne à son profit, un poème qui le marque : « Plus mon petit village que la ville dans la plaine... ». Il part revoir les siens, serait-ce pour un jour. Un jour seulement, mais dans le cocon, en famille. 

Peut-être ira-t-il à la chasse, au matin, avec les hommes, pour respirer son pays à pleins poumons, quand le jour effiloche une écharpe de brume au-dessus des vallons. Puis, pour lui, et parce que c’est dimanche, le couvert sera mis sur une nappe blanche, une tablée de fête presque, avec des hors d’œuvre et un gibier mitonné par la mère et la gran (3), accompagné d’un vin cacheté. Ensuite, même s’il ne veut pas y penser, il faudra s’atteler aux devoirs, aux leçons, ranger le linge propre, le saucisson et le chocolat qui consolent de la tambouille du réfectoire, de la promiscuité du dortoir. Et ne lui dites pas que lui a de la chance, que certains ne partent que pour les vacances : ils ne sont plus que quelques uns dont l’enfermement rappelle un passé révolu. 

    Il s’est assis à la fenêtre, au milieu, et baisse la tête : il doit tartiner la gelée de raisins du dessert et se cache du chauffeur au volant. Le vieux moteur ronronne, le pot crachote une fumée bleue ; le car est chêne vert, relevé de filets d’une couleur plus claire, qui le feraient passer pour un courrier rapide. En haut du pare-brise, derrière le verre d’une custode, en grosses lettres noires, la destination "MOUTHOUMET". 

    « ... Et je médite, obscur témoin... » (4), dans une fuite en avant, sans fin, qui me projette ailleurs, toujours à m’évader, quitte à prendre la place du pensionnaire dans le car, à endosser la vie d’un autre pour oublier la mienne ou la dépasser peut-être.

(1) "pensionnaire" dans l'argot lycéen. 
(2) un café faisant office de gare routière pour les lignes de cars.
(3) la grand-mère en languedocien.
(4) directement inspiré de Victor Hugo Le Semeur. Le collège porte aussi le nom de l’illustre écrivain.

photo : rue de Mouthoumet / googleimages : réutilisation autorisée