Narbonne, 1963. Un samedi gris de
novembre, vers deux heures moins le quart. On dirait le soir. Entre la
grille et le boulevard, sur les feuilles mortes du trottoir, un "pencu" (1)
se hâte. Dans une main, les tranches de pain du dessert, dans l’autre la
valise et le sac de linge sale qui rebondit sur ses jambes. Gêné, il se
hâte pourtant, comme tous les pensionnaires libérés, par saccades,
comme si le car allait le laisser alors que le départ n’est prévu qu’en
fin d’après-midi, depuis le Montmorency (2), au bord de la Robine.
Il ne veut plus voir le large trottoir, la grille monumentale, le
collège datant de Jules Grévy, et pas plus le boulevard inspiré
d’Haussmann. Il ne voit plus le vol plané des grandes feuilles bistres
et cuivrées des platanes qui pourtant accompagnent ses rêves, en semaine, à l’étude
du soir. Il ne veut plus de cette mélancolie d’automne instillée par les
grands arbres autour du "bahut" austère. Il détourne à son profit, un
poème qui le marque : « Plus mon petit village que la ville dans la
plaine... ». Il part revoir les siens, serait-ce pour un jour. Un jour
seulement, mais dans le cocon, en famille.
Peut-être ira-t-il à la
chasse, au matin, avec les hommes, pour respirer son pays à pleins
poumons, quand le jour effiloche une écharpe de brume au-dessus des
vallons. Puis, pour lui, et parce que c’est dimanche, le couvert sera
mis sur une nappe blanche, une tablée de fête presque, avec des hors d’œuvre et un gibier mitonné par la mère et la gran (3), accompagné
d’un vin cacheté. Ensuite, même s’il ne veut pas y penser, il faudra
s’atteler aux devoirs, aux leçons, ranger le linge propre, le saucisson
et le chocolat qui consolent de la tambouille du réfectoire, de la
promiscuité du dortoir. Et ne lui dites pas que lui a de la chance, que
certains ne partent que pour les vacances : ils ne sont plus que
quelques uns dont l’enfermement rappelle un passé révolu.
Il
s’est assis à la fenêtre, au milieu, et baisse la tête : il doit
tartiner la gelée de raisins du dessert et se cache du chauffeur au
volant. Le vieux moteur ronronne, le pot crachote une fumée bleue ; le
car est chêne vert, relevé de filets d’une couleur plus claire, qui le
feraient passer pour un courrier rapide. En haut du pare-brise, derrière
le verre d’une custode, en grosses lettres noires, la destination
"MOUTHOUMET".
« ... Et je médite, obscur témoin... » (4), dans
une fuite en avant, sans fin, qui me projette ailleurs, toujours à
m’évader, quitte à prendre la place du pensionnaire dans le car, à
endosser la vie d’un autre pour oublier la mienne ou la dépasser
peut-être.
(1) "pensionnaire" dans l'argot lycéen.
(2) un café faisant office de gare routière pour les lignes de cars.
(3) la grand-mère en languedocien.
(4) directement inspiré de Victor Hugo Le Semeur. Le collège porte aussi le nom de l’illustre écrivain.
photo : rue de Mouthoumet / googleimages : réutilisation autorisée
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