Sur
la petite route qui monte, le bitume fond et ma semelle accroche les
graviers du bord. Le džbanek bleu et ventru balance au bout du bras. Les
pensées vagabondent vers la prairie toujours verte. Derrière la grange
aux airs de chalet, la forêt somnole sur ses mystères. La nature retient
sa respiration : elle espère la fraîcheur du soir. A mi-chemin environ,
de la Cementarna, après le tournant qui descend, une sente longe le
fond du champ de blé : de lourds épis se courbent vers le sol et
penchent les tiges. Au-delà, un talus déboule sur les voies du chemin de
fer.
Avant
de traverser, tournant lentement la tête, j’embrasse du regard l’espace
dangereux. Comme le fait la biche qui sort des bois, qui elle, hume
longuement et bouge les oreilles prête à gagner le couvert. Il faut
écouter, regarder, palper l’atmosphère. Lourde, pesant sur un espace de
fer et de houille, elle entraîne des polygones d’air diaphane dans une
sarabande kaléidoscopique. Venant de Prague, surtout, c’est dangereux :
les trains surgissent sans crier gare, avec la complicité d’une légère
pente. C’est quelque chose une locomotive lancée ! On ne l’entend que
lorsqu’elle est passée, rien ne l’annonce : elle ne souffle pas, ne fume
pas et si ce n’étaient les petits jets puissants qui lui font, au
niveau du bissel, comme des barbillons, si les bielles et les manivelles
ne s’affolaient pas autour des grandes roues, on croirait que la
chaudière est éteinte. Sous ce ciel d’été exacerbé, l’immobilité de
l’air est aussi trompeuse que la rouille des voies de manœuvre et de
garage. Un bruit ! ce n’est rien : une ferraille seulement qui se dilate
et claque. Au-delà, plus question de vagabonder ; un instinct commande
de traverser au plus vite, de ne pas se laisser fasciner par ce
scintillement à blanc qui court sans fin sur les rails ; ce n’est plus
le moment de fixer le poste d’aiguillage où quelques panneaux vitrés
sont relevés pour faire courant d’air. Sous la lumière crue de l’après
midi, tandis que l’esprit continue de sonder un silence frémissant, il
faut assurer son pas sur les traverses et anticiper au bout que la voie,
dans cette courbe, est relevée.
Locomotive en gare d'Holoubkov / Diapo d'août 1970 prise par François Dedieu (mon père) qui n'était pas conscient de l'interdiction de photographier les sujets sensibles dont les machines à vapeur...
En
bas de la route menant à la gare, le lac frissonne de toutes ses
vaguelettes. La taverne est vide à cette heure. Des buveurs du soir, il
ne reste qu’une odeur âcre de tabac froid dans la relative fraîcheur. La
patronne paraît ; elle arrive de la cuisine sans doute. Pendant qu’elle
manie la tireuse, elle prend plaisir à questionner sur mes impressions
de petit Français puis c’est moi qui l’observe alors qu’elle s’obstine,
de sa spatule en bois, à faire tomber plusieurs fois un bouchon de
mousse qui n’arrête pas de se reformer en haut du pot. Elle, souriante,
grande, blonde, cendrée presque : des cheveux fins mais si nombreux
qu’ils lui font une touffe épaisse. Malgré la pénombre, ses pommettes
marquées s’accordent avec le rose de ses lèvres fines et contrastent
avec son teint pâle. Je n’ai pas l’âge des comparaisons, je ne me sens
pas dépaysé mais je suis si loin de la Méditerranée.
Dehors
pourtant le soleil cogne fort, comme plus au sud. Retour vers la maison
par le raccourci interdit, seulement toléré. Précédant la partie
voyageurs, le hangar de service paraît écrasé de canicule sous ses
grands avant-toits. En face, des wagons plats attendent, alanguis, le
long du quai des grumes où les troncs s’empilent. Côté Prague, pas de
signe avant-coureur. Venant de Plzeň, dans le sens de la montée, même un
convoi léger, l’omnibus par exemple, se repère sans peine, parce que la
machine souffle, forcée qu’elle est de maintenir la cadence, annoncée
par des panaches vifs qui bourgeonnent et se détendent au-dessus de la
pointe noire des sapins, dans le vallon de l’étang de Hamr. Le passage
est libre. J’avance, donc, avec le pichet de bière. Après les voies
rouillées où un train de marchandises et une voiture réformée font la
sieste, au moment de traverser sur la double ligne de rails aux éclats
d’acier bien trempé qui voudraient nous attirer dans l’univers des
étoiles, j’arrête, suspendu, pour lever attentivement la tête, dans une
direction, puis dans l’autre, avant de m’engager en regardant où je mets
le pied. J’ai à peine avancé de trois pas, les yeux baissés sur un
monde bistre de traverses et de ballast souillé, qu’un grincement
terrible déchire le calme et me propulse littéralement en avant. Là-bas,
le bras du sémaphore vient de se lever, me sommant de fuir au plus
vite, ce qu’un claquement d’aiguillage confirme aussitôt. Inutile de
savoir si le chef de gare a actionné la longue sonnerie d’alerte, je ne
me sens mieux qu’une fois en-haut du talus. Pas une goutte de bière n’a
versé ! La forme du pot peut-être…
Le
champ de blé, l’asphalte qui fond, me voici rendu. Toujours pas de
train à l’horizon. Tout le monde attend dans le jardin, près du
chantier. Sur le džbanek bleu et ventru qui passe de mains en mains, une
rosée de bon aloi mouille les doigts. Ah ! une bonne goulée, à peine
retenue en bouche, qui picote la langue, le palais, avant de plonger sa
fraîcheur tonique dans les profondeurs sous la luette en stalactite, qui
finalement vous soutire un soupir de bonheur et une fine moustache de
mousse sur la lèvre. Du coup, le temps à l’orage se fait moins
oppressant. Dans les rires, chacun se sent inspiré, les plus en verve
orchestrent la conversation, je sors l’harmonica de ma poche, pour
souffler n’importe quoi, tel un oiseau sur sa branche.
Encore
aujourd’hui, quand je bois une bière, je m’efforce, sans rien en dire,
d’entonner une belle goulée, de celles qui vous font passer pour un
goulu, surtout pas une gorgée, je dis bien une belle goulée qu’on ne
peut empêcher de picoter, de pétiller, et qui laisse tant de choses
avant de plonger. Et quand elle fait briller mes yeux, je revois dans un
kaléidoscope embué, mes grandes vacances en Tchéco, ces chers paysages,
les locomotives qui rythment nos jours et les visages aimés qui me
sourient. Un air d’harmonica chevrote sous le sorbier et je vois même,
accrochée sur ma socquette, la bardane griffue ramenée du sentier.
[1] « Qu’il fasse chaud, à partir du moment où il y a de la bière ! »
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