La chance peut-elle tourner quand on est innocent ?
« Vous êtes bien Sylvestre Martin, né le 18 août 1831à Béziers,
département de l’Hérault ? » Bien sûr que c’était lui. « Eh bien ! j’ai
du nouveau en ce qui vous concerne. Vous allez être libéré et retournerez en métropole dès le mois prochain.
- Comment ? Moi ? Repartir pour la France. Je ...
- Oui, on vous a reconnu innocent du crime dont vous étiez accusé. »
Son cœur, son pauvre cœur de jeune forçat meurtri bat à se rompre dans
sa poitrine. Mon Dieu, est-ce possible ? Va-t-il résister à cette
émotion ? Se peut-il que, onze années et bientôt six mois après ce
meurtre, tu sois enfin réhabilité, Sylvestre, qu’on te rende ton
honneur, se dit-il. Non, ce n’est pas vrai ! Dites-lui s’il rêve…
Et les jours suivants il va apprendre les dessous de l’affaire avec la clé de l’énigme.
Le mois dernier, quelqu’un, tard dans la nuit, aurait frappé à la
petite porte cloutée (comme il la revoit, avec ses gros clous carrés !)
du presbytère de Fleury.
« Monsieur le Curé, un homme va mourir. Avant le grand départ, il voudrait se confesser. »
Vite, monsieur l’Abbé prend son camail, son missel, et il suit cet
étrange visiteur. Ils arrivent à la misérable cabane proche de la
bergerie, en dehors du village. C’est là qu’habite le vieux Bertrand,
l’ancien berger qui maintenant ne peut plus travailler du tout, perclus
qu’il est de rhumatismes et de douleurs sournoises, rongé par le cuisant
remords de son crime.
Il se confesse à Monsieur le Curé. Avant de
quitter ce monde, il veut se décharger d’un lourd fardeau. C’est trop
dur de partir avec un tel secret. C’est bien lui qui a tué jadis
l’ancien meunier, voilà près de douze ans. Il en avait assez d’être
traité comme un perpétuel délinquant par ce Léon Carrier qui se croyait
irremplaçable. Il en avait assez d’être obligé, presque chaque année, de
« monter à la commune » - ainsi désigne-t-on ici la mairie en effaçant
le mot maison – pour payer une amende. Oui, c’est vrai, ses moutons
traversaient bien les prés de Léon, ils occasionnaient quelques dégâts.
Soit. Mais si le meunier avait été plus coulant, lui, Bertrand, lui eût
bien offert à chaque saison un beau gigot. Ses bêtes pouvaient
difficilement se limiter à brouter l’herbe sèche des tertres ! Et ce
monsieur Carrier avait quantité de prés dont il ne faisait rien, non ?
Alors le berger était devenu comme fou. Il avait mûri son plan
criminel. S’étant glissé dans le moulin, le soir de ce samedi 10 mars,
alors que personne n’était là, il s’était laissé enfermer pour la nuit.
Et de bon matin, quand le meunier était arrivé, il l’avait pris par
derrière, bâillonné d’un solide mouchoir et violemment frappé au cœur,
deux ou trois fois, il ne savait plus, de son grand couteau de berger.
Le corps était lourdement tombé entre les deux coffres, près des meules.
Une fois bien assuré de la mort de son ennemi, il reprenait son grand
mouchoir et sortait dans la nuit finissante, vers sept heures solaires,
laissant entrouverte la porte du moulin.
Mais depuis lors, combien
de fois avait-il revécu cette nuit tragique ! Combien de fois avait-il
été réveillé en sursaut, torturé par le remords d’avoir laissé condamner
un innocent ! Et combien de fois fut-il tenté de se racheter un peu par
un aveu complet ! Hélas ! la lâcheté l’avait toujours emporté :
l’oubli, pensait-il, ferait bien son œuvre… Quelle erreur !
Voilà,
tout est dit. Une grosse pierre vient de tomber de son cœur. Il se sent
plus léger, Bertrand, au moment de quitter ce bas monde. Il ne lui reste
plus, en attendant sa fin prochaine, qu’à libérer l’abbé du secret de
la confession.
Le nécessaire a été fait. Sylvestre est enfin revenu
chez lui. Que d’épreuves surmontées ! Et par quel miracle revoit-il son
cher pays natal ! Tout lui paraît si beau, si neuf. Se peut-il qu’il en
ait été si longtemps privé ?
En somme, il est jeune encore : à
trente-quatre ans, on peut refaire sa vie. Beaucoup disent qu’une vie,
cela ne se refait jamais. On n’efface pas le passé d’un coup d’éponge.
Il est toujours là, il vous a marqué. Mais la vie continue encore,
heureusement sous de meilleurs auspices. Puisqu’il n’est devenu fou ni
en prison, ni au bagne de Cayenne, c’est que l’espoir est encore permis
sur cette terre.
« Tu vois, Jean-François, termine le « papet », tu
es de Fleury et tu ne savais pas cette histoire, qui est pourtant la
pure vérité, et qui endeuilla notre famille. Voilà comment mourut mon
grand-père, que je n’ai pas connu, et comment on peut accuser et
condamner lourdement un innocent. »
photo du moulin de Montredon au printemps 1979 (François Dedieu)