Après deux années de bons et loyaux services, croit-il, à Fleury, le voici à Bize, commune du Minervois, toujours dans l’Aude, où sont aussi des moulins, à une trentaine de kilomètres.
Il a bien fait, pense-t-il. Le travail est le même, et son nouveau patron semble avoir bien meilleur caractère. Il peut même loger tout à côté du moulin. Oui, c’est vrai, il est un peu loin de son village, un peu loin de ces jolies Pérignanaises, puisque c’est ainsi qu’elles se nomment, les filles de Fleury, celles en particulier qu’il retrouvait le samedi soir au petit bal du Grand Café, ou bien, l’été revenu, sur la plage familiale de Saint-Pierre. Souvent il songe à ses copains, à ses petites amies. Mais va, Sylvestre, ici aussi tu peux bien t’amuser en fin de semaine. Non, tous comptes faits, il ne regrette pas trop son coup de tête.
Une rumeur parcourt Fleury comme une traînée de poudre : on a assassiné monsieur Carrier, le meunier ! Deux gendarmes viennent d’arriver de Coursan sur leurs beaux chevaux alezans. Coiffés de leur bicorne, les voici, sanglés dans leur uniforme bleu clair, culotte blanche et bottes noires, avec le bandeau jaune caractéristique qui leur barre la poitrine de l’épaule gauche à la hanche droite. Ils ont monté à vive allure la route de la mer qui conduit à la plage de Saint-Pierre, sont passés devant le tout nouveau cimetière en soulevant sur cette route blanche de petits nuages de poussière, de « poudre de riz » comme disent en plaisantant les habitants du lieu. Puis ils ont pris, à l’embranchement de ‘la Chapelle’, le chemin de Marmorières sur la droite, pour obliquer aussitôt sur la bande de terre encore plus blanche qui débouche sur l’aire du moulin.
Il a fallu écarter les nombreux curieux accourus du village. Les papotages vont bon train ; chacun y va de sa petite explication.
– Ça devait arriver un jour ou l’autre. Avec ce tempérament !
– Ce n’est pas une raison pour tuer quelqu’un…
– Moi je crois que ce doit être un membre de la famille.
– Ou plutôt un vagabond de passage, un chemineau, ou un de ces mendiants qui ont toujours une bouteille de trop dans le nez.
– Souvent l’assassin c’est quelqu’un de bien habillé, vous savez…
– Et si par hasard il s’agissait là d’un suicide ?
Oui, décidément les commérages vont bon train.
Les alezans sont maintenant solidement attachés par la bride aux anneaux de fer prévus à cet effet et scellés dans le mur du moulin. Les gendarmes sont descendus. L’un d’eux a pris son registre dans la sacoche de cuir noir, et un crayon à copier que nous appelons crayon-encre.
Ils pénètrent dans la maisonnette, après avoir frappé plusieurs fois. Augustine et l’aîné des enfants, Alphonse, sont là au chevet du lit. Les trois autres petits, trop jeunes pour se rendre compte de cette tragédie, ont été confiés à une tante de Salles-d’Aude, le village presque attenant à Fleury – un petit kilomètre, c’est tout juste dix minutes, un quart d’heure de marche – et dont Augustine est originaire.
Sur son lit de mort, Léon est étendu. Un mouchoir blanc noué sur sa tête maintient la mâchoire inférieure.
Et l’interrogatoire commence. Augustine, la voix brisée par les sanglots, explique et répond de son mieux. D’ailleurs, se demande le second gendarme, est-il bien sûr qu’elle soit totalement étrangère à ce drame ? Qui sait ? Ne faut-il pas envisager toutes les hypothèses ?
« Lorsque j’ai vu qu’à huit heures il n’était pas encore venu prendre comme à l’ordinaire son café et son casse-croûte, je l’ai appelé, plusieurs fois… Pas de réponse… Alors, je suis sortie, j’ai fait le tour du moulin…et je vois la porte entrouverte. J’appelle encore… Rien… Les ailes tournaient doucement, mais à vide : le mécanisme était sans doute débrayé. J’entre, et alors… »
Ses sanglots redoublent. Les mots ne peuvent plus sortir de sa gorge.
« Remettez-vous », dit le brigadier qui a cessé d’écrire et lève son crayon, tandis que son collègue surveille la porte, au cas où un curieux viendrait la pousser un tout petit peu… pour voir… « Encore un peu de courage, ce sera bientôt fini. »
Augustine reprend : « Il était là, étendu dans son sang, entre le coffre des meules et celui de la bluterie. Sa chemise montrait une grosse tache rouge sur la poitrine, du côté gauche. – Vous auriez dû le laisser sur place » remarque le gendarme. « - Il m’a semblé qu’il respirait encore un petit peu, et ses yeux imploraient du secours. J’avais crié comme une folle ; j’ai vite appelé Alphonse, qui m’a aidé comme il a pu. Il n’a que douze ans, vous savez, mais il est déjà solide. A tous les deux, nous avons fait glisser doucement son pauvre papa jusqu’ici. Heureusement que la maison est en contrebas, sinon on n’aurait pas pu. »
Et par petites bribes parfois à peine audibles et noyées dans les pleurs, elle complétait vaille que vaille son pénible récit. Sa sœur était venue de Salles de bon matin, comme elle le faisait tous les dimanches. C’était de bon matin pour elle, mais il était déjà assez tard dans la matinée, et le soleil chauffait. D’abord muette d’effroi, elle était vite descendue au village signaler le meurtre de son beau-frère à la maison commune. Puis elle avait pris les quatre plus jeunes enfants dans son phaéton tiré par Vaillant, le petit cheval blanc : elle s’occuperait de ses nièces et de Maurice, cet adorable bout de chou, pour le temps qu’il faudrait.
« Hélas ! reprit Augustine, mon pauvre Léon était bien mort. C’est la mairie qui a dû vous le signaler ?
Oui, fit le brigadier. On nous a avertis vers les onze heures, et vous voyez qu’à midi trente nous sommes là. Voyons, qu’est-ce que je voulais dire ? Ah oui ! Vous avez des doutes sur la personne qui a pu commettre ce crime ? Selon vous, qui est-ce qui aurait pu nourrir une telle haine contre Monsieur Carrier, au point d’aller jusqu’à le supprimer ? »
« - Non, vraiment je ne vois personne…(un silence). Un mari aussi attentionné, un papa si aimant pour ses cinq enfants ! Et un meunier dont tout le monde vous dira le plus grand bien…
- Je sais, je sais, coupe le brigadier, vous étiez une famille unie. On dit quand même qu’il avait son caractère, et que parfois la colère pouvait l’aveugler.
- Oui, sans doute. Il s’emportait de temps à autre. Mais qui n’a pas ses défauts ? Je vous le demande.
- Vous aviez un garçon meunier, je crois ?
- Sylvestre, oui. Il est à Bize à présent.
- Est-ce qu’il s’entendait bien avec monsieur Carrier ?
- Bien sûr. Et régulièrement il recevait un petit surplus sur sa paye. Vous savez, les jeunes, ça aime sortir le soir, aller au cabaret ou au petit bar de la rue du Marché. Et quelquefois il mangeait même chez nous.
- J’ai pourtant appris qu’il avait eu maille à partir avec monsieur Léon, voilà quelques mois de cela.
- Comment ça, maille à partir ?
- Enfin, qu’ils s’étaient bien disputés, si vous voulez.
- C’est ma foi vrai, mais ce n’était pas la première fois, et tout finissait vite par s’arranger. Là pourtant il a décidé de nous quitter, huit ou dix jours plus tard : un coup de tête, quoi. Ces jeunes gens sont imprévisibles, ils croient que tout leur est dû, que c’est eux qui ont toujours raison, qu’ils vont changer le monde…
- Donc, finalement il est parti.
- Eh oui ! Il est vers Bize, comme je vous l’ai dit, toujours garçon meunier…
L’interrogatoire se poursuit durant une bonne heure d’horloge. Puis, devinant madame Carrier fatiguée, le brigadier et le second gendarme ont pris congé, enfourchant leurs chevaux qui s’étaient mis à hennir bruyamment, trouvant le temps décidément trop long. Ils ont prié la famille de se tenir à leur disposition et ont retrouvé la route poudreuse de Coursan.
Après une veillée bien triste où presque tout le village est venu présenter des condoléances émues, tandis que six ou huit femmes se relayaient jusqu’au petit matin autour de la couche funèbre vaguement éclairée par deux cierges fichés dans les hauts chandeliers de cuivre, près de la soucoupe d’eau bénite où trempe le petit rameau de laurier traditionnel, la fenêtre s’éclaira : le jour se levait.
Les pleureuses, un peu lasses de toute une nuit de veille et de prières, se dispersèrent.
Les obsèques furent simples, mais émouvantes. Le vicaire de paroisse seconda Monsieur le Curé, dont le sermon moralisant et l’évocation de la vie du défunt firent couler bien des larmes, car la famille Carrier était honorablement connue. Derrière le corbillard, tiré par le vieux cheval qui échangeait plus souvent cet attelage pour le tombereau de la voirie et des ordures ménagères, une longue théorie de parents et d’amis accompagnait Léon à sa dernière demeure. Les femmes, comme il se devait dans nos villages, étaient restées à l’église, ou bien priaient à la maison pour le repos de l’âme du mort.
diapositive François Dedieu 1967.