Affichage des articles dont le libellé est meunier. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est meunier. Afficher tous les articles

lundi 28 septembre 2020

LES MOULINS, FONT-LAURIER, LES COLLINES SANGLANTES ! / Fleury-d'Aude en Languedoc


Source Geoportail
 

Nous sommes Derrière l'Horte. Avec les majuscules, c'est le nom gardé par le cadastre. "Hortus", "huerta" chez nos voisins. C'est le jardin sûrement, hors le rempart, pour avitailler avant tout le château du baron, du duc ou du cardinal de ces époques d'Ancien Régime. 

L'eau est accessible, à la source du Bouquet à laquelle on descendait, encore dans les années 50, par quelques marches. Et sous ces abords du village, dans la quartier de l'avenue de Salles, passe l'aqueduc souterrain, celui qui draine l’Étang de Fleury, datant peut-être d'une période préromaine (ligure ?) (1). 

Colline de Montredon ce matin, moulin de Fleury.

Ce coteau presque ordinaire et pourtant unique, si cher à mon enfance s'inscrit entre deux moulins, celui de Salles, dominant le passage du Four à Chaux et celui de Fleury, plus précisément sur la colline de Montredon (2) dont certains ont entendu parler à propos d'un drame criminel au XIXe siècle, du crime passionnel d'un garçon-meunier (un descendant du meunier nous a livré une autre version du garçon meunier finalement accusé à tort) (3). 

Et entre les deux moulins en lien tous deux avec le meunier Bouzigues du crime jugé en 1851, la masure de Fontlaurier, peut-être avec seulement un toit en terrasse, où habitait une partie de la famille des gitans de Fleury. 



Ce qui reste de l'habitation des gitans.
 

Que s'est-il passé entre eux ? Une dispute sanglante puisqu'elle s'est finie à coups de couteau. Il se dit que, quelques années plus tard, la victime ou une des victimes, le père de celui qui m'aidait à couper les raisins aurait exhibé les cicatrices de son ventre à narbonne, en pleine rue. Enfin... ce qui se dit, à prendre avec des pincettes et en se retenant d'en rajouter... Une visite aux archives nous en apprendrait davantage et avec plus de certitude... Depuis, les caraques de Fleury sont partis, on les appelait ainsi alors...     

(1) tapez "affluent" pour les articles à ce sujet. 

(2) la mairie vient d'acquérir la colline et ses abords. 

(3) tapez "meunier" pour les articles à ce sujet.     

lundi 26 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER 5 / Fleury d'Aude en Languedoc.

 La chance peut-elle tourner quand on est innocent ?

« Vous êtes bien Sylvestre Martin, né le 18 août 1831à Béziers, département de l’Hérault ? » Bien sûr que c’était lui. « Eh bien ! j’ai du nouveau en ce qui vous concerne. Vous allez être libéré et retournerez en métropole dès le mois prochain.
- Comment ? Moi ? Repartir pour la France. Je ...
- Oui, on vous a reconnu innocent du crime dont vous étiez accusé. »
Son cœur, son pauvre cœur de jeune forçat meurtri bat à se rompre dans sa poitrine. Mon Dieu, est-ce possible ? Va-t-il résister à cette émotion ? Se peut-il que, onze années et bientôt six mois après ce meurtre, tu sois enfin réhabilité, Sylvestre, qu’on te rende ton honneur, se dit-il. Non, ce n’est pas vrai ! Dites-lui s’il rêve…
Et les jours suivants il va apprendre les dessous de l’affaire avec la clé de l’énigme.
Le mois dernier, quelqu’un, tard dans la nuit, aurait frappé à la petite porte cloutée (comme il la revoit, avec ses gros clous carrés !) du presbytère de Fleury.
« Monsieur le Curé, un homme va mourir. Avant le grand départ, il voudrait se confesser. »
Vite, monsieur l’Abbé prend son camail, son missel, et il suit cet étrange visiteur. Ils arrivent à la misérable cabane proche de la bergerie, en dehors du village. C’est là qu’habite le vieux Bertrand, l’ancien berger qui maintenant ne peut plus travailler du tout, perclus qu’il est de rhumatismes et de douleurs sournoises, rongé par le cuisant remords de son crime.
Il se confesse à Monsieur le Curé. Avant de quitter ce monde, il veut se décharger d’un lourd fardeau. C’est trop dur de partir avec un tel secret. C’est bien lui qui a tué jadis l’ancien meunier, voilà près de douze ans. Il en avait assez d’être traité comme un perpétuel délinquant par ce Léon Carrier qui se croyait irremplaçable. Il en avait assez d’être obligé, presque chaque année, de « monter à la commune » - ainsi désigne-t-on ici la mairie en effaçant le mot maison – pour payer une amende. Oui, c’est vrai, ses moutons traversaient bien les prés de Léon, ils occasionnaient quelques dégâts. Soit. Mais si le meunier avait été plus coulant, lui, Bertrand, lui eût bien offert à chaque saison un beau gigot. Ses bêtes pouvaient difficilement se limiter à brouter l’herbe sèche des tertres ! Et ce monsieur Carrier avait quantité de prés dont il ne faisait rien, non ?
Alors le berger était devenu comme fou. Il avait mûri son plan criminel. S’étant glissé dans le moulin, le soir de ce samedi 10 mars, alors que personne n’était là, il s’était laissé enfermer pour la nuit. Et de bon matin, quand le meunier était arrivé, il l’avait pris par derrière, bâillonné d’un solide mouchoir et violemment frappé au cœur, deux ou trois fois, il ne savait plus, de son grand couteau de berger. Le corps était lourdement tombé entre les deux coffres, près des meules.
Une fois bien assuré de la mort de son ennemi, il reprenait son grand mouchoir et sortait dans la nuit finissante, vers sept heures solaires, laissant entrouverte la porte du moulin.
Mais depuis lors, combien de fois avait-il revécu cette nuit tragique ! Combien de fois avait-il été réveillé en sursaut, torturé par le remords d’avoir laissé condamner un innocent ! Et combien de fois fut-il tenté de se racheter un peu par un aveu complet ! Hélas ! la lâcheté l’avait toujours emporté : l’oubli, pensait-il, ferait bien son œuvre… Quelle erreur !
Voilà, tout est dit. Une grosse pierre vient de tomber de son cœur. Il se sent plus léger, Bertrand, au moment de quitter ce bas monde. Il ne lui reste plus, en attendant sa fin prochaine, qu’à libérer l’abbé du secret de la confession.
Le nécessaire a été fait. Sylvestre est enfin revenu chez lui. Que d’épreuves surmontées ! Et par quel miracle revoit-il son cher pays natal ! Tout lui paraît si beau, si neuf. Se peut-il qu’il en ait été si longtemps privé ?
En somme, il est jeune encore : à trente-quatre ans, on peut refaire sa vie. Beaucoup disent qu’une vie, cela ne se refait jamais. On n’efface pas le passé d’un coup d’éponge. Il est toujours là, il vous a marqué. Mais la vie continue encore, heureusement sous de meilleurs auspices. Puisqu’il n’est devenu fou ni en prison, ni au bagne de Cayenne, c’est que l’espoir est encore permis sur cette terre.
« Tu vois, Jean-François, termine le « papet », tu es de Fleury et tu ne savais pas cette histoire, qui est pourtant la pure vérité, et qui endeuilla notre famille. Voilà comment mourut mon grand-père, que je n’ai pas connu, et comment on peut accuser et condamner lourdement un innocent. »


photo du moulin de Montredon au printemps 1979 (François Dedieu)

vendredi 23 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER 4 / Fleury en Languedoc

Sylvestre est condamné.

« Étant donné d’une part que le jury de jugement ici présent, rendant la justice au nom du peuple français et de notre empereur Napoléon III, vous reconnaît coupable de l’assassinat de feu le sieur Léon Carrier, alors meunier au moulin sis dans la commune de Fleury, ex-Pérignan, canton de Coursan, arrondissement de Narbonne, dans ce département de l’Aude ; - mais que, d’autre part, la préméditation étant exclue, il vous accorde les circonstances atténuantes, vous êtes condamné à vingt-deux années de réclusion criminelle, avec obligation de travailler. Avez-vous une dernière remarque à faire au tribunal ?
- Monsieur le Président, je suis innocent du crime dont on m’accuse, je le répète encore devant vous.
- Gardes, emmenez le condamné. »
Le 30 mai 1854 avait été promulguée par Napoléon III la loi instituant le bagne colonial. Sylvestre fut d’abord envoyé à l’île de Ré, première étape vers Cayenne. Il ne connaîtrait donc pas les prisons et bagnes métropolitains de Toulon, Brest ou Rochefort. C’était déjà un forçat, lui qui pourtant n’avait aucun crime à se reprocher. Et il en avait « pris » pour vingt-deux ans ! Ce qui le désolait le plus, c’est ce qu’il avait appris peu de jours après son procès : si tu avais moins de huit ans de travaux forcés, l’article six de cette fameuse loi votée voilà trois années prévoyait le « doublage ». C’est-à-dire qu
’une fois que tu avais « payé », tu étais encore tenu de résider là-bas pendant un temps supplémentaire égal à ta condamnation. Mais au-delà de huit ans de peine, alors c’était pour tout le restant de ta vie.
Ici, dans l’île, le fort agrandi par Vauban abritait les condamnés promis au grand départ. Lui, avait quitté Carcassonne pour La Rochelle. Chaînes aux pieds, menottes aux poignets, il y avait embarqué pour Saint-Martin-de-Ré. Tiens, saint Martin, le bon saint Martin qui avait donné la moitié de son manteau à un pauvre, c’est aussi le patron de Fleury, Sylvestre ! Tout te ramène donc à ton village ?
Ils étaient là cinq ou six cents à attendre la grande traversée, rupture totale avec la vie connue en France. Certes, pendant quinze jours il avait été soumis à un régime alimentaire ma foi meilleur que dans les prisons de l’Aude. Mais c’était, leur avait-on dit, pour se refaire des forces en vue du voyage. Au bout de ces deux semaines, il avait embarqué sur le grand bateau Ville de Saint-Nazaire : Saint-Nazaire, la cathédrale de Béziers, sa ville natale. Décidément, tous les noms lui rappelaient le pays perdu !
Quatorze jours interminables d’une traversée rythmée par les vingt minutes de promenade quotidienne sur le pont, et par cette douche reçue dans la « cage » où ils étaient une soixantaine ensemble, à l’aide de lances à incendie qui vous prodiguaient brutalement une eau bienfaisante. C’était bon, ça luttait un peu contre cette température qui allait vite devenir intenable, une fois parvenus sous les tropiques. Quelques bancs dans ces cellules collectives ; des hamacs pour la nuit ; et deux tonneaux d’eau potable. Deux tonneaux chaque fois pour soixante prisonniers !!
Ce fut enfin l’accostage à Saint-Laurent-du-Maroni, les vérifications nécessaires, le directeur du pénitencier monté à bord avec toute une délégation, et son discours hypocrite promettant, selon les vœux de l’Empereur et moyennant une bonne conduite, une possibilité de réinsertion et même des allègements de peine. Et voici ce qu’on te dit, Sylvestre : « Vous allez connaître une nouvelle vie. En France, vous étiez des criminels. Ici vous serez des repentis, des travailleurs qui allez vous racheter de vos
crimes. » Ah ! oui, il se serait bien passé de cette vie nouvelle… Et quel était son crime ? Si un Etat n’est pas à même de reconnaître l’innocence d’un citoyen, quel espoir te reste-t-il, mon pauvre Sylvestre ? Et puis on va te dire que le crime parfait, ça n’existe pas ? Les erreurs judiciaires non plus, peut-être ? Où se cachait-il, en ce moment même, l’assassin du meunier de Fleury ?
Les idées se bousculaient dans sa pauvre tête. Il transpirait par tous les pores de sa peau. Avec ses compagnons d’infortune, il avait quand même fini par débarquer.
Et les jours succèdent aux jours, les semaines, les mois s’accumulent. Tantôt tu trouves que le temps n’en finit pas de s’écouler, et tantôt – à peine oses-tu te l’avouer – oui, c’est pourtant vrai… qu’il passe assez vite.


 Dix longues années s’étaient ajoutées à ce dix-neuvième siècle, les tempes du forçat blanchissaient allègrement dans le ronron quotidien, pénible, lancinant de ce bagne guyanais.
Un beau jour – oh ! oui, pour être beau, il le fut sans nul doute, il est appelé chez le grand patron du pénitencier.

photo autorisée wikimedia / Le bagne de Saint-Laurent-du Maroni

samedi 17 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER 3 / Fleury en Languedoc

UN GARÇON MEUNIER 3. Sylvestre est suspecté.

Interpellé le lendemain à Bize par la gendarmerie de Ginestas alertée par celle de Coursan,‭ ‬Sylvestre allait subir un interrogatoire en règle.‭ ‬Qu‭’‬avait-il fait exactement le samedi‭ ‬10‭ ‬mars‭ ‬1855‭ ‬et dans la nuit du samedi au dimanche‭ ? ‬Il était alors encore employé au moulin de Fleury‭ ?
Non‭ ‬:‭ ‬il avait quitté M.‭ ‬Carrier le lundi cinq février,‭ ‬et c‭’‬est ici,‭ ‬à Bize,‭ ‬qu‭’‬il avait appris la terrible nouvelle.
Mais voilà qu‭’‬il s‭’‬embrouillait dans ses explications.‭ ‬Sûr,‭ ‬qu‭’‬il était parti sur un coup de tête.‭ ‬Tout aurait pu peut-être encore s‭’‬arranger,‭ ‬comme toutes les autres fois.‭ ‬Mais voilà,‭ ‬c’était comme ça‭ ‬:‭ ‬la coupe avait débordé.‭ ‬De toute façon jamais,‭ ‬au grand jamais il n‭’‬avait eu d‭’‬idée criminelle en tête.‭ ‬Tuer quelqu‭’‬un pour se venger,‭ ‬lui Sylvestre‭ ? ‬Cela non,‭ ‬mille fois non,‭ ‬il pouvait le jurer.‭ ‬A quoi bon agir ainsi,‭ ‬d‭’‬ailleurs‭ ?
Ce qu‭’‬il avait fait cette nuit fatale‭ ? ‬Eh bien,‭ ‬il était sorti,‭ ‬comme tous les samedis.‭ ‬Et c’était ici,‭ ‬pas là-bas,‭ ‬où il n‭’‬allait plus que rarement.‭ ‬A quelle heure il était rentré‭ ? ‬Comment le savoir‭ ? ‬Il n‭’‬avait pas regardé la pendule.‭ ‬Et sa montre,‭ ‬elle s’était arrêtée depuis belle lurette,‭ ‬ayant sans doute besoin d‭’‬un nettoyage complet.‭ ‬Mais l‭’‬horloger qui vient tous les‭ ‬lundis du village voisin ne fait pas cadeau de ses services.
Ces hésitations,‭ ‬ces réponses imprécises étaient suffisantes pour faire de lui un suspect,‭ ‬et même le suspect numéro un,‭ ‬d‭’‬autant plus que ses prétendus compagnons restaient introuvables.‭ ‬Sylvestre fut arrêté et jeté en prison à Narbonne en attendant son procès devant‭ ‬la Cour d‭’‬Assises de Carcassonne.‭
-‭ ‬Mesdames et Messieurs,‭ ‬la Cour‭ !
Tout le monde se lève dans la salle d‭’‬audience.‭ ‬Quinze longs mois ont passé‭ ‬depuis le crime.‭ ‬Le procès vient d‭’‬avoir lieu,‭ ‬et la salle d‭’‬audience du Tribunal impérial est trop petite pour cette foule qui a manifesté à plusieurs reprises.‭ ‬On a entendu des cris‭ «‬ A mort‭ ! »‬ Le Président a maintes fois proféré le sacramentel‭ «‬ Silence‭ ‬! ou je fais évacuer la salle. ‭»
Secondé par ses quatre assesseurs‭ ‬– ils n’étaient jadis que trois sous‭ ‬la Révolution,‭ ‬mais ils sont bien quatre depuis mil huit cent cinq‭ ‬-,‭ ‬le Président,‭ ‬pendant la délibération,‭ ‬a demandé aux douze jurés tirés au sort parmi les vingt et un noms de la liste départementale annuelle de répondre en leur âme et conscience aux questions rituelles‭ ‬:
L‭’‬accusé est-il coupable de ce meurtre‭ ?
Ils ont répondu OUI à une petite majorité.‭ ‬Certains ont senti des failles,‭ ‬des zones d‭’‬ombre dans le dossier d‭’‬accusation.
Le meurtre était-il prémédité,‭ ‬préparé avec soin avant son exécution‭ ?
A cette seconde question,‭ ‬la plupart des jurés ont dû répondre NON.‭ ‬Dans l‭’‬exposé précédant les votes,‭ ‬durant la délibération,‭ ‬le juge qui présidait avait attiré tout particulièrement leur attention.‭ ‬Si par deux fois c’était le oui qui l‭’‬emportait,‭ ‬alors obligatoirement le verdict ne faisait plus de doute,‭ ‬c’était la condamnation à mort.‭ ‬Et il avait rappelé le terrible article douze du Code Pénal‭ ‬:‭ «‬ Tout condamné à mort aura la tête tranchée.‭ »
Chacun a repris sa place dans la salle du tribunal.‭ ‬La délibération a été particulièrement longue.‭ ‬Les bavardages se calment,‭ ‬le public redevient attentif.
‭«‬ Gardes,‭ ‬faites entrer l‭’‬accusé.‭ »
Sylvestre pénètre entre deux gendarmes dans cette enceinte qu‭’‬il connaît déjà trop bien,‭ ‬depuis huit jours que dure son procès.
‭«‬ Accusé,‭ ‬levez-vous.‭ ‬Je vais vous lire le verdict.‭ »

vendredi 16 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER 2 / Fleury d'Aude en Languedoc

Le village est sous le choc : un drame s’est noué au moulin.

Après deux années de bons et loyaux services,‭ ‬croit-il,‭ ‬à Fleury,‭ ‬le voici à Bize,‭ ‬commune du Minervois,‭ ‬toujours dans l‭’‬Aude,‭ ‬où sont aussi des moulins,‭ ‬à une trentaine de kilomètres.
Il a bien fait,‭ ‬pense-t-il.‭ ‬Le travail est le même,‭ ‬et son nouveau patron semble avoir bien meilleur caractère.‭ ‬Il peut même loger tout à côté du moulin.‭ ‬Oui,‭ ‬c‭’‬est vrai,‭ ‬il est un peu loin de son village,‭ ‬un peu loin de ces jolies Pérignanaises,‭ ‬puisque c‭’‬est ainsi qu‭’‬elles se nomment,‭ ‬les filles de Fleury,‭ ‬celles en particulier qu‭’‬il retrouvait le samedi soir au petit bal du Grand Café,‭ ‬ou bien,‭ ‬l’été revenu,‭ ‬sur la plage familiale de Saint-Pierre.‭ ‬Souvent il songe à ses copains,‭ ‬à ses petites amies.‭ ‬Mais va,‭ ‬Sylvestre,‭ ‬ici aussi tu peux bien t‭’‬amuser en fin de semaine.‭ ‬Non,‭ ‬tous comptes faits,‭ ‬il ne regrette pas trop son coup de tête.




Une rumeur parcourt Fleury comme une traînée de poudre‭ ‬:‭ ‬on a assassiné monsieur Carrier,‭ ‬le meunier‭ ! ‬Deux gendarmes viennent d‭’‬arriver de Coursan sur leurs beaux chevaux alezans.‭ ‬Coiffés de leur bicorne,‭ ‬les voici,‭ ‬sanglés dans leur uniforme bleu clair,‭ ‬culotte blanche et bottes noires,‭ ‬avec le bandeau jaune caractéristique qui leur barre la poitrine de l’épaule gauche à la hanche droite.‭ ‬Ils ont monté à vive allure la route de la mer qui conduit à la plage de Saint-Pierre,‭ ‬sont passés devant le tout nouveau cimetière en soulevant sur cette route blanche de petits nuages de poussière,‭ ‬de‭ «‬ poudre de riz‭ »‬ comme disent en plaisantant les habitants du lieu.‭ ‬Puis ils ont pris,‭ ‬à l‭’‬embranchement de‭ ‬‘la Chapelle‭’‬,‭ ‬le chemin de Marmorières sur la droite,‭ ‬pour obliquer aussitôt sur la bande de terre encore plus blanche qui débouche sur l‭’‬aire du moulin.
Il a fallu écarter les nombreux curieux accourus du village.‭ ‬Les papotages vont bon train‭ ; ‬chacun y va de sa petite explication.
‭–‬ Ça devait arriver un jour ou l‭’‬autre.‭ ‬Avec‭ ‬ce tempérament‭ !
– Ce n‭’‬est pas une raison pour tuer quelqu‭’‬un‭…
– Moi je crois que ce doit être un membre de la famille.
‭–‬ Ou plutôt un vagabond de passage,‭ ‬un chemineau,‭ ‬ou un de ces mendiants qui ont toujours une bouteille de trop dans le nez.
‭–‬ Souvent‭ ‬l‭’‬assassin c‭’‬est quelqu‭’‬un de bien habillé,‭ ‬vous savez‭…
– Et si par hasard il s‭’‬agissait là d‭’‬un suicide‭ ?
Oui,‭ ‬décidément les commérages vont bon train.
Les alezans sont maintenant solidement attachés par la bride aux anneaux de fer prévus à cet effet et‭ ‬scellés dans le mur du moulin.‭ ‬Les gendarmes sont descendus.‭ ‬L‭’‬un d‭’‬eux a pris son registre dans la sacoche de cuir noir,‭ ‬et un crayon à copier que nous appelons crayon-encre.
Ils pénètrent dans la maisonnette,‭ ‬après avoir frappé plusieurs fois.‭ ‬Augustine‭ ‬et l‭’‬aîné des enfants,‭ ‬Alphonse,‭ ‬sont là au chevet du lit.‭ ‬Les trois autres petits,‭ ‬trop jeunes pour se rendre compte de cette tragédie,‭ ‬ont été confiés à une tante de Salles-d‭’‬Aude,‭ ‬le village presque attenant à Fleury‭ ‬– un petit kilomètre,‭ ‬c‭’‬est tout juste dix minutes,‭ ‬un quart d‭’‬heure de marche‭ ‬– et dont Augustine est originaire.
Sur son lit de mort,‭ ‬Léon est étendu.‭ ‬Un mouchoir blanc noué sur sa tête maintient la mâchoire inférieure.
Et l‭’‬interrogatoire commence.‭ ‬Augustine,‭ ‬la voix brisée par les sanglots,‭ ‬explique et répond de son mieux.‭ ‬D‭’‬ailleurs,‭ ‬se demande le second gendarme,‭ ‬est-il bien sûr qu‭’‬elle soit totalement étrangère à ce drame‭ ? ‬Qui sait‭ ? ‬Ne faut-il pas envisager toutes les hypothèses‭ ?
« Lorsque j‭’‬ai vu qu’à huit heures il n’était pas encore venu prendre comme à l‭’‬ordinaire son café et son casse-croûte,‭ ‬je l‭’‬ai appelé,‭ ‬plusieurs fois‭…‬ Pas de réponse‭…‬ Alors,‭ ‬je suis sortie,‭ ‬j‭’‬ai fait le tour du moulin‭…‬et je vois la porte entrouverte.‭ ‬J‭’‬appelle encore‭…‬ Rien‭…‬ Les ailes tournaient doucement,‭ ‬mais à vide‭ ‬:‭ ‬le mécanisme était sans doute débrayé.‭ ‬J‭’‬entre,‭ ‬et alors‭…‬ »
Ses sanglots redoublent.‭ ‬Les mots ne peuvent plus sortir de sa gorge.
‭«‬ Remettez-vous‭ »‬,‭ ‬dit le brigadier qui a cessé d’écrire‭ ‬et lève son crayon,‭ ‬tandis que son collègue surveille la porte,‭ ‬au cas où un curieux viendrait la pousser un tout petit peu‭…‬ pour voir‭…‬ « Encore un peu de courage,‭ ‬ce sera bientôt fini.‭ »
Augustine reprend‭ ‬:‭ «‬ Il était là,‭ ‬étendu dans son sang,‭ ‬entre le coffre des meules et celui de la bluterie.‭ ‬Sa chemise montrait une grosse tache rouge sur la poitrine,‭ ‬du côté gauche.‭ ‬– Vous auriez dû le laisser sur place‭ »‬ remarque le gendarme.‭ «‬ -‭ ‬Il m‭’‬a semblé qu‭’‬il respirait encore un petit peu,‭ ‬et ses yeux imploraient du secours.‭ ‬J‭’‬avais crié comme une folle‭ ; ‬j‭’‬ai vite appelé Alphonse,‭ ‬qui m‭’‬a aidé comme il a pu.‭ ‬Il n‭’‬a que douze ans,‭ ‬vous savez,‭ ‬mais il est déjà solide.‭ ‬A tous les deux,‭ ‬nous avons fait glisser doucement son pauvre papa jusqu‭’‬ici.‭ ‬Heureusement que la maison est en contrebas,‭ ‬sinon on n‭’‬aurait pas pu.‭ »
Et par petites bribes parfois à peine audibles et noyées dans les pleurs,‭ ‬elle complétait vaille que vaille son pénible récit.‭ ‬Sa sœur était venue de Salles de bon matin,‭ ‬comme elle le faisait tous les‭ ‬dimanches.‭ ‬C’était de bon matin pour elle,‭ ‬mais il était déjà assez tard dans la matinée,‭ ‬et le soleil chauffait.‭ ‬D‭’‬abord muette d‭’‬effroi,‭ ‬elle était vite descendue au village signaler le meurtre de son beau-frère à la maison commune.‭ ‬Puis elle avait pris‭ ‬les quatre plus jeunes enfants dans son phaéton tiré par Vaillant,‭ ‬le petit cheval blanc‭ ‬:‭ ‬elle s‭’‬occuperait de ses nièces et de Maurice,‭ ‬cet adorable bout de chou,‭ ‬pour le temps qu‭’‬il faudrait.
‭«‬ Hélas‭ ! ‬reprit Augustine,‭ ‬mon pauvre Léon était bien mort.‭ ‬C‭’‬est la mairie qui a dû vous le signaler‭ ?
Oui,‭ ‬fit le brigadier.‭ ‬On nous a avertis vers les onze heures,‭ ‬et vous voyez qu’à midi trente nous sommes là.‭ ‬Voyons,‭ ‬qu‭’‬est-ce que je voulais dire‭ ? ‬Ah oui‭ ! ‬Vous avez des doutes sur la personne qui a pu commettre ce crime‭ ? ‬Selon vous,‭ ‬qui est-ce qui aurait pu nourrir une telle haine contre Monsieur Carrier,‭ ‬au point‭ ‬d‭’‬aller jusqu’à le supprimer‭ ?‬ ‭»‬
‭ «‬ -‭ ‬Non,‭ ‬vraiment je ne vois personne‭…‬(un silence‭)‬.‭ ‬Un mari aussi attentionné,‭ ‬un papa si aimant pour ses cinq enfants‭ ! ‬Et un meunier dont tout le monde vous dira le plus grand bien‭…
-‭ ‬Je sais,‭ ‬je sais,‭ ‬coupe le brigadier,‭ ‬vous étiez une famille unie.‭ ‬On dit quand même qu‭’‬il avait son caractère,‭ ‬et que parfois la colère pouvait l‭’‬aveugler.
-‭ ‬Oui,‭ ‬sans doute.‭ ‬Il s‭’‬emportait de temps à autre.‭ ‬Mais qui n‭’‬a pas ses défauts‭ ? ‬Je vous le demande.
-‭ ‬Vous aviez un garçon meunier,‭ ‬je crois‭ ?
-‭ ‬Sylvestre,‭ ‬oui.‭ ‬Il est à Bize à présent.
-‭ ‬Est-ce qu‭’‬il s‭’‬entendait bien avec monsieur Carrier‭ ?
-‭ ‬Bien sûr.‭ ‬Et régulièrement il recevait un petit surplus sur sa paye.‭ ‬Vous savez,‭ ‬les jeunes,‭ ‬ça aime sortir le soir,‭ ‬aller au cabaret ou au petit bar de la rue du Marché.‭ ‬Et quelquefois il mangeait même chez nous.
-‭ ‬J‭’‬ai pourtant appris qu‭’‬il avait eu maille à partir avec monsieur Léon,‭ ‬voilà quelques mois de cela.
-‭ ‬Comment ça,‭ ‬maille à partir‭ ?
-‭ ‬Enfin,‭ ‬qu‭’‬ils s’étaient bien disputés,‭ ‬si vous voulez.
-‭ ‬C‭’‬est ma foi vrai,‭ ‬mais ce n’était pas la première fois,‭ ‬et tout finissait vite par s‭’‬arranger.‭ ‬Là pourtant il a décidé de nous quitter,‭ ‬huit ou dix jours plus tard‭ ‬:‭ ‬un coup de tête,‭ ‬quoi.‭ ‬Ces jeunes gens sont imprévisibles,‭ ‬ils croient que tout leur est dû,‭ ‬que c‭’‬est eux qui ont toujours raison,‭ ‬qu‭’‬ils vont changer le monde‭…
-‭ ‬Donc,‭ ‬finalement il est parti.
-‭ ‬Eh oui‭ ! ‬Il est vers Bize,‭ ‬comme je vous l‭’‬ai dit,‭ ‬toujours garçon meunier‭…
L‭’‬interrogatoire se poursuit durant une bonne heure d‭’‬horloge.‭ ‬Puis,‭ ‬devinant madame Carrier fatiguée,‭ ‬le brigadier et le second gendarme ont pris congé,‭ ‬enfourchant leurs chevaux qui s’étaient mis à hennir bruyamment,‭ ‬trouvant le temps décidément trop long.‭ ‬Ils ont prié la famille de se tenir à leur disposition et ont retrouvé la route poudreuse de Coursan.
Après une veillée bien triste où presque tout le village est venu présenter des condoléances émues,‭ ‬tandis que six ou huit femmes se relayaient jusqu‭’‬au petit matin autour de la couche funèbre vaguement éclairée par deux cierges fichés dans les hauts chandeliers de cuivre,‭ ‬près de la soucoupe d‭’‬eau bénite où trempe le petit‭ ‬rameau de laurier traditionnel,‭ ‬la fenêtre s’éclaira‭ ‬:‭ ‬le jour se levait.
Les pleureuses,‭ ‬un peu lasses de toute une nuit de veille et de prières,‭ ‬se dispersèrent.
Les obsèques furent simples,‭ ‬mais émouvantes.‭ ‬Le vicaire de paroisse seconda Monsieur le Curé,‭ ‬dont le sermon moralisant et l’évocation de la vie du défunt firent couler bien des larmes,‭ ‬car la famille Carrier était honorablement connue.‭ ‬Derrière le corbillard,‭ ‬tiré par le vieux cheval qui échangeait plus souvent cet attelage pour le tombereau de la voirie et des ordures ménagères,‭ ‬une longue théorie de parents et d‭’‬amis accompagnait Léon à sa dernière demeure.‭ ‬Les femmes,‭ ‬comme il se devait dans nos villages,‭ ‬étaient restées à l’église,‭ ‬ou bien priaient à la maison pour le repos de l’âme du mort.




diapositive François Dedieu 1967.

mardi 13 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER / Fleury d'Aude en Languedoc

Notre curiosité pour le dictionnaire topographique de Sabarthès nous a rappelé l’importance des céréales et de la meunerie, chez nous, avant que la vigne, de meilleur rapport ne remplace le champ de blé. Quoi qu’il en soit, de tout temps, la consommation de pain, aliment historique, est restée primordiale. On en mangeait encore beaucoup dans les années 50 - 60 quand le gros pain taxé de quatre livres se vendait au poids et que le boulanger rajoutait, si nécessaire, un morceau sur la balance (je suppose que si le pain pesait davantage, il devait en enlever).
Reprenons notre histoire de farine, au milieu du XIXème siècle, lorsque les moulins alentour desservaient les boulangers du village parce qu’une affaire tragique, justement, eut pour cadre le moulin de Fleury.
En voici une version romancée, écrite par mon père, François Dedieu, pérignanais de toujours. Je pensais qu’elle figurait dans son livre « Caboujolette », même si les mentions antérieures à 1870 dépassent le cadre de l’ouvrage. Erreur. Quel trou de mémoire de ma part en tant qu’éditeur, même fortuit, du diptyque sur Fleury comprenant aussi « Le Carignan » ! L’affaire du moulin de Fleury fait l’objet d’une nouvelle à part, la voici, en épisodes, avec l’autorisation de l’auteur.

1. Un moulin productif. Un meunier bien installé mais qui a du mal à garder ses employés.

UN GARÇON MEUNIER

- Tu es de Fleury ?
- Oui, Monsieur.
- Et moi, tu vois, je suis de Salles. Nos deux villages se touchent presque.
Mais mon grand-père, lui, habitait à Fleury. C’était même le dernier meunier, au moulin qui se trouve au début de la route de Vinassan, sur la droite, après le cimetière.
Ainsi commença Monsieur Carrier, alors en clinique à Narbonne dans la même chambre que mon fils. Ce dernier, à qui le docteur Deixonne venait d’enlever des verrues plantaires au bistouri électrique, était là provisoirement, dans l’attente d’une chambre individuelle, afin de ne plus partager celle d’un octogénaire.
Or, quand je lui annonçai qu’il avait une chambre libre, quel ne fut pas mon étonnement de l’entendre dire : « Non, papa, je préfère rester ici avec le ‘papet’ ; il m’empêche de ‘languir’, m’apprend à tricher aux cartes (oh !), et surtout il me raconte des histoires du village. C’est trop intéressant. »
Et voilà comment j’appris moi-même la véritable histoire du dernier meunier que connut Fleury.
Sur une petite hauteur dominant le village se dresse encore la tour trapue que nous appelons simplement « le Moulin ». La famille prétendue belge qui venait de l’acquérir pour une bouchée de pain voilà une vingtaine d’années en a conservé l’aspect extérieur et avait aménagé le dedans pour en faire une petite résidence secondaire au milieu de quelques pins, du romarin, et de trois ou quatre touffes de notre lavande aspic qui sent si bon.
Vers le milieu du dix-neuvième siècle, les ailes du moulin, aujourd’hui disparues, tournent encore au bon vent du Cers lorsqu’il n’est pas trop violent. La petite maison du meunier se blottit en contrebas sur la colline, et son toit de tuiles jadis rouges et mangées par une mousse verdâtre touche presque le bas de la tour.
Léon le meunier et sa femme Augustine ont déjà une belle famille : cinq enfants encore jeunes, deux garçons et trois filles. L’aîné, Alphonse, qui va sur ses douze ans, prendra peut-être la suite du père. Elodie n’a que six ans et commence à fréquenter l’école des sœurs qui donne sur la Placette de Fleury, pas sur la Grand-Place Saint-Martin près de l’église du même nom, celui du saint patron de notre village ; non, la toute petite place tout en haut de la rue des Pénitents blancs. Albertine, elle, n’a que quatre printemps, Emilie en a trois, et Maurice, le benjamin, vient à peine de souffler sa première bougie.
Le métier a certes encore quelque avenir. Pourtant, les champs de céréales, blé et avoine surtout, orge aussi, cèdent le pas, peu à peu, à la vigne qui tend à supplanter toute autre culture. Malgré tout, la voilure des ailes a été remplacée, réparée la charpente mobile du toit conique. L’ensemble peut tourner à présent sans problème pour offrir à notre Cers, le vent du nord-ouest parfois violent et froid que d’aucuns s’entêtent à nommer tramontane (nous ne sommes pas en Roussillon, que diable !) le meilleur angle d’attaque pour que les pales donnent leur maximum de rendement. Quant à l’étamine de soie du blutoir, elle est toute neuve. Bref, le moulin de maître Léon est en règle comme au début de chaque campagne annuelle.
Sylvestre, le garçon meunier qui loue une chambre au village, porte bien ses vingt-deux ans. C’est un grand brun aux yeux d’un bleu profond, portant moustache et toujours bien mis. Ses biceps sont impressionnants, surtout quand il retrousse les manches de sa chemise claire, ou qu’il a passé son tricot blanc ajouré de meunier, voire lorsqu’il se met torse nu, ce qui lui arrive constamment avec les chaleurs.
Toujours célibataire, il en a fini avec le service militaire : il a tiré un bon numéro et en a été heureusement exempté. Sinon, il ne serait pas encore de retour à la vie civile. Oh ! bien sûr, il aurait pu en théorie, dans le cas contraire, se faire remplacer par un autre, mais il eût fallu payer cette « exonération », comme ils disent, donner selon la loi une compensation pécuniaire, et alors bernique ! il n’avait pas le sou. Oui, il en a eu, de la chance, et lorsque le meunier a cherché de l’aide, Sylvestre a eu encore la possibilité de venir s’embaucher au moulin.
Une chance, encore ! Deux ou trois cents mètres de chez toi, se dit-il, et te voilà rendu sur ton lieu de travail : c’est le rêve, non ? Et puis bien payé avec ça, nettement mieux en tout cas que pour tes camarades qui vont tailler la vigne dans la saison froide pour vingt-cinq sous par jour, ou même labourer pour deux francs.
D’ailleurs, il a toujours eu peur des chevaux, et de loin en loin survient un accident mortel qui donne à réfléchir. Tiens, la semaine dernière encore un malheureux n’a-t-il pas été écrasé par la roue de sa charrette lourdement chargée de barriques de vin, à la descente de la route des Cabanes, à deux kilomètres du village ?
Pourtant, il n’est pas toujours de bon poil, Léon, le meunier. Il a aussi son caractère, tiens ! Bertrand, le berger, le sait bien, qui se fait régulièrement réprimander pour traverser avec ses moutons les quelques champs et deux ou trois prés que le meunier possède dans la plaine de l’Aude, au pied de notre belle colline qui s’emplit de senteurs printanières, la Clape. Il faut ajouter pour être juste que la colère, pour violente qu’elle soit, lui passe assez vite. Sylvestre a maintes fois subi son courroux. Il y a peu de temps encore ce fut une véritable bourrasque, un déchaînement brutal et incontrôlé. Le meunier deviendrait-il fou ?
Sylvestre revit ce dernier esclandre. « Tu ne soignes pas ton travail. Je t’ai mille fois répété qu’il fallait nettoyer plus souvent l’auget sous la trémie, le sabot, quoi, sinon comment veux-tu que le babillard l’agite comme il convient et que le grain tombe régulièrement dans l’œillard de la meule courante ? – Mais, patron… - Il n’y a pas de mais ! Et je ne te parle pas de la bluterie. Les tamis ne sont pas souvent bien nets, tout va à vau-l’eau. Qui m’a fichu un fainéant pareil, une telle tête en l’air ! Sylvestre, ça finira mal ! Tu ne feras jamais rien de bon dans la vie, si tu continues ! »
Cette fois, Léon a dépassé les bornes. Et Sylvestre est parti.