Sylvestre est condamné.
« Étant donné d’une part que le jury de jugement ici présent, rendant la justice au nom du peuple français et de notre empereur Napoléon III, vous reconnaît coupable de l’assassinat de feu le sieur Léon Carrier, alors meunier au moulin sis dans la commune de Fleury, ex-Pérignan, canton de Coursan, arrondissement de Narbonne, dans ce département de l’Aude ; - mais que, d’autre part, la préméditation étant exclue, il vous accorde les circonstances atténuantes, vous êtes condamné à vingt-deux années de réclusion criminelle, avec obligation de travailler. Avez-vous une dernière remarque à faire au tribunal ?
- Monsieur le Président, je suis innocent du crime dont on m’accuse, je le répète encore devant vous.
- Gardes, emmenez le condamné. »
Le 30 mai 1854 avait été promulguée par Napoléon III la loi instituant le bagne colonial. Sylvestre fut d’abord envoyé à l’île de Ré, première étape vers Cayenne. Il ne connaîtrait donc pas les prisons et bagnes métropolitains de Toulon, Brest ou Rochefort. C’était déjà un forçat, lui qui pourtant n’avait aucun crime à se reprocher. Et il en avait « pris » pour vingt-deux ans ! Ce qui le désolait le plus, c’est ce qu’il avait appris peu de jours après son procès : si tu avais moins de huit ans de travaux forcés, l’article six de cette fameuse loi votée voilà trois années prévoyait le « doublage ». C’est-à-dire qu’une fois que tu avais « payé », tu étais encore tenu de résider là-bas pendant un temps supplémentaire égal à ta condamnation. Mais au-delà de huit ans de peine, alors c’était pour tout le restant de ta vie.
Ici, dans l’île, le fort agrandi par Vauban abritait les condamnés promis au grand départ. Lui, avait quitté Carcassonne pour La Rochelle. Chaînes aux pieds, menottes aux poignets, il y avait embarqué pour Saint-Martin-de-Ré. Tiens, saint Martin, le bon saint Martin qui avait donné la moitié de son manteau à un pauvre, c’est aussi le patron de Fleury, Sylvestre ! Tout te ramène donc à ton village ?
Ils étaient là cinq ou six cents à attendre la grande traversée, rupture totale avec la vie connue en France. Certes, pendant quinze jours il avait été soumis à un régime alimentaire ma foi meilleur que dans les prisons de l’Aude. Mais c’était, leur avait-on dit, pour se refaire des forces en vue du voyage. Au bout de ces deux semaines, il avait embarqué sur le grand bateau Ville de Saint-Nazaire : Saint-Nazaire, la cathédrale de Béziers, sa ville natale. Décidément, tous les noms lui rappelaient le pays perdu !
Quatorze jours interminables d’une traversée rythmée par les vingt minutes de promenade quotidienne sur le pont, et par cette douche reçue dans la « cage » où ils étaient une soixantaine ensemble, à l’aide de lances à incendie qui vous prodiguaient brutalement une eau bienfaisante. C’était bon, ça luttait un peu contre cette température qui allait vite devenir intenable, une fois parvenus sous les tropiques. Quelques bancs dans ces cellules collectives ; des hamacs pour la nuit ; et deux tonneaux d’eau potable. Deux tonneaux chaque fois pour soixante prisonniers !!
Ce fut enfin l’accostage à Saint-Laurent-du-Maroni, les vérifications nécessaires, le directeur du pénitencier monté à bord avec toute une délégation, et son discours hypocrite promettant, selon les vœux de l’Empereur et moyennant une bonne conduite, une possibilité de réinsertion et même des allègements de peine. Et voici ce qu’on te dit, Sylvestre : « Vous allez connaître une nouvelle vie. En France, vous étiez des criminels. Ici vous serez des repentis, des travailleurs qui allez vous racheter de vos crimes. » Ah ! oui, il se serait bien passé de cette vie nouvelle… Et quel était son crime ? Si un Etat n’est pas à même de reconnaître l’innocence d’un citoyen, quel espoir te reste-t-il, mon pauvre Sylvestre ? Et puis on va te dire que le crime parfait, ça n’existe pas ? Les erreurs judiciaires non plus, peut-être ? Où se cachait-il, en ce moment même, l’assassin du meunier de Fleury ?
Les idées se bousculaient dans sa pauvre tête. Il transpirait par tous les pores de sa peau. Avec ses compagnons d’infortune, il avait quand même fini par débarquer.
Et les jours succèdent aux jours, les semaines, les mois s’accumulent. Tantôt tu trouves que le temps n’en finit pas de s’écouler, et tantôt – à peine oses-tu te l’avouer – oui, c’est pourtant vrai… qu’il passe assez vite.
« Étant donné d’une part que le jury de jugement ici présent, rendant la justice au nom du peuple français et de notre empereur Napoléon III, vous reconnaît coupable de l’assassinat de feu le sieur Léon Carrier, alors meunier au moulin sis dans la commune de Fleury, ex-Pérignan, canton de Coursan, arrondissement de Narbonne, dans ce département de l’Aude ; - mais que, d’autre part, la préméditation étant exclue, il vous accorde les circonstances atténuantes, vous êtes condamné à vingt-deux années de réclusion criminelle, avec obligation de travailler. Avez-vous une dernière remarque à faire au tribunal ?
- Monsieur le Président, je suis innocent du crime dont on m’accuse, je le répète encore devant vous.
- Gardes, emmenez le condamné. »
Le 30 mai 1854 avait été promulguée par Napoléon III la loi instituant le bagne colonial. Sylvestre fut d’abord envoyé à l’île de Ré, première étape vers Cayenne. Il ne connaîtrait donc pas les prisons et bagnes métropolitains de Toulon, Brest ou Rochefort. C’était déjà un forçat, lui qui pourtant n’avait aucun crime à se reprocher. Et il en avait « pris » pour vingt-deux ans ! Ce qui le désolait le plus, c’est ce qu’il avait appris peu de jours après son procès : si tu avais moins de huit ans de travaux forcés, l’article six de cette fameuse loi votée voilà trois années prévoyait le « doublage ». C’est-à-dire qu’une fois que tu avais « payé », tu étais encore tenu de résider là-bas pendant un temps supplémentaire égal à ta condamnation. Mais au-delà de huit ans de peine, alors c’était pour tout le restant de ta vie.
Ici, dans l’île, le fort agrandi par Vauban abritait les condamnés promis au grand départ. Lui, avait quitté Carcassonne pour La Rochelle. Chaînes aux pieds, menottes aux poignets, il y avait embarqué pour Saint-Martin-de-Ré. Tiens, saint Martin, le bon saint Martin qui avait donné la moitié de son manteau à un pauvre, c’est aussi le patron de Fleury, Sylvestre ! Tout te ramène donc à ton village ?
Ils étaient là cinq ou six cents à attendre la grande traversée, rupture totale avec la vie connue en France. Certes, pendant quinze jours il avait été soumis à un régime alimentaire ma foi meilleur que dans les prisons de l’Aude. Mais c’était, leur avait-on dit, pour se refaire des forces en vue du voyage. Au bout de ces deux semaines, il avait embarqué sur le grand bateau Ville de Saint-Nazaire : Saint-Nazaire, la cathédrale de Béziers, sa ville natale. Décidément, tous les noms lui rappelaient le pays perdu !
Quatorze jours interminables d’une traversée rythmée par les vingt minutes de promenade quotidienne sur le pont, et par cette douche reçue dans la « cage » où ils étaient une soixantaine ensemble, à l’aide de lances à incendie qui vous prodiguaient brutalement une eau bienfaisante. C’était bon, ça luttait un peu contre cette température qui allait vite devenir intenable, une fois parvenus sous les tropiques. Quelques bancs dans ces cellules collectives ; des hamacs pour la nuit ; et deux tonneaux d’eau potable. Deux tonneaux chaque fois pour soixante prisonniers !!
Ce fut enfin l’accostage à Saint-Laurent-du-Maroni, les vérifications nécessaires, le directeur du pénitencier monté à bord avec toute une délégation, et son discours hypocrite promettant, selon les vœux de l’Empereur et moyennant une bonne conduite, une possibilité de réinsertion et même des allègements de peine. Et voici ce qu’on te dit, Sylvestre : « Vous allez connaître une nouvelle vie. En France, vous étiez des criminels. Ici vous serez des repentis, des travailleurs qui allez vous racheter de vos crimes. » Ah ! oui, il se serait bien passé de cette vie nouvelle… Et quel était son crime ? Si un Etat n’est pas à même de reconnaître l’innocence d’un citoyen, quel espoir te reste-t-il, mon pauvre Sylvestre ? Et puis on va te dire que le crime parfait, ça n’existe pas ? Les erreurs judiciaires non plus, peut-être ? Où se cachait-il, en ce moment même, l’assassin du meunier de Fleury ?
Les idées se bousculaient dans sa pauvre tête. Il transpirait par tous les pores de sa peau. Avec ses compagnons d’infortune, il avait quand même fini par débarquer.
Et les jours succèdent aux jours, les semaines, les mois s’accumulent. Tantôt tu trouves que le temps n’en finit pas de s’écouler, et tantôt – à peine oses-tu te l’avouer – oui, c’est pourtant vrai… qu’il passe assez vite.
Dix longues années s’étaient ajoutées à ce dix-neuvième siècle, les tempes du forçat blanchissaient allègrement dans le ronron quotidien, pénible, lancinant de ce bagne guyanais.
Un beau jour – oh ! oui, pour être beau, il le fut sans nul doute, il est appelé chez le grand patron du pénitencier.
photo autorisée wikimedia / Le bagne de Saint-Laurent-du Maroni
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