vendredi 16 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER 2 / Fleury d'Aude en Languedoc

Le village est sous le choc : un drame s’est noué au moulin.

Après deux années de bons et loyaux services,‭ ‬croit-il,‭ ‬à Fleury,‭ ‬le voici à Bize,‭ ‬commune du Minervois,‭ ‬toujours dans l‭’‬Aude,‭ ‬où sont aussi des moulins,‭ ‬à une trentaine de kilomètres.
Il a bien fait,‭ ‬pense-t-il.‭ ‬Le travail est le même,‭ ‬et son nouveau patron semble avoir bien meilleur caractère.‭ ‬Il peut même loger tout à côté du moulin.‭ ‬Oui,‭ ‬c‭’‬est vrai,‭ ‬il est un peu loin de son village,‭ ‬un peu loin de ces jolies Pérignanaises,‭ ‬puisque c‭’‬est ainsi qu‭’‬elles se nomment,‭ ‬les filles de Fleury,‭ ‬celles en particulier qu‭’‬il retrouvait le samedi soir au petit bal du Grand Café,‭ ‬ou bien,‭ ‬l’été revenu,‭ ‬sur la plage familiale de Saint-Pierre.‭ ‬Souvent il songe à ses copains,‭ ‬à ses petites amies.‭ ‬Mais va,‭ ‬Sylvestre,‭ ‬ici aussi tu peux bien t‭’‬amuser en fin de semaine.‭ ‬Non,‭ ‬tous comptes faits,‭ ‬il ne regrette pas trop son coup de tête.




Une rumeur parcourt Fleury comme une traînée de poudre‭ ‬:‭ ‬on a assassiné monsieur Carrier,‭ ‬le meunier‭ ! ‬Deux gendarmes viennent d‭’‬arriver de Coursan sur leurs beaux chevaux alezans.‭ ‬Coiffés de leur bicorne,‭ ‬les voici,‭ ‬sanglés dans leur uniforme bleu clair,‭ ‬culotte blanche et bottes noires,‭ ‬avec le bandeau jaune caractéristique qui leur barre la poitrine de l’épaule gauche à la hanche droite.‭ ‬Ils ont monté à vive allure la route de la mer qui conduit à la plage de Saint-Pierre,‭ ‬sont passés devant le tout nouveau cimetière en soulevant sur cette route blanche de petits nuages de poussière,‭ ‬de‭ «‬ poudre de riz‭ »‬ comme disent en plaisantant les habitants du lieu.‭ ‬Puis ils ont pris,‭ ‬à l‭’‬embranchement de‭ ‬‘la Chapelle‭’‬,‭ ‬le chemin de Marmorières sur la droite,‭ ‬pour obliquer aussitôt sur la bande de terre encore plus blanche qui débouche sur l‭’‬aire du moulin.
Il a fallu écarter les nombreux curieux accourus du village.‭ ‬Les papotages vont bon train‭ ; ‬chacun y va de sa petite explication.
‭–‬ Ça devait arriver un jour ou l‭’‬autre.‭ ‬Avec‭ ‬ce tempérament‭ !
– Ce n‭’‬est pas une raison pour tuer quelqu‭’‬un‭…
– Moi je crois que ce doit être un membre de la famille.
‭–‬ Ou plutôt un vagabond de passage,‭ ‬un chemineau,‭ ‬ou un de ces mendiants qui ont toujours une bouteille de trop dans le nez.
‭–‬ Souvent‭ ‬l‭’‬assassin c‭’‬est quelqu‭’‬un de bien habillé,‭ ‬vous savez‭…
– Et si par hasard il s‭’‬agissait là d‭’‬un suicide‭ ?
Oui,‭ ‬décidément les commérages vont bon train.
Les alezans sont maintenant solidement attachés par la bride aux anneaux de fer prévus à cet effet et‭ ‬scellés dans le mur du moulin.‭ ‬Les gendarmes sont descendus.‭ ‬L‭’‬un d‭’‬eux a pris son registre dans la sacoche de cuir noir,‭ ‬et un crayon à copier que nous appelons crayon-encre.
Ils pénètrent dans la maisonnette,‭ ‬après avoir frappé plusieurs fois.‭ ‬Augustine‭ ‬et l‭’‬aîné des enfants,‭ ‬Alphonse,‭ ‬sont là au chevet du lit.‭ ‬Les trois autres petits,‭ ‬trop jeunes pour se rendre compte de cette tragédie,‭ ‬ont été confiés à une tante de Salles-d‭’‬Aude,‭ ‬le village presque attenant à Fleury‭ ‬– un petit kilomètre,‭ ‬c‭’‬est tout juste dix minutes,‭ ‬un quart d‭’‬heure de marche‭ ‬– et dont Augustine est originaire.
Sur son lit de mort,‭ ‬Léon est étendu.‭ ‬Un mouchoir blanc noué sur sa tête maintient la mâchoire inférieure.
Et l‭’‬interrogatoire commence.‭ ‬Augustine,‭ ‬la voix brisée par les sanglots,‭ ‬explique et répond de son mieux.‭ ‬D‭’‬ailleurs,‭ ‬se demande le second gendarme,‭ ‬est-il bien sûr qu‭’‬elle soit totalement étrangère à ce drame‭ ? ‬Qui sait‭ ? ‬Ne faut-il pas envisager toutes les hypothèses‭ ?
« Lorsque j‭’‬ai vu qu’à huit heures il n’était pas encore venu prendre comme à l‭’‬ordinaire son café et son casse-croûte,‭ ‬je l‭’‬ai appelé,‭ ‬plusieurs fois‭…‬ Pas de réponse‭…‬ Alors,‭ ‬je suis sortie,‭ ‬j‭’‬ai fait le tour du moulin‭…‬et je vois la porte entrouverte.‭ ‬J‭’‬appelle encore‭…‬ Rien‭…‬ Les ailes tournaient doucement,‭ ‬mais à vide‭ ‬:‭ ‬le mécanisme était sans doute débrayé.‭ ‬J‭’‬entre,‭ ‬et alors‭…‬ »
Ses sanglots redoublent.‭ ‬Les mots ne peuvent plus sortir de sa gorge.
‭«‬ Remettez-vous‭ »‬,‭ ‬dit le brigadier qui a cessé d’écrire‭ ‬et lève son crayon,‭ ‬tandis que son collègue surveille la porte,‭ ‬au cas où un curieux viendrait la pousser un tout petit peu‭…‬ pour voir‭…‬ « Encore un peu de courage,‭ ‬ce sera bientôt fini.‭ »
Augustine reprend‭ ‬:‭ «‬ Il était là,‭ ‬étendu dans son sang,‭ ‬entre le coffre des meules et celui de la bluterie.‭ ‬Sa chemise montrait une grosse tache rouge sur la poitrine,‭ ‬du côté gauche.‭ ‬– Vous auriez dû le laisser sur place‭ »‬ remarque le gendarme.‭ «‬ -‭ ‬Il m‭’‬a semblé qu‭’‬il respirait encore un petit peu,‭ ‬et ses yeux imploraient du secours.‭ ‬J‭’‬avais crié comme une folle‭ ; ‬j‭’‬ai vite appelé Alphonse,‭ ‬qui m‭’‬a aidé comme il a pu.‭ ‬Il n‭’‬a que douze ans,‭ ‬vous savez,‭ ‬mais il est déjà solide.‭ ‬A tous les deux,‭ ‬nous avons fait glisser doucement son pauvre papa jusqu‭’‬ici.‭ ‬Heureusement que la maison est en contrebas,‭ ‬sinon on n‭’‬aurait pas pu.‭ »
Et par petites bribes parfois à peine audibles et noyées dans les pleurs,‭ ‬elle complétait vaille que vaille son pénible récit.‭ ‬Sa sœur était venue de Salles de bon matin,‭ ‬comme elle le faisait tous les‭ ‬dimanches.‭ ‬C’était de bon matin pour elle,‭ ‬mais il était déjà assez tard dans la matinée,‭ ‬et le soleil chauffait.‭ ‬D‭’‬abord muette d‭’‬effroi,‭ ‬elle était vite descendue au village signaler le meurtre de son beau-frère à la maison commune.‭ ‬Puis elle avait pris‭ ‬les quatre plus jeunes enfants dans son phaéton tiré par Vaillant,‭ ‬le petit cheval blanc‭ ‬:‭ ‬elle s‭’‬occuperait de ses nièces et de Maurice,‭ ‬cet adorable bout de chou,‭ ‬pour le temps qu‭’‬il faudrait.
‭«‬ Hélas‭ ! ‬reprit Augustine,‭ ‬mon pauvre Léon était bien mort.‭ ‬C‭’‬est la mairie qui a dû vous le signaler‭ ?
Oui,‭ ‬fit le brigadier.‭ ‬On nous a avertis vers les onze heures,‭ ‬et vous voyez qu’à midi trente nous sommes là.‭ ‬Voyons,‭ ‬qu‭’‬est-ce que je voulais dire‭ ? ‬Ah oui‭ ! ‬Vous avez des doutes sur la personne qui a pu commettre ce crime‭ ? ‬Selon vous,‭ ‬qui est-ce qui aurait pu nourrir une telle haine contre Monsieur Carrier,‭ ‬au point‭ ‬d‭’‬aller jusqu’à le supprimer‭ ?‬ ‭»‬
‭ «‬ -‭ ‬Non,‭ ‬vraiment je ne vois personne‭…‬(un silence‭)‬.‭ ‬Un mari aussi attentionné,‭ ‬un papa si aimant pour ses cinq enfants‭ ! ‬Et un meunier dont tout le monde vous dira le plus grand bien‭…
-‭ ‬Je sais,‭ ‬je sais,‭ ‬coupe le brigadier,‭ ‬vous étiez une famille unie.‭ ‬On dit quand même qu‭’‬il avait son caractère,‭ ‬et que parfois la colère pouvait l‭’‬aveugler.
-‭ ‬Oui,‭ ‬sans doute.‭ ‬Il s‭’‬emportait de temps à autre.‭ ‬Mais qui n‭’‬a pas ses défauts‭ ? ‬Je vous le demande.
-‭ ‬Vous aviez un garçon meunier,‭ ‬je crois‭ ?
-‭ ‬Sylvestre,‭ ‬oui.‭ ‬Il est à Bize à présent.
-‭ ‬Est-ce qu‭’‬il s‭’‬entendait bien avec monsieur Carrier‭ ?
-‭ ‬Bien sûr.‭ ‬Et régulièrement il recevait un petit surplus sur sa paye.‭ ‬Vous savez,‭ ‬les jeunes,‭ ‬ça aime sortir le soir,‭ ‬aller au cabaret ou au petit bar de la rue du Marché.‭ ‬Et quelquefois il mangeait même chez nous.
-‭ ‬J‭’‬ai pourtant appris qu‭’‬il avait eu maille à partir avec monsieur Léon,‭ ‬voilà quelques mois de cela.
-‭ ‬Comment ça,‭ ‬maille à partir‭ ?
-‭ ‬Enfin,‭ ‬qu‭’‬ils s’étaient bien disputés,‭ ‬si vous voulez.
-‭ ‬C‭’‬est ma foi vrai,‭ ‬mais ce n’était pas la première fois,‭ ‬et tout finissait vite par s‭’‬arranger.‭ ‬Là pourtant il a décidé de nous quitter,‭ ‬huit ou dix jours plus tard‭ ‬:‭ ‬un coup de tête,‭ ‬quoi.‭ ‬Ces jeunes gens sont imprévisibles,‭ ‬ils croient que tout leur est dû,‭ ‬que c‭’‬est eux qui ont toujours raison,‭ ‬qu‭’‬ils vont changer le monde‭…
-‭ ‬Donc,‭ ‬finalement il est parti.
-‭ ‬Eh oui‭ ! ‬Il est vers Bize,‭ ‬comme je vous l‭’‬ai dit,‭ ‬toujours garçon meunier‭…
L‭’‬interrogatoire se poursuit durant une bonne heure d‭’‬horloge.‭ ‬Puis,‭ ‬devinant madame Carrier fatiguée,‭ ‬le brigadier et le second gendarme ont pris congé,‭ ‬enfourchant leurs chevaux qui s’étaient mis à hennir bruyamment,‭ ‬trouvant le temps décidément trop long.‭ ‬Ils ont prié la famille de se tenir à leur disposition et ont retrouvé la route poudreuse de Coursan.
Après une veillée bien triste où presque tout le village est venu présenter des condoléances émues,‭ ‬tandis que six ou huit femmes se relayaient jusqu‭’‬au petit matin autour de la couche funèbre vaguement éclairée par deux cierges fichés dans les hauts chandeliers de cuivre,‭ ‬près de la soucoupe d‭’‬eau bénite où trempe le petit‭ ‬rameau de laurier traditionnel,‭ ‬la fenêtre s’éclaira‭ ‬:‭ ‬le jour se levait.
Les pleureuses,‭ ‬un peu lasses de toute une nuit de veille et de prières,‭ ‬se dispersèrent.
Les obsèques furent simples,‭ ‬mais émouvantes.‭ ‬Le vicaire de paroisse seconda Monsieur le Curé,‭ ‬dont le sermon moralisant et l’évocation de la vie du défunt firent couler bien des larmes,‭ ‬car la famille Carrier était honorablement connue.‭ ‬Derrière le corbillard,‭ ‬tiré par le vieux cheval qui échangeait plus souvent cet attelage pour le tombereau de la voirie et des ordures ménagères,‭ ‬une longue théorie de parents et d‭’‬amis accompagnait Léon à sa dernière demeure.‭ ‬Les femmes,‭ ‬comme il se devait dans nos villages,‭ ‬étaient restées à l’église,‭ ‬ou bien priaient à la maison pour le repos de l’âme du mort.




diapositive François Dedieu 1967.

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