« ...La vie est faite de hasards. Tu dis que tu l’as échappé belle quand la foudre est tombée, que tu t’es acaté (1). Moi ça m’est arrivé aussi, ça ! Une fois j’allais à une procession pour faire pleuvoir ; quand nous étions à Maisons, on allait tous les ans aux alentours du 15 août, comme maintenant on allait faire pleuvoir, soi-disant, à une abbaye qui était dans la montagne. On faisait un paquet de chemin, par un sentier et tout d’un coup, un truc d’orage qui roulait de partout. A un moment donné, on s’est mis dans une capitelle, tu sais, une cabane en pierres, et j’ai vu comme une boule de feu qui traversait un champ et juste ça m’est passé juste à côté. Un mètre plus près et je n’étais pas là pour te le raconter. C’est la destinée ! Pour t’achever ça, jusqu’à la fin de la guerre on est restés à Maisons et quand j’ai quitté l’école, à 14 ans, mon père il lui dit au patron :
"Il faudra employer le fils que je peux pas le laisser à la maison, il faudra qu’il travaille, journée de femme... »
Le patron n’a pas voulu m’embaucher. A cette époque là du travail, il y en avait tant qu’on voulait ; on a changé de village. Ensuite pareil pour mon frère, on est allés plus loin et ainsi de suite on est arrivés à Fleury. Des Corbières on est venus péter à la Coupe, une campagne, maintenant elle est assez célèbre qu’il y a une zone industrielle. Moi je l’ai connue qu’il n’y avait que des vignes. De là on est allés à Argens parce que le patron, c’était une catastrophe : mauvais comme la gale. Mon père faisait journée de longue et l’après-midi, il filait à bicyclette pour chercher du travail pour lui et pour moi.
Je me suis marié à Argens, c’est la destinée. Il suffit de rien pour que ça change. C’est à dire, je vais te l’achever. Et alors quand on était à Argens, j’avais la journée que quand il faisait beau et en hiver qu’il pleuvait souvent... Je suis parti à Montrabech. De Montrabech je suis allé à Sérame et c’est là qu’on travaillait que quand il faisait beau, on était au chômage par mauvais temps. L’épicerie du village faisait crédit, on était endettés jusque là. Et quand venait le docteur on n’avait même pas de quoi le payer. J’ai souffert le martyre. Après le voyage de noces en Espagne : mon père nous l’avait payé mais on n’avait pas un sou vaillant, heureusement que c’est la famille qui nous a accueillis, à tour de rôle. Au retour, j’étais encore à Montrabech et j’ai été opéré de l’appendicite. Dans la famille, déjà une tante était morte de ça et une cousine aussi morte de l’appendicite alors j’avais un peu la pétoche. Maintenant ça a fait des progrès, on n’en parle presque plus je sais pas pourquoi et avant il y en avait plus que maintenant qui se faisaient opérer. Je suis rentré chez mes parents en convalescence à Fleury. Il y avait quelqu’un qui avait besoin d'un ouvrier : « Vous avez un fils et où il est, patati, patata...». C’était mademoiselle Lautier ; ça s’est fait ; j’ai travaillé pour mademoiselle Lautier ; j’ai toujours travaillé chez elle. Je suis venu à cette maison, la maison où je suis et je n’ai jamais changé.
Ensuite, mademoiselle Lautier a laissé la propriété en rente viagère à un neveu de Toulon, il était dentiste. Il avait un fils grandet et souhaitait que je le dresse pour la vigne. Le fils avait une santé chancelante, il avait mal au cœur, à 20 ans déjà, et alors, même avant, et alors son fils il est mort ! Pour abréger, il est mort et quand il est mort, le patron était catastrophé il a vendu la propriété. Et moi, j’avais 50 ans, je me suis retrouvé sans rien.
Et après j’ai été à Céleyran. Je travaillais à Céleyran... Avec des ciseaux normaux, je travaillais à forfait et je faisais, tiens toi bien, mille souches par jour. Je calculais, il y avait de grandes pièces, j’en comptais cinquante à la file et dans la demi-journée je faisais dix rangées. Et le soir je finissais avec la nuit. Le matin aussi j’arrivais que c’était nuiT (il prononce bien le «T»), je voyais les voitures qui passaient avec les phares. Et le soir quand tu tombais avec des vignes avec beaucoup de bois, pour les faire, les mille souches... je te prie de croire. Une chance que j’avais Grasseau régisseur qui me disait : « Rasséguès pas trop lous souquets ! araquaren las vieillos vignos ! »
(1) s’accroupir.
(2) « Ne scie pas trop le vieux bois ! On les arrachera les vieilles vignes ! »
Photos autorisées commons wikimedia :
1. Capitelle à Fabrezan (Aude) borie author ArnoLagrange.
2. Argens-Minervois auteur ArnoLagrange.
3. Taille de la vigne / plaine de l'Aude author Véronique Pagnier.
4. Un ouvrier à Céleyran 1882 Henri de Toulouse-Lautrec / musée d'Albi.