Entre le jardin public et la buvette mais
de l'autre côté de la promenade, de l'avenue mort-née, les jeunes filles en
fleur du collège ne lui ont rien laissé. Il n‘a pas de mal à visualiser le
chemisier blanc d‘un uniforme et sa jupe plissée, bleu marine, mais même les
fantasmes de l'adolescence à venir ne sauront donner un visage, une allure,
cette présence qui fondent l‘attirance vers les filles. Est-ce que sa cousine
Françoise a travaillé ici ? Ce collège n'est pour lui qu'une grande, une
imposante bâtisse sans vie dont le temps est rythmé par les platanes au fil des
saisons. Longtemps ce furent les feuilles mortes de décembre avec une poésie
lancinante sur une après-midi fânée, d‘Albert Samain. Aujourd'hui, en prime, il
perçoit cet ardent débourrage de printemps, couvrant les branches d'un duvet
doré, qu‘il ne savait voir alors.
« Les platanes n'étaient encore qu'un nuage
blond, un essaim d'or hésitant sur les branches. » (Henri Bidou). En face de la
buvette justement, un portail ouvert, la branche basse, avenante, affectueuse d'un cèdre en majesté (1) ; au fond d'un jardin luxuriant, au milieu de chats en
méditation, en contrebas, une maison, la maison aux fleurs d'une
poétesse. Était-ce une maîtresse d'école à la retraite ? Il aimait bien
l'endroit, la grand-mère aux chats : une atmosphère accueillante, rassurante, pour
personnalité fuyante. Les chats dans l‘esprit du lieu, ne puant pas la pisse,
comme rue Calquières-Basses où ils étaient avant. Raison de plus pour
s‘apprivoiser un peu, oublier un instant le monde menaçant des adultes devant
lequel il ne savait que se défiler, prompt à prendre la tangente. Les années
passant, jamais il ne sut ou voulu mettre de mots sur ce malaise. Une question
de survie peut-être... C'est à peine si aujourd'hui, il veut bien considérer
quelques éléments d'explication mais presque pour cautionner, tant on ne doit
pas faire confiance aux adultes. Il n‘empêche, dans son insatisfaction ambiante,
agaçante, le doute prégnant, les contradictions intimes, ce havre de poésie lui
tint lieu de levain. La rencontre d‘une muse, sûrement, lui ouvrit les voies de
l‘inspiration. Quelques vers en restent, quelque part, sous un protège-cahier
vert. Que pouvait-il alors fixer d‘un fusionnement brouillé de perceptions, de
sentiments, de sensations mêlées ? Ce fil poétique arrivait-il à le détacher de
son mal de vivre ?
Paradoxalement, des lignes de force
tangibles fouillaient déjà. Peut-être le vieux pont de fer sur la rivière
conciliait-il, au-delà d‘une courbe sans rail, l'appel de lointains horizons et
l'aventure à nos portes. Le labyrinthe paresseux de la Peyne, un monde où
s'affrontent la terre, l'eau et le ciel, avant le cours forcé dans la rigole de
béton, a certainement initié ou conforté un éveil à la nature. Un verdier dans
un frêne, un rideau de carabènes (2) au vent du nord, un trou abrité des risées,
une couleuvre entre les iris jaunes aux longues tiges, un dytique vorace dévorant
un têtard, un garçon de douze ans sacrifiant un petit-gris pour une pêche
illusoire. Quelle idée !
Cette présence rustique apaisante alliée
aux prémices poétiques concrétisait la fuite possible, l‘évasion, un refuge qui
alimenterait mauvaises raisons et fausses excuses pour remettre toujours à plus
tard le moment, le pas inévitable, l‘abordage qui le verra se coltiner aux
autres, aux adultes et avant tout avec lui-même...
Il habita une drôle de maison dans un drôle
de quartier. Il habite un âge dit mûr, lui permettant d‘accepter enfin le gosse
qu‘il fut. Comme un bernard-l‘ermite qui regarderait ses coquilles usagées,
méditant sur ce qu‘il était et a bien pu devenir, il peut désormais considérer
son passé sans éluder, non pas pour se tromper encore en triant le bon et le
mauvais mais pour tout garder. Les blocages, les refus, les opinions, les idées
en gestation sont indispensables aussi pour grandir et évoluer. Il a suffi d‘une
lecture pour que le processus s‘enclenche et parce qu‘on ne voit l‘évolution que
dans ce qu‘elle a de constructif et positif, ce déclic lui a rouvert des
souvenirs longtemps refoulés. Une barrière s‘est levée sur une métamorphose
difficile, sans mettre à mal, cependant, le jardin secret qu‘est l‘enfance.
Une vie comme livrée aux caprices de la
rivière, une maison originale dans un quartier qui ne l‘est pas moins, au-delà
des faubourgs, en marge des terres, entre deux mondes. Avait-il seulement envie
de retrouver ce paragraphe invité au détour d‘une page ? Maintenant que la carte
affective en a été tracée, cela ne lui déplairait pas de tout revoir : le Foyer
des Campagnes, le monument aux Morts (3) plutôt que les poissons rouges du
jardin public, les platanes devant le collège des filles, la gare au toit
vraiment vosgien. Finalement, excepté l‘écartèlement psychologique, loin d‘être
éthéré, dans un autre monde, cet épisode a cristallisé du concret en formation.
Avec l‘attrait pour la poésie s‘est conjugué l‘éveil à la nature. La maison de
la poétesse, les limites imprécises entre la terre et la rivière amènent
sûrement à réfléchir sur le temps qui nous façonne différents.
Est-ce parce que l‘enfance et la poésie ne
meurent qu‘avec nous que le souvenir de la "Buvette des Rosiers" n'est pas près
de faner ?
(1) "... Les châtaigniers se baissaient jusqu'à terre pour la caresser du bout de leurs branches..." La chèvre de M. Seguin / Alphonse Daudet.
(2) roseau méditerranéen nommé aussi "canne
de Provence", appellation injustement restrictive peut-être, géographiquement et
historiquement parlant. en occitan, se dit "carabeno".
(3) loin de paraître comme une originalité
sinon une anomalie, la canne du Poilu, représentée dans la sculpture, témoigne
d‘une histoire qui mérite d‘être connue. A propos du centenaire de la Grande
Guerre injustement oubliée un temps (nécessaire sûrement pour la considérer plus
unanimement comme un terrible échec du genre humain), le 8 avril marqua le
centenaire de la mort de Louis Pergaud, tombé pour la France près de
Marchéville-en-Woëvre (front de Verdun), en 1915.
photos autorisées 1, 3, 4 : wikimedia commons. 2. François Dedieu 1963.
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