Éclectiques, qu’ils sont, nos souvenirs, parce que restent surtout ceux
qu’on veut bien garder, déformés même, façonnés à notre convenance. Et puis les
mauvais qui s’enkystent, chacun préfère les circonscrire dans une gangue
protectrice, comme sait le faire l’huître, pour en annihiler le pouvoir
de nuisance. Je vous parlais, il y a peu, de la buvette des rosiers à
Pézenas, à la gare du Nord. Je veux y revenir pour une greffe
mémorielle, pour restaurer le monument aux Morts dans le paysage.
Ajoutons, sans que cela ne me disculpe, que ces années soixante
préfèrent « ne pas trop les évoquer », morts ou vivants, nos soldats de
14 : le traumatisme de celle de 40, sûrement, le choix de la
réconciliation, sans doute, la mauvaise conscience liée aux "évènements" d'Algérie... En cette période de commémoration plus ou
moins sincère de notre part et des médias qui voudraient "formater" nos
cerveaux, je tiens doublement à le saluer, notre Poilu de Pézenas, comme
un remords trop voyant, en tant que perle étincelante de vie, aussi.
Salut, Poilu que je ne savais voir ! Salut, toi que voilà, marchant
sans arme, comme en sursis, sur ta canne appuyé ! Si le devoir nous
oblige à considérer, derrière toi, les morts, les blessés, les gueules
cassées, les victimes par millions, l’artiste n’en invoque pas moins la
vie qui continue, la canne en rythmant le chemin.
A côté des
monuments qui évoquent le tribut dû à la patrie, la vertu guerrière, à
côté de ceux qui, au contraire, insistent sur le malheur, par la veuve
et l’orphelin, l’horreur sanglante, le « Plus jamais ça ! », si vain et
pathétique tant que sa portée en reste à la prière, celui de Pézenas a
le mérite de projeter vers des lendemains qui voudraient sourire ; le
casque à la main, la canne dans l’autre en seraient des symboles.
Aux va-t-en-guerre qui ne voient que la baïonnette au bout du fusil, le
bâton vient faire sonner les routes empierrées des campagnes. Parce
qu’on marche encore beaucoup à l’époque et que le bâton aide les jambes,
empêche de trébucher, dirige le troupeau, garde des mauvaises
rencontres quand il ne soulève pas les fougères qui cachent les
champignons. Aussi, Poilu, c’est naturellement que tu reprends des
habitudes dès lors que l’attaque, la défense, le déluge d’obus te
laissent vivant. Et tu lui dois tant, avec les marches forcées, les
routes défoncées, la boue des boyaux qui voudrait t’engluer, l’entonnoir qui voudrait te noyer ! Et tous ces kilomètres, par centaines,
tes pieds meurtris quand ils ne "marchent pas sur la France", comme
vous dites si joliment, quand les croquenots sont percés ! Aussi tu
pestes quand l’officier vous enjoint de jeter au fossé ce bout de bois
non réglementaire ; c’est qu’il faut entretenir avant tout l’ardeur
guerrière en traversant les villages ! Tu as pris soin de repérer
l’endroit pour le récupérer plus tard, ton bâton. Bien sûr que tu y
tiens, comme un tirailleur tient à son gri-gri !
Maurice
Genevoix, même, en parle dans Ceux de 14 :
« ... /... J'allonge le bras, machinalement, pour reprendre sur le seuil mon bâton que j'y avais laissé. Où est-il ? Je l'avais piqué là, dans ce tas de neige terreuse ; il n'y est plus: on me l'a volé.
« ... /... J'allonge le bras, machinalement, pour reprendre sur le seuil mon bâton que j'y avais laissé. Où est-il ? Je l'avais piqué là, dans ce tas de neige terreuse ; il n'y est plus: on me l'a volé.
Et cela me remue tout entier, d'indignation, de révolte, de tristesse ; mon cœur bat ; mes doigts tremblent un peu.
« Caris ! Un saligaud m'a fauché mon bâton... Je l'avais laissé à la porte, ici... Je ne le retrouve plus... / ...»
« Caris ! Un saligaud m'a fauché mon bâton... Je l'avais laissé à la porte, ici... Je ne le retrouve plus... / ...»
Dis-moi Poilu, cette canne, l’as-tu achetée à l’arrière, échangée avec
un chasseur alpin ? Ou est-elle naturelle, coupée dans un taillis où un
baliveau se défendait du chèvrefeuille qui étrangle ? Est-ce ta canne
que tu as sculptée lors d’un repos à l’arrière, pour tromper l’ennui
porteur de cafard ? Ou, plus léger, dans l’attente du vaguemestre qui
apporte les lettres ? Et ce serpent qui s’enroule comment t’a-t-il gardé
des dangers ?
Je veux le croire que tu en es revenu, "clopin,
clopant" peut-être mais vivant, pour dire ce que tu as longtemps voulu
taire, parce que le respect pour tes compagnons, ton pays, ton copain,
ton cousin, ton frère et ceux d’en face qui y sont restés s’est trop
longtemps traduit par du silence.
Plutôt fêter la paix, répéter
et clamer que la guerre est illégale jusqu’à ce qu’un traité
international l’entérine ! Sauf que seuls le commerce international et
l’enrichissement inconsidéré de quelques uns valent la peine d’être
protégés par des traités ! A quoi rime alors de répéter que la guerre est
un « grand malheur », ein « groß Malheur » si c’est par convention ? Que
les survivants des cataclysmes du siècle passé nous gardent de ce qui
pourrait encore nous accabler, en moins de temps qu’il n’en faut pour le
dire !
Adieu, Poilu que je ne savais voir !.. Au revoir donc,
dans le sens occitan du mot « Adieu » ! Plus que jamais, que ta présence
immortelle persiste à travailler, à tenailler la conscience des Hommes, à commencer par le petit bonhomme qui passait sans te voir !
Très beau ton texte! Mon grand-oncle a été porté disparu lors de cette guerre, au tout début, je suis allée jusqu'en Lorraine pour essayé de le retrouver...... Il a finalement été déclaré mort pour la France quelques années après la guerre..... C'est un sujet qui me tient à coeur.
RépondreSupprimerPour la photo, elle est un peu petite..... Si tu as l'occasion de faire des photos à Pézenas je suis preneuse!
Bisous Jean-François!