vendredi 23 mai 2014

CORBIÈRES MYSTÈRES (VI) / "Monsieur, c'est quoi les Corbières ?"


     La classe a à peine eu le temps de sortir les affaires, quand, entre cartables et pupitres, les blouses grises se posent,bon gré, mal gré, pour une nouvelle semaine. Néanmoins, un doigt se lève. Il cherche à provoquer ce petit rien, ce grain de sable qui viendra perturber la monotonie d’un jour ordinaire, plus pesante encore, un lundi. C’est le moment propice, entre le bruissement de l’installation, le retour au calme et, ensuite, cet instant suspendu au maestro sur le point de lancer l’ouverture. L’index vers le plafond le sait : seule la question qui s’envole loin des contretemps domestiques peut perturber l’ordonnancement bien réglé. Parce que le maître a les yeux qui pétillent derrière ses verres, qu’il est capable, en une seconde, de sortir du carcan pour partager sa curiosité du monde. Et le quémandeur qui n’en demandait pas tant va se laisser prendre à son propre piège. Il n’empêche, la géographie, de bon matin, plutôt que la leçon de morale, c’est chouette !
      Une calvitie hâtive lui a dégarni le crâne mais sur les côtés, le cheveu reste dru et noir. Et puis, il a l’accent rocailleux, monsieur Roger, comme les Corbières.
    « Les Corbières, un nid de corbeaux, d’après certains, traversé en diagonale, si l'on ne tient pas compte des nombreux itinéraires possibles, par une départementale unique, pratiquement 80 kilomètres sans un poste d’essence ! Les Corbières valent mieux que cela ! Tu me prends à l’improviste mais je veux bien essayer de tracer quelques pistes si vous me promettez un travail de recherche derrière... 
     Un « oui » trop franc pour être honnête en dit long sur le fond ambiant : « Tu peux chanter... ». Le bon maître n’en a cure, il a ses raisons et, inébranlable, poursuit :
    Les Corbières doivent aux Alpes et aux Pyrénées d’exister. Imaginez des sédiments, comme des assiettes gigantesques, en carton, déposées au fond de la mer. La formation des montagnes (1) est venue soulever cette pile d’assiettes qui s’est déformée vers le haut, formant des anticlinaux, ou vers le bas, formant les synclinaux (il en fait le schéma au tableau).
    La pile d’assiettes s’est parfois cassée laissant alors un débris suspendu entre deux vallées (il complète le schéma). Ces plis, vous pouvez les voir ici, chez nous, dans la Clape que la géologie a poussée depuis le sud-ouest sur des kilomètres, ce qui semble incroyable !.. Je veux parler de la Barre des Karantes, de la garrigue de Vires, du Plan de Roques, entre autres. 
Ces plis, ils sont aussi dans toute la partie nord de ce qu’on appelle, en restant vague, à partir de Narbonne et vers le sud-ouest, les Corbières (il trace un rectangle presque aussi grand que le tableau puis une médiane entre les deux largeurs).
    Concomitamment (2) à la mer, qui, au cours des âges, a vu plusieurs fois son niveau monter ou descendre... pensez qu’on trouve des fossiles marins en altitude... une partie de ces plis s’est aussi effondrée : elle se trouve sous l’eau du Golfe du Lion et de l’autre côté, à Marseille, les chaînes de l’Estaque et de l’Étoile par exemple, font partie de la même famille de montagnes que les Corbières.
    Si on parle de massif, c’est sans aucun doute par facilité alors que le pluriel "Corbières" sous-entend qu’elles sont diverses : d’abord les calcaires parfois quillés sur des terrains plus récents, sont plus ou moins vieux... (il hachure la moitié supérieure du rectangle)Tout près, avant Coursan, à Céleyran, ce n’est déjà pas le même qu’ici ! A Névian c’est encore autre chose et ne parlons pas de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse ! Et en plein milieu des Corbières, on se demande ce que viennent faire les schistes du massif de Mouthoumet (il pointe de la craie la partie inférieure)... L’affirmation a même couru qu’il s’agissait « d’un lambeau de Massif-Central » ! Le fait est que les paysages changent du tout au tout. De la garrigue méditerranéenne et des pins... du moins ceux qui ont repoussé, naturellement ou non (3), après le déboisement dû aux humains... citons les cueilleurs devenus agriculteurs, les bergers, les moines défricheurs, l’installation de forges et peut-être aussi Colbert pour le bois de marine... on passe au maquis avec des chênes, des châtaigniers, des pâturages... même les races de moutons changent !
    Les Corbières, les enfants, sans encore parler d’une Histoire longue et chargée... les fils de Carcassonne, ces châteaux médiévaux ou forteresses royales qui gardaient la frontière d’Aragon (cinq croix rouges dont une en dehors du rectangle (4), apportent un peu de couleur au tableau) et devinrent pour certains, les ultimes lieux de résistance contre les croisés du nord venus voler les terres au prétexte qu’il fallait éradiquer l’hérésie cathare...
 Les Corbières, sans oublier, quelques siècles auparavant, l’avancée arabe marquée par une Dame Carcas, dont on ne dit guère qu’elle résistait aux Francs, et par des batailles bien oubliées liées à l’Orbieu et à la Berre... Les Corbières, tenons nous en à la géographie, forment un château d’eau dans les quatre directions. (D’un tracé aussi franc que net, il figure l’Aude qui suit la largeur gauche et le haut du rectangle tandis que des hachures, toujours en bleu, schématisent, à droite, les étangs et la mer). Vers le Nord, principalement l’Orbieu et son réseau de ruisseaux, qui rejoint l’Aude à Raissac ; vers l’Ouest, toujours des affluents de l’Aude avec la Sals, le Lauquet (il prononce bien le « T » final, en bon méridional), pour ne citer qu’eux ; vers l’Est et la mer ou plutôt l’Étang de Bages, la Berre, et au Sud, le Verdouble affluent du fleuve côtier qu’est l’Agly (tout en parlant, il a fait courir et aboutir des serpentins bleus sur tout le rectangle). Tous ces cours d’eau doivent nous donner une idée des reliefs, fermés au sud, plus ouverts au nord. 

    D’où la distinction entre Hautes et Basses Corbières. Les Hautes Corbières (des hachures marron viennent remplir le quart sud-ouest du rectangle) arrivent jusqu’à la hauteur de Limoux. Ces sommets remarquables (quatre petits triangles, également marron, s’ajoutent) sont le Pech de Bugarach, à 1200 mètres passés, plus haut que le Pic de Nore dans la Montagne Noire, le Pech de Frayssé sur le Mont Tauch, et entre les deux, dominant le Fenouillèdes, une ligne de crête avec des sommets à plus de 900 mètres, et puis le Milobre de Bouisse, presque aussi haut, aux hivers froids et enneigés et pourtant à la même latitude qu'Alet-les-Bains...
    - Monsieur, c’est un "milord" comme dans la chanson ?
    - Non, pas un "milord", un "Milobre" ! (le nom est écrit au tableau). De toute façon, je n'en sais pas plus que toi... Vous et moi, et tous les humains, nous nous devons de combler, jour après jour, ne serait-ce qu’une petite parcelle de la grande ignorance qui nous accable... vaste chantier... A présent, ouvrez les cahiers, écrivez la date, « Géographie » pour la matière, « Les Corbières » pour le titre et relevez ce schéma au tableau, sur la largeur de la page et à main levée s’il vous plaît (il rajoute un tracé jaune qui divague, en gros, en diagonale vers les Pyrénées) : nous le reprendrons cet après-midi, pour compléter la légende et mettre les noms... Un début, des pistes à réfléchir, je vous le disais en commençant, pour organiser une étude plus poussée qui permettrait peut-être de chercher pourquoi, par exemple, entre 400 et 600 mètres d’altitude, les pays du LauqueT et de la Lauquette ont été désertés alors que la vie s’est maintenue dans d’autres zones pourtant plus rudes, Bouisse par exemple dont nous parlions tout à l’heure... »
   
    Les quatre rangées bruissent à nouveau. Les rêveurs, les casaniers endurcis se réveillent, eux qui n’en veulent rien savoir parce que leur monde s’arrête à la mer, à l’Aude et au chef lieu de canton, et parce qu’à la maison, les rares évocations de destinations lointaines sinon exotiques sont les anecdotes du père et de l’oncle qui aiment rappeler leur service militaire (5). 

    Et moi, même si plus d’un demi-siècle me sépare de cette classe de CE2 (6), même si je ne sais toujours pas ce qu’est un «Milobre», qu’il soit de Bouisse ou de Massac, ou pourquoi le village de Molières-sur-l’Alberte fut jadis abandonné, même si j’attribue à monsieur Roger une leçon plutôt de CM1 et surtout une manière d’être qui ont été avant tout les miennes, à force de triturer mes méninges, je suis soulagé de savoir qu’un instituteur au moins m’a donné l’envie parce qu’il se donnait, lui, avant de livrer un programme, parce que son respect de la personne faisait passer l’enfant en premier par le biais d'une pédagogie réfléchie et concrète plutôt qu'une programmation aussi théorique que bornée...un peu la différence entre faire boire et inonder...

(1) la thèse d’Alfred Wegener sur la tectonique des plaques n’avait, dans les années 50, qu’un impact encore confidentiel.  
(2) il n’a rien contre les mots savants qui, à petite dose mais régulièrement, apportent d’autant plus à la connaissance et entretiennent la curiosité qu’un seul doigt levé lui permet d’en défricher les sens.
(3) au pin d’Alep, beau, tordu mais inexploitable, s’est substitué par endroits le pin des Landes qui pousse bien droit.
(4) correspondant au château de Puilaurens.
(5) on parle moins des deux périodes de guerres du siècle, autrement traumatisantes.
(6) à l’étage, qui donnait à la fois sur le boulevard et le parvis, les escaliers de la mairie. 

photos autorisées images google / wikipedia /  1 Plan de Roques (Clape) 2 Château de Peyrepertuse 3 Gorges de Galamus.

lundi 12 mai 2014

DES CORBIÈRES A L’ARIÈGE / Encore un sermon qui vaut le déplacement.

2. Sous le col du Chioula.

    J'aime beaucoup les Alpins mais nos montagnards sont ceux des Pyrénées et si, venu du plateau jurassien, le français raffiné de Pergaud en impose, le parler des campagnes ne lui envie rien, à plus forte raison lorsqu’il offre les richesses de la langue d’Oc, souvent intraduisibles pour qui sait en apprécier les nuances.
    Et puis, le Chioula, tout en haut du Pays de Sault, prolonge l’horizon des Corbières. Le col qui joint l’Ariège et Ax-les-Termes offrait une variante forestière aux voyageurs du dimanche partis traficoter au Pas-de-la-Case, le pastis, les cigarettes et le beurre par kilos (1). Du coup, en dehors de ceux qui rappelaient un compatriote, le nom des villages sur la route ne piquait pas particulièrement la curiosité de nos excursionnistes.... bien joli déjà qu’ils appréciassent un tant soit peu la vue des montagnes et le dépaysement. Sur cette route buissonnière, justement, une fois passé le Chioula, c’est à peine si on remarque les maisons de Sorgeat. Avec Ignaux, les deux localités se partagent une laisse entre 1000 et 1200 mètres d’altitude, en bas d’une soulane dominée par l’Assaladou (1585 m) et le Pla du Mont (1705 m). C’est plus facile à trouver sur l’ordi, même par le plus grand des hasards !
    Et en attendant d’aller les rencontrer, ces fidèles, ces passionnés qui alimentent un site comme on ajoute une bûche dans l’âtre, un clic et nous y sommes, à Sorgeat.
                http://sorgeat.mvs.free.fr/index.php/homePage
    On entre même dans une maison avec une table de cèpes, dans une grange avec un chevreuil ou un sanglier pendus pour le dépeçage. Sur une autre page, que dis-je, un chapitre qu’il vaut mieux ne pas lire à jeun ! c’est le cochon, abattu, prêt lui aussi pour le débitage en longes, en large et en travers... Ne parlons pas du boudin tripou ! Bref, on n’en finit plus de tourner dans le village avec le lavoir, les fontaines où les mules chargées de rondins et "l’ase pelut" faisaient halte.   
    Plutôt que de s’en lécher les babines, il est plus que temps de tourner le regard vers le clocher-mur ouvert pour deux campanes et l’église d’où, il y a bien une centaine d’années, le père Jean de Balet a prononcé un prêche remarquable sur l’éducation des filles et la propension des hommes à banqueter trop volontiers. (Et là, c’est vrai que cela rappelle Garrigou et Dom Balaguere des Trois Messes Basses de Daudet, écrivain que nous avons évoqué récemment pour l’affaire du curé de Cucugnan..) 
   
    Narrateur et personnage principal de la pièce, Jean de Balet, curé de Sorgeat, assure la présentation, également en vers, du prône, précisant que la fête tombe à la fin de la belle saison (2). Ensuite, il brosse son portrait en quelques traits bien choisis :
«... Boun ome, familiè, plen d'esprit d'aperpaus... » (bon homme, familier, plein d'esprit d'à propos)
    En chaire, les choses commencent mal pour les élégants qui pavanent et les dames aux bras dénudés «... Que debouciou n'abets pas gaire...» (de la dévotion vous n'en avez guère).
    Concernant ses ouailles, il ne l’envoie pas dire « Quant al troupèl dount ai la gardo / N'es pas aquel qu'abio rebat, » (Quant au troupeau dont j'ai la garde, ce n'est pas celui dont j'avais rêvé).
    Il sait que les demoiselles qui se sont faites belles trépignent d’aller danser avec un cavalier du voisinage ; il fustige, surtout, ces tourtereaux qui fêtent Pâques avant Rameaux. Sinon, la mère qui couve sa jouvencelle ferait mieux de rester vigilante : prompte à aller chercher la bête qui manque à l’étable, elle devrait en faire autant pour la fille qui à minuit n’est pas au lit... Il faut garder les galines « ...Quant le rainart rodo à l'entour... » (Quand le renard rôde alentour).
    Les hommes qui croyaient encore s’en sortir à bon compte sont les derniers à charger la musette. Il promet au moins le purgatoire à ceux qui, dans la maison du Seigneur comme au café, parlent sans vergogne, de politique, de la vache menée au taureau ou de l’âne qu’on doit ferrer.
    Finalement, pour ne pas gâcher la fête des rudes montagnards à la vie pas facile, le brave curé s’adoucit. En annonçant que l’heure des vêpres sera retardée, il leur propose, non sans humour, la seule morale qu’en ce jour particulier, ils puissent comprendre : « Fasèts boumbanço / Prenèts pla souen de bostro panso... ». (faites bombance, prenez bien soin de votre panse...). 

    Mon ambition n’étant pas de vous frustrer de ce plaisir, et dans la mesure où le texte est logiquement protégé, je vous invite à lire sur le site l’intégralité de ce monologue d’anthologie avec sa traduction en français. Me concernant, c’était autour de Noël et l’hiver m’a fait singulièrement penser au toit de l’église du lieu, effondré sous le poids de la neige, en 1960.
    Oui, j’irai les voir un jour. L’auteur du site dit que Sorgeat, son village, est formidable (3) ! Loin d’émaner d’un quelconque orgueil mal placé, cette preuve d’amour pour le pays de ses aïeux est touchante. Oui, j’irai les voir un jour parce que je suis un peu de là-bas, aussi : les archives précisent qu’en 1901, c’est l’abbé Dedieu qui officiait à Sorgeat et a fait réparer l’église ! Alors ? Sûr que j’irai les voir... ils me diront si un « mièjés de blat » est la moitié d’un « capulles de blat », d’une gerbe de blé, ou si je me trompe... Je porterai du vin, de la Clape ou des Corbières...


(1) Le trajet direct passait par Carcassonne, Mirepoix, avant de remonter le cours de l’Ariège par Foix, Tarascon, Ax. Sur le trajet retour, la volante filtrait les excursionnistes, à Mérens-les-Vals, notamment. De nos jours, il reste l’attraction des stations de ski, le tourisme d’été et le Tour de France.   
(2) Jean de Balet, curé de Sorgeat, a laissé en 1915 (année de la disparition de Louis Pergaud, sujet du précédent billet) la trace écrite d’un sermon prononcé quelques vingt années auparavant. la scène se passe en septembre vu que la fête du 6 août en l’honneur de St Just et St-Pasteur, est reportée, à Sorgeat, pour cause de moissons, au dimanche qui suit le 14 septembre, date de la foire aux bestiaux d’Ax-les-Thermes.
(3) Et ne faites surtout pas de rapprochement avec ce chanteur au nord du Nord. Tant mieux pour lui et son tube mais « formidable », pour une génération plus implantée, rappelle Aznavour. Et puis, le seul « formidable » qui compte pour moi est, antérieurement à celui de Sorgeat, celui que prononce Lili des Bêlions, le copain de Marcel :
« « Il n'y a pas à dire : tu es formidable ! »
Cette admiration stupéfaite qui flattait ma vanité me parut soudain très inquiétante, et il me fallut faire un effort pour rester formidable.» page 78 / Le Château de ma Mère. Marcel Pagnol (1958).

photo : pas de cliché disponible pour Sorgeat, Ignaux, Vals en ruine ou Pragelat. Heureusement, dans les archives familiales, ces vues en noir et blanc prises avant le bac 1939 : mon père venu se mettre au vert avant les épreuves chez son copain Marcel. Un jour, à vélo depuis Belcaire, ils ont parcouru, jusqu'à Ax et retour et même si on défalque la montée en Traction avant, une cinquantaine de kilomètres (la borne qui en témoigne doit se trouver, sauf erreur, 7 kilomètres plus bas que le Chioula, du côté des Arnets et de la Calmeraie, pour ceux qui connaissent la route d'Ax...).