La classe a à peine eu le temps de sortir les affaires, quand, entre
cartables et pupitres, les blouses grises se posent,bon gré, mal gré, pour une nouvelle
semaine. Néanmoins, un doigt se lève. Il cherche à
provoquer ce petit rien, ce grain de sable qui viendra perturber la
monotonie d’un jour ordinaire, plus pesante encore, un lundi. C’est le
moment propice, entre le bruissement de l’installation, le retour au
calme et, ensuite, cet instant suspendu au maestro sur le point de
lancer l’ouverture. L’index vers le plafond le sait : seule la question
qui s’envole loin des contretemps domestiques peut perturber
l’ordonnancement bien réglé. Parce que le maître a les yeux qui
pétillent derrière ses verres, qu’il est capable, en une seconde, de
sortir du carcan pour partager sa curiosité du monde. Et le quémandeur
qui n’en demandait pas tant va se laisser prendre à son propre piège. Il
n’empêche, la géographie, de bon matin, plutôt que la leçon de morale,
c’est chouette !
Une calvitie hâtive lui a dégarni le crâne
mais sur les côtés, le cheveu reste dru et noir. Et puis, il a l’accent
rocailleux, monsieur Roger, comme les Corbières.
« Les
Corbières, un nid de corbeaux, d’après certains, traversé en diagonale, si l'on ne tient pas compte des nombreux itinéraires possibles, par une
départementale unique, pratiquement 80 kilomètres sans un poste
d’essence ! Les Corbières valent mieux que cela ! Tu
me prends à l’improviste mais je veux bien essayer de tracer quelques
pistes si vous me promettez un travail de recherche derrière...
Un « oui » trop franc pour être honnête en dit long sur le fond ambiant : « Tu peux
chanter... ». Le bon maître n’en a cure, il a ses raisons et,
inébranlable, poursuit :
Les Corbières doivent aux Alpes et aux
Pyrénées d’exister. Imaginez des sédiments, comme des assiettes
gigantesques, en carton, déposées au fond de la mer. La formation des
montagnes (1) est venue soulever cette pile d’assiettes qui s’est
déformée vers le haut, formant des anticlinaux, ou vers le bas, formant
les synclinaux (il en fait le schéma au tableau).
La pile
d’assiettes s’est parfois cassée laissant alors un débris suspendu entre
deux vallées (il complète le schéma). Ces plis, vous pouvez les voir
ici, chez nous, dans la Clape que la géologie a poussée depuis le
sud-ouest sur des kilomètres, ce qui semble incroyable !.. Je veux
parler de la Barre des Karantes, de la garrigue de Vires, du Plan de
Roques, entre autres.
Ces plis, ils sont aussi dans toute la partie nord
de ce qu’on appelle, en restant vague, à partir de Narbonne et vers le
sud-ouest, les Corbières (il trace un rectangle presque aussi grand que
le tableau puis une médiane entre les deux largeurs).
Concomitamment (2) à la mer, qui, au cours des âges, a vu plusieurs fois son niveau monter ou descendre... pensez qu’on trouve des fossiles marins en altitude... une partie de ces plis s’est aussi effondrée : elle se trouve sous l’eau du Golfe du Lion et de l’autre côté, à Marseille, les chaînes de l’Estaque et de l’Étoile par exemple, font partie de la même famille de montagnes que les Corbières.
Si on parle de massif, c’est sans aucun doute par facilité alors que le pluriel "Corbières" sous-entend qu’elles sont diverses : d’abord les calcaires parfois quillés sur des terrains plus récents, sont plus ou moins vieux... (il hachure la moitié supérieure du rectangle)Tout près, avant Coursan, à Céleyran, ce n’est déjà pas le même qu’ici ! A Névian c’est encore autre chose et ne parlons pas de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse ! Et en plein milieu des Corbières, on se demande ce que viennent faire les schistes du massif de Mouthoumet (il pointe de la craie la partie inférieure)... L’affirmation a même couru qu’il s’agissait « d’un lambeau de Massif-Central » ! Le fait est que les paysages changent du tout au tout. De la garrigue méditerranéenne et des pins... du moins ceux qui ont repoussé, naturellement ou non (3), après le déboisement dû aux humains... citons les cueilleurs devenus agriculteurs, les bergers, les moines défricheurs, l’installation de forges et peut-être aussi Colbert pour le bois de marine... on passe au maquis avec des chênes, des châtaigniers, des pâturages... même les races de moutons changent !
Les Corbières, les enfants, sans encore parler d’une Histoire longue et chargée... les fils de Carcassonne, ces châteaux médiévaux ou forteresses royales qui gardaient la frontière d’Aragon (cinq croix rouges dont une en dehors du rectangle (4), apportent un peu de couleur au tableau) et devinrent pour certains, les ultimes lieux de résistance contre les croisés du nord venus voler les terres au prétexte qu’il fallait éradiquer l’hérésie cathare...
Concomitamment (2) à la mer, qui, au cours des âges, a vu plusieurs fois son niveau monter ou descendre... pensez qu’on trouve des fossiles marins en altitude... une partie de ces plis s’est aussi effondrée : elle se trouve sous l’eau du Golfe du Lion et de l’autre côté, à Marseille, les chaînes de l’Estaque et de l’Étoile par exemple, font partie de la même famille de montagnes que les Corbières.
Si on parle de massif, c’est sans aucun doute par facilité alors que le pluriel "Corbières" sous-entend qu’elles sont diverses : d’abord les calcaires parfois quillés sur des terrains plus récents, sont plus ou moins vieux... (il hachure la moitié supérieure du rectangle)Tout près, avant Coursan, à Céleyran, ce n’est déjà pas le même qu’ici ! A Névian c’est encore autre chose et ne parlons pas de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse ! Et en plein milieu des Corbières, on se demande ce que viennent faire les schistes du massif de Mouthoumet (il pointe de la craie la partie inférieure)... L’affirmation a même couru qu’il s’agissait « d’un lambeau de Massif-Central » ! Le fait est que les paysages changent du tout au tout. De la garrigue méditerranéenne et des pins... du moins ceux qui ont repoussé, naturellement ou non (3), après le déboisement dû aux humains... citons les cueilleurs devenus agriculteurs, les bergers, les moines défricheurs, l’installation de forges et peut-être aussi Colbert pour le bois de marine... on passe au maquis avec des chênes, des châtaigniers, des pâturages... même les races de moutons changent !
Les Corbières, les enfants, sans encore parler d’une Histoire longue et chargée... les fils de Carcassonne, ces châteaux médiévaux ou forteresses royales qui gardaient la frontière d’Aragon (cinq croix rouges dont une en dehors du rectangle (4), apportent un peu de couleur au tableau) et devinrent pour certains, les ultimes lieux de résistance contre les croisés du nord venus voler les terres au prétexte qu’il fallait éradiquer l’hérésie cathare...
Les Corbières, sans oublier, quelques siècles auparavant,
l’avancée arabe marquée par une Dame Carcas, dont on ne dit guère
qu’elle résistait aux Francs, et par des batailles bien oubliées liées à
l’Orbieu et à la Berre... Les Corbières, tenons nous en à la
géographie, forment un château d’eau dans les quatre directions. (D’un
tracé aussi franc que net, il figure l’Aude qui suit la largeur gauche et le haut du rectangle tandis que des hachures, toujours en bleu,
schématisent, à droite, les étangs et la mer). Vers le Nord,
principalement l’Orbieu et son réseau de ruisseaux, qui rejoint l’Aude à
Raissac ; vers l’Ouest, toujours des affluents de l’Aude avec la Sals,
le Lauquet (il prononce bien le « T » final, en bon méridional), pour ne
citer qu’eux ; vers l’Est et la mer ou plutôt l’Étang de Bages, la
Berre, et au Sud, le Verdouble affluent du fleuve côtier qu’est l’Agly
(tout en parlant, il a fait courir et aboutir des serpentins bleus sur
tout le rectangle). Tous ces cours d’eau doivent nous donner une idée
des reliefs, fermés au sud, plus ouverts au nord.
D’où la
distinction entre Hautes et Basses Corbières. Les Hautes Corbières (des
hachures marron viennent remplir le quart sud-ouest du rectangle)
arrivent jusqu’à la hauteur de Limoux. Ces sommets remarquables (quatre
petits triangles, également marron, s’ajoutent) sont le Pech de
Bugarach, à 1200 mètres passés, plus haut que le Pic de Nore dans la
Montagne Noire, le Pech de Frayssé sur le Mont Tauch, et entre les deux,
dominant le Fenouillèdes, une ligne de crête avec des sommets à plus de
900 mètres, et puis le Milobre de Bouisse, presque aussi haut, aux
hivers froids et enneigés et pourtant à la même latitude qu'Alet-les-Bains...
- Monsieur, c’est un "milord" comme dans la chanson ?
- Non, pas un "milord", un "Milobre" ! (le nom est écrit au tableau). De toute façon, je n'en sais pas plus que toi... Vous et moi, et tous les
humains, nous nous devons de combler, jour après jour, ne serait-ce qu’une
petite parcelle de la grande ignorance qui nous accable... vaste
chantier... A présent, ouvrez les cahiers, écrivez la date, « Géographie »
pour la matière, « Les Corbières » pour le titre et relevez ce schéma
au tableau, sur la largeur de la page et à main levée s’il vous plaît (il rajoute un tracé jaune qui divague, en gros, en diagonale vers les Pyrénées) : nous le reprendrons cet
après-midi, pour compléter la légende et mettre les noms... Un début,
des pistes à réfléchir, je vous le disais en commençant, pour organiser
une étude plus poussée qui permettrait peut-être de chercher pourquoi,
par exemple, entre 400 et 600 mètres d’altitude, les pays du LauqueT et de la
Lauquette ont été désertés alors que la vie s’est maintenue dans
d’autres zones pourtant plus rudes, Bouisse par exemple dont nous
parlions tout à l’heure... »
Les quatre rangées
bruissent à nouveau. Les rêveurs, les casaniers endurcis se réveillent,
eux qui n’en veulent rien savoir parce que leur monde s’arrête à la mer,
à l’Aude et au chef lieu de canton, et parce qu’à la maison, les rares
évocations de destinations lointaines sinon exotiques sont les
anecdotes du père et de l’oncle qui aiment rappeler leur service militaire (5).
Et moi, même si plus d’un demi-siècle me sépare de cette classe de CE2
(6), même si je ne sais toujours pas ce qu’est un «Milobre», qu’il soit
de Bouisse ou de Massac, ou pourquoi le village de
Molières-sur-l’Alberte fut jadis abandonné, même si j’attribue à monsieur Roger une leçon plutôt de CM1 et surtout une
manière d’être qui ont été avant tout les miennes, à force de triturer mes méninges, je suis soulagé de
savoir qu’un instituteur au moins m’a donné l’envie parce qu’il se
donnait, lui, avant de livrer un programme, parce que son respect de la
personne faisait passer l’enfant en premier par le biais d'une pédagogie réfléchie et concrète plutôt qu'une programmation aussi théorique que bornée...un peu la différence entre faire boire et inonder...
(1)
la thèse d’Alfred Wegener sur la tectonique des plaques n’avait, dans
les années 50, qu’un impact encore confidentiel.
(2) il n’a rien contre
les mots savants qui, à petite dose mais régulièrement, apportent
d’autant plus à la connaissance et entretiennent la curiosité qu’un seul
doigt levé lui permet d’en défricher les sens.
(3) au pin d’Alep, beau, tordu mais inexploitable, s’est substitué par endroits le pin des Landes qui pousse bien droit.
(4) correspondant au château de Puilaurens.
(5) on parle moins des deux périodes de guerres du siècle, autrement traumatisantes.
(6) à l’étage, qui donnait à la fois sur le boulevard et le parvis, les escaliers de la mairie.
(3) au pin d’Alep, beau, tordu mais inexploitable, s’est substitué par endroits le pin des Landes qui pousse bien droit.
(4) correspondant au château de Puilaurens.
(5) on parle moins des deux périodes de guerres du siècle, autrement traumatisantes.
(6) à l’étage, qui donnait à la fois sur le boulevard et le parvis, les escaliers de la mairie.
photos autorisées images google / wikipedia / 1 Plan de Roques (Clape) 2 Château de Peyrepertuse 3 Gorges de Galamus.
Les pays du Lauquet et de la Lauquette ont été désertés dont le village de Molières-sur-Alberte. Ci-joint un reportage d'une quarantaine de photos (2022).
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