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vendredi 12 août 2022

LE PÊCHEUR DE TENILLES

 L’eau est froide. On dirait qu’elle crispe chacun des pores, qu’elle horripile chacun des poils. Il est tôt ce matin, plus encore si on considère la montre avec un tour d’avance sur le soleil (années 50-60). Ici on parle d’heure vieille. Vieille ou nouvelle, il faut y être, tôt, à l’instar des opiniâtres convaincus que la vie ne peut se gagner qu’à la sueur du front et qu’il est mauvais de flemmarder au lit. Même la religion affirme que ce qui tombe du ciel ne peut être que de l’ordre des nourritures célestes. 

Yves le pêcheur s’accommode de cette vérité première : mieux vaut en adopter les principes que réaliser qu’on y est soumis. Au petit matin, il a souqué ferme et traversé le fleuve avant de récupérer son vélo à peine caché au pied de la bâtisse du Chichoulet, un petit mas sur l’autre rive. Et le voilà parti sur son bicycle grinçant, sans frein, rouillé plus encore par les bruines salées de la mer que par les pluies ; fixé au cadre et sur le porte-bagages, l’engin de pêche et les sacs de jute pour rapporter le produit de ses efforts. 

D'après photo. 

Mais qui a été le premier à trouver la ressource ? A qui a-t-il confié sa découverte ? Qui a vendu la mèche ? Encore faut-il être courageux pour la récolter cette manne ; se lever tôt pour écouler la production au meilleur prix, l’offre et la demande sans l’avoir formalisée dans des études en classe. L’école ? Yves ne voulait plus y aller ! Marin-pêcheur depuis l’apprentissage, autant se mettre à son compte. Pour faire bouillir la marmite il cale son vélo sous un tamaris. Ensuite l’eau froide qui pique les jambes puis glace le ventre ; faut être rude ! C’est qu’il faut le rejoindre, loin au large, le banc de sable, sans avoir pied, chargé de l’engin. Sans combinaison comme aujourd’hui. C’est qu’avec un gisement exceptionnel, on en fait trois fois plus en trois fois moins de temps : vingt-cinq kilos environ en une heure et demie ! Griserie des sous qu’on va ramasser... Porté par son souvenir, il a dit « C’est le Mexique ! » Encore faut-il le gagner, cet eldorado, chargé du butin mais fatigué, frigorifié, à la limite de ses forces pour regagner le rivage. "Fallait être jeune !" ajoute-t-il quand même. 

Yves... quelques années plus tard... 

J’y suis, mais en touriste, seulement à supporter l’eau froide qui pique jusqu’aux genoux. Les tenilles ne baraillent (1) qu’avec le « Nord », le vent de terre, forçant jusqu’à s’appeler Cers, cousin germain du Mistral. Même cette situation a changé : de plus en plus de vents marins, de moins en moins de ce « Cercius » des Romains, chassant les miasmes, purifiant l’air et pour cela honoré dans un temple non loin de Sallèles-d’Aude. La mer va mal, passée par pertes sans profits... Finis ces arrivages de poissons bleus, sardines, maquereaux, anchois, qui faisaient le bonheur de toute une population adaptée aux ressources locales, synchrone avec la ronde des saisons, le cycle naturel, profitant avec modération des ressources de la planète... oh la tranche de thon, et sa sauce tomate, de temps en temps avant qu'on aille  trop loin dans une prédation déraisonnable. Finis ces bancs de tellines, ces cranquettes (2), crabes verts sinon enragés, qui, à l’occasion, avec les étrilles nageuses donnaient une soupe si goûteuse. Désormais, la mer semble morte, le peu de coquilles desséchées sur l’estran en atteste. Et pourtant, parce qu’il est au bout du connu, nous l’aimons ce présent sans lequel le futur ne se projetterait pas. Il porte le passé, il porte les bonheurs qu’on n’a pas su apprécier, pourtant plus forts que les malheurs que le temps, heureusement, émousse ; il est en train de mettre à nu le délire mortifère du système économique de la mise à mal, par une minorité, de la survie de tous... ne parlons pas de cet anachronisme barbare qui nous fait retomber dans une guerre si proche.  

(1) varaia, en occitan = se promener, s'agiter, rôder.  

(2) de cranquièiro en occitan = lieu où on trouve des crabes. 

vendredi 14 août 2020

Traîne d'antan / Yves pêcheur du Golfe.

Voilà cinq ans, je recueillais ses mots pour les transcrire. Et pourtant quel plaisir de relire ce qui était aux trois-quarts oublié ! C'était en 2015 pour ceux qui ne rechignent pas à remonter dans les archives. J'espère que ça ne vous embêtera pas non plus...  


Le geste auguste du traîneur.


"... Quand on faisait des coups de traîne à dix, douze mailles, j’ai eu porté deux, trois-cents kilos de rougets quand même ! Y avait de tout, des demoiselles, des maquereaux, ils faisaient des sous et moi j’étais payé avec un lance-pierre, je débutais... Pendant une paire d’années, j’étais pas payé : il fallait apprendre, on était matelots et ils en profitaient. 

La vente du poisson... une fois j’ai fait un gros coup, té, en face de chez toi, à droite du poste... Eh bé, c’était pour la fête de Sète, oui pour la Saint-Louis ; là j’avais que des copains : on fait un bol on en a eu une quinzaine, vingt kilos, des loups, et des beaux, de belles portions de deux, trois kilos.


On remet le filet dans la barque. Un me dit « On pourrait faire un bol de l’autre côté, Marc y est allé, y a un trou, il pourrait y avoir quelques loups ! ». Allons-y, c’était tout près, on calait à trois cents mètres. On va, on cale, je te dis pas : trois-cents-cinquante kilos de loups et des pièces de trois, quatre kilos ! 


en partant du verbe ramender, peut-on dire ramendage des filets ? 

- Qu’est-ce qu’ils peuvent manger si regroupés ?
- J’en sais rien ; c’était dix, douze ans avant que j’achève, alors entre 1980 et 1982. E aro, per vendre aco ? ( Et maintenant, pour vendre ça ?) Je me débrouillais, j’avais des ramifications, je servais des restos à Port-Vendres et personne n’en voulait ! Jusqu’à Monaco, Nice, Marseille ! Couchanlegi est venu le chercher : y en avait trois-cents-vingt kilos sans compter ce que les copains ont pris... Quand y’a du poisson, faut pas faire le radin.
Je suis allé encaisser trois jours après, j’en ai eu péniblement 12 euros... pardon c’était en francs ! Que dalle quoi ! Ils sont durs en affaires et c’est pire chez nous... A cette époque le loup se vendait  entre 25 et 30 Francs parce que, à Sète, dans l’Hérault le poisson s’est toujours mieux vendu que dans l’Aude, toujours beaucoup plus payé qu’à La Nouvelle ! Au lieu de 8-10 ici, là bas, 12- 15... L’océan vient le chercher, la Côte-d’Azur qui arrive, les "Italianos". - Et dans les PO ?     
- C’est pareil que dans l’Aude, les mêmes types et maintenant à La Nouvelle, n’en parlons pas, c’est géré par les copains des copains de la chambre de commerce... Attendi, il y a quelques temps, une paire d’années, le jeune avait pêché une dorade de 4-5 kilos, ils n’ont pas pu la vendre mais ils ne l’ont pas retrouvée la dorade... elle avait fait des petits... ça n’avait pas traîné !.. " 

Yves Boni, pêcheur du Golfe / propos recueillis en été 2015.


lundi 10 février 2020

FÉVRIER 1956 aux Cabanes et à Fleury

LOUIS (La vigne et les chevaux) m'a dit, la semaine dernière, qu'à Olonzac les vignes avaient péri.
GABRIEL nous rappelle que son père confiait que tout avait gelé aux Cabanes, même la rivière. 
YVES (Pêcheur du Golfe) a retenu des images fortes de ces hivers marquants dont, certainement celui de 1956. 

Source INA 1956
YVES : 
« … Sinon, ils regardaient toujours vers l’Est, jamais dans l’autre secteur, pas du côté de l’Espagne car ce qui arrivait de mauvais venait toujours de l’Est.
    Une fois, avec cette neige du grec qui casse tout... je devais avoir 17 ans. Il a tellement neigé, la rivière était gelée, on pouvait pas aller jusqu’au pont de Fleury, comme d’habitude, et on est allé chercher du pain à Valras en passant par le bord de la mer. Il en était tombé 25 cm au bord de l’eau quand même ! J’avais jamais vu ça. C’était petit vent du nord, et l’eau des vagues se gelait. Quand nous sommes repassés il y avait 50 ou 60 centimètres de dentelle de glace... je m’en rappellerai toujours. Attends, pour geler l’eau de mer ! Tout le monde, avec des sacs ; entre ceux qui allaient gaiement et ceux qui marchaient moins vite, on était une trentaine pour rapporter du pain à tout le village.
    Une autre fois, quand on a été au pont de Fleury, on voyait rien et il y avait tant de neige qu’on savait plus où était la route, et les caves (les fossés), à côté.  Tu savais pas si tu étais sur la route ou dans une vigne. A des endroits on en avait jusqu’au ventre. Celui qui était devant était mouillé jusqu’à la taille. On se relayait, trempes comme des canards ! A la boulangerie, chez Vizcaro, enfin Fauré encore, Paul s’est étonné : « D’ount sortissès ? » (D’où sortez-vous ?) On était partis à 7 heures du matin, et le retour aux Cabanes, à 4 heures, avec le bateau. Je devais avoir 17, 18 ans. Quand il neigeait, couillon, c’était la catastrophe... » 

Hiver 1963.
Un autre témoin, si attentif à la vie de son temps,si complice pour garder notre passé vivant... mon père qui me manque... François :

 « … Et nous reparlons du grand froid de février 1956 […] Ici, à Fleury, les « moins vingt » furent chose courante pendant des jours et des jours, les dernières olivettes disparurent, à St-Martin-de-Londres dans l’Hérault la vigne, pourtant si rude, n’a plus résisté à le température extrême de « moins vingt-neuf degrés ». Et Julien de me dire que l’Aude était gelée sous une couche impressionnante de glace, telle que Robert Vié avait poussé sa barque en la faisant glisser du pont de l’Aude jusqu’aux Cabanes. La même année, Titou Maurel (Louis, l’aîné […]) était tombé dans l’eau à travers une glace qu’il avait cru plus épaisse, à Pissevaches, et c’est Manolo qui l’aurait tiré de là – ils devaient chasser -.

[…] Tu me diras : c’est surtout du passé, et je te réponds :
«  Quand on aime la vie, on aime le passé, parce que c’est le présent tel qu’il a survécu dans la mémoire humaine. » (Marguerite Yourcenar.)»

François Dedieu / Pages de vie à Fleury / Caboujolette / 2008 / Chapitre L’Hiver.
 
"... Espérons que février, qui commence demain jeudi, ne rejoindra pas dans les annales celui de 1956 qui vit la mort de la plupart de nos oliviers. Finies ces « olivettes » que nous avions vers Baurène (petite), vers la Magnague (plus importante) et partout ailleurs. Fini également notre bel arbre de Carabot, « la vigne de l’olivier », sur lequel il m’est arrivé de grimper pour cueillir, en compagnie de mamé Joséphine et mamé Ernestine, ces fruits méditerranéens que nous mettions dans une comporte. Celle-ci prenait place derrière le portail de la maison, près de la « porte à mouches » devant la vraie porte de la cuisine. On lavait les olives « à plusieurs eaux » après les avoir débarrassées des quelques rares petites feuilles encore présentes ; et c’était le stade de l’ « olivine ». Ainsi appelions-nous, à tort, cette lessive de potasse qui leur faisait perdre rapidement leur amertume..." 
François Dedieu / Pages de vie à Fleury / Caboujolette / 2008 / Chapitre L’Hiver.
 
"... Février 1956 : le grand froid. (Une lettre de Fleury) « … Depuis quelques jours il fait très froid : nous avons eu jusqu’à moins 12. Aussi nous restons toujours dans la cuisine, le fourneau et le feu allumés. Papa a mis la radio près du feu, il a mis la prise à l’allumoir électrique. Heureusement que nous avons du bois : nous avons arraché le Mourre, et Jojo avait presque fini de le planter, mais avec ces gelées ce n’est pas encore fini de planter.
Aujourd’hui il fait moins froid. N’ayant pas fini la lettre hier je reprends aujourd’hui. Hier soir, il a neigé mais aujourd’hui elle fond au soleil, à l’ombre, par contre, elle se glace. Voilà deux semaines qu’il fait froid ; il faut espérer que l’hiver sera vite passé. Le froid est général, vous devez le savoir par la radio..." 

 François Dedieu / Pages de vie à Fleury / Caboujolette / 2008 / Chapitre "Premiers sourires du printemps". 

"... Autre lettre de Fleury / mars 1956 : « … Les rosiers ont bien résisté, je les avais recouverts de terreau, ils sont bien verts, mais les verveines ont l’air gelées ; les géraniums, les comtesses, les œillets, les chrysanthèmes, les salades, tout est mort, sauf l’hortensia, les rosiers, le spirée, le gypsophile, et les plantes qui étaient dedans. Presque tout est à renouveler, même les asperges. L’aloès aussi a bien mauvaise mine, heureusement que ce n’est qu’un petit malheur..."
 
"... Début février 1956 (1), les hommes taillaient en tricot de corps, en « gilet athlétique » pour reprendre les mots de tatie Marcelle, avant qu'une période glaciale de deux bonnes semaines ne s'abatte, gelant des oliviers centenaires ainsi que, localement, des amandiers, peut-être quelques souches aussi..."

(1) Plutôt fin janvier 1956.