Après le pont de Fleury, les pruniers d’Ente ont été arrachés, les vieux qui restent ne portent pas de fruits, le four à pruneaux n’est plus, la plaine est rendue à sa viticulture comme si c’était une fatalité de ne pouvoir varier les productions... Quand je le dis que depuis quarante ans, « nos » politiques qui nous précipitent dans le mur ne font pas grand chose (1) !
J’attends de voir le cabanon aux chevêches ou chevêchettes qui sortaient au crépuscule, à la queue leu leu. Et là, surprise, non pas pour un trou de plus aux volets mais parce que des arbres sur l’entrée ont eu tout le temps de prendre de la vigueur. Moi qui suis scandalisé du vide laissé par les tronçonneuses, là c’est le trop-plein qui me choque, la remise rendue à la nature, la main de l’homme qui n’est plus, une absence ressemblant trop à une mort sans descendance.
Non loin, une bâtisse fait penser à une métairie, l’habitation au-dessus de l’écurie. Le toit profite de l’ombre des grands peupliers blancs, vieux et majestueux, qui bordent l’implantation. Sauf qu’on a ouvert le ventre à une vie révolue, le portail est forcé, les volets, les ouvertures arrachés vomissent des ordures et un matelas pouilleux. Triste spectacle d’un passé fracassé, pillé sans retenue par les voleurs, gommé par des hippies qui n’avaient pas les moyens de leurs prétentions et finalement squatté jusqu’à l’écœurement !
Vers l’embouchure, à partir de cette pointe nord de l’île de la Clape, les domaines se succèdent, comme émancipés par la distance croissante avec le bourg. Le plus cossu veut frapper les esprits avec, depuis les vignes, ses grandes dépendances mariant l’ocre des hauts murs au rouge de la tuile derrière une allée de pins parasols solennels. J’y vins, à vélo, vers mes dix-huit ans, journalier d’une semaine, pour faire quelques sous, quand ils produisaient des poires. Le domaine, blanchi à la chaux, chantait si bien le Sud que mes souvenirs préfèrent gommer le présent.
Sur ces terres gagnées au fil des siècles par le fleuve, les vignes voudraient encore le disputer aux roseaux sinon à la sansouire. Cette année, quelques champs de blé déjà mûrs sont visibles : ce doit être une variété adaptée, courte sur tige mais avec de beaux épis, lourds et déjà mûrs en cette mi-juin. Avant le boum de la vigne, voilà cent-cinquante ans, le Languedoc n’était-il pas une terre à céréales ? Aujourd’hui, les cultures doivent-elles à l’eau douce pompée dans l’Aude (2) ? Avant Mérins et la Bâtisse-Haute, une grosse buse travaille à gros débit. Est-ce pour les taureaux et chevaux d’une manade installée voilà une vingtaine d’années ? Alimente-t-elle l’étang de Vendres, presque totalement interdit au public, au profit de chasseurs qui paient bien ? Est-ce pour le riz, confidentiel, mais qui peut pousser dans cette autre petite Camargue ? Une buse vraie, elle, cherche son équilibre sur un rameau de frêne : elle patiente, sûrement, pour le cadavre du mustélidé, on dirait, compressé sur le macadam.
Je souris souvent en pensant aux étriqués qui, lapidaires et parce qu’ils ne sont pas sensibles aux bleus si divers du Golfe du Lion, parlent d’une côte languedocienne uniforme, monotone, ennuyeuse. A ces inconditionnels des bronze-culs huppés, ne parlons pas du modeste estivant, ne parlons pas plus de la garrigue que des étangs doux ou salés, des résurgences, de la rivière, de ses riverains, des noms qui traduisent une présence plus adaptée que dominante, émouvante même, tant elle est fragile. L’autochtone ne dit-il pas « campagnes » pour ces domaines, sans trop préciser si ce sont des châteaux, des fermes ou de simples cabanons ? Nous retrouvons cette modestie souriante dans les noms de ces implantations : les Hortes d’Andréa et de l’Ami, Joie, Mérins, les Bâtisses Haute et Basse, les Saints Louis d’Aude et de la Mer honorant le mois d’août, le Capel, Saint-Jean de Birouste, Pistole, la Guirlande et Chichoulet !
Et si le barrage anti-sel a ouvert le passage au trafic vers la côte héraultaise, au-dessus des foyers, des cultures, des arbres, pour l’homme dans son milieu, l’air est traversé des chants de passereaux et par ces voyageurs falcinelle, crécerelle, philomèle ou seulement sarcelle qui parlent pour un monde autre que celui vendu à la fiducie.
Un jour, fin juin, à 6h 20 du matin, Florian a vu un loriot d’Europe à la Barque... et pour moi, c’est plus renversant que le brexit de nos voisins !
(1) J’ai vu une plantation d’amandiers dernièrement (mais je ne sais plus où) pour ajouter aux oliveraies replantées.
(2) le barrage anti-sel empêche une couche salée, plus lourde, de remonter haut en amont sur le fond de la rivière. Les poissons d’eau douce (et le silure en prime) sont plus présents désormais que les muges et les loups qui appréciaient l’eau saumâtre.
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