mardi 5 octobre 2021

J'AIME quand ils évoquent les VENDANGES / 3. Bernard Clavel.

Comment ne pas être ému par le chemin de vie d'un petit apprenti pâtissier de quatorze ans livré à un patron sans humanité ?

Alors qu'à la maison il n'y a pas un seul livre et que la lumière dans la pièce à vivre laisse les coins dans une ombre inquiétante, comment ne pas être ému par sa passion autodidacte d'un jusqu’au-boutiste de l'écriture, à l'image d'un Bernard Palissy brûlant ses tables et son plancher pour accéder au secret de la glaçure d'une coupe de céramique émaillée ? De sa période difficile (1945 - 1957), il dit : " Je revois Vernaison, les rives encore sauvages, la véranda où j’écrivais. Je revois mes enfants tout petits, sans gâteries ni vacances de soleil, car nous étions pauvres. Je revois ma femme tapant le manuscrit sur une antique machine prêtée par le menuisier du village, mon ami Vachon, qui croyait en moi. » (1)

Comment ne pas être ému par la maîtrise des mots, du style, de toutes les scènes ciselées jusqu'au moindre détail que Bernard Clavel donne à voir ? 

Vignes de la Côte Chalonnaise - St-Désert Saône-et-Loire - Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International Author Nanzig
 

Comment ne pas être ému en retrouvant des vignes 570 kilomètres plus loin, alors qu'on n'a quitté les nôtres que la veille ? Comment cacher que cette descente sur Chalon-sur-Saône m'est chère ! Du coup, tant ces pays de cépages ont un air de famille, je suis l'ami, le cousin lointain en visite, qui fera seulement étape car au-delà de la Saône (2) et de la Bresse Bourguignonne se devine la ville de Dole où Clavel eût à subir son patron pâtissier. Qui plus est, vers l'est, la plaine est barrée par les premiers contreforts du Jura, où, à proximité de Lons-le-Saunier (3), se situe le vignoble du Jura... L'écrivain le connaît bien pour y avoir vendangé (4), bouille sur le dos, cette hotte de poids qui meurtrit aussi les épaules et le dos de Pablo, le héros du roman "L'Espagnol" (1959) que Clavel a croisé à Château-Chalon. Dans cet ouvrage Clavel parle avec amour des vignes et de la vendange. 

D'abord ce sont les mots nouveaux qui font plaisir à propos de vignes certes mais dans une différence, déjà un exotisme qui ne peut qu'enrichir : 

* sur le chariot peut-être à quatre roues, deux sapines, vastes cuveaux ronds en sapin pour le transport du raisin.

* la bouille est une hotte. Les coupeuses demandent la bouille quand le seau est plein. Enrique, l'autre réfugié embauché, rustre et antipathique, laisse retomber la seille sur la bouille, sans aucun égard pour le dos de Pablo quand il vide : 
"... Il prit une seille, la souleva et la laissa retomber à bouchon sur la bouille. Pablo vacilla. Il sentit des grains de raisins rouler sur sa nuque et du jus glacé couler le long de son dos..."  

* la seille est un seau de bois muni d'oreilles. 

* une ranche, un mot local sûrement, une rangée de ceps. "... Moi comme je ne peux pas me baisser, pas question que je mène une ranche, alors je vais près d'eux et je coupe ce qui est en haut..." explique le patron. 

Autant Pablo fait le maximum autant Enrique y va de sa mauvaise volonté : il a froid aux mains et voudrait la hotte pour se réchauffer. 
"... Le patron s'était redressé. Brandissant son sécateur, il se mit à crier :
-- Ah non hein ! Qu'il commence pas à nous emmerder celui-là. Sinon ça ne va pas traîner. Moi je vais descendre à la poste et téléphoner qu'on vienne le chercher."

De même, le patron a dit non à Pablo qui voulait un sécateur pour aider et s'il répond qu'il n'a qu'à se rouler une cigarette, il est vrai que sans rigueur, on ne fait pas du bon travail. 

Éloigné de l'équipe encore cachée par la brume matinale, il descend à la charrette et s'étonne de parler catalan à la jument qui tourne la tête vers lui. 

"Il lui donna une grappe de raisin qu'elle mâcha en bavant du jus rouge." A sa remontée les seilles sont pleines. 
Il explique, pour la jument. 
"... Comme s'il avait deviné, le patron recommanda :
-- Lui donne pas trop de raisin glacé, c'est pas bien bon." 
 
Chateau-Chalon Wikimedia Commons Author Tangopaso.
 
La brume s'effiloche, le soleil perce. Ébloui, il lève la tête, les vendangeurs se redressent aussi. En bas de la vigne "dorée", luisante "dans une pluie de gouttes de soleil"
"... Alors demanda le patron, t'as jamais vu le soleil se lever ?" 
A chacune de ses descentes, il découvre, le village, son clocher, la "rouille" des vignes, les peupliers, sur les chemins, charrettes et chevaux, plus loin d'autres clochers, la plaine bressane, d'autres villages, des fermes à part, au fond, la ligne bleue de la bordure du Massif-Central. 
 
A midi, ils déjeunent (ils ont pris la soupe avant de partir). Une planche sur des seaux empilés et renversés pour les vieux, les femmes sur un seau, les Espagnols sur l'herbe. La patronne, appuyée au plateau de la charrette coupe de "larges chanteaux" de pain et sert avec, le lard, la saucisse, le fromage et le vin. Ensuite, la goutte. Puis les hommes fumèrent la cigarette pendant que les femmes rangeaient. 
 
Ils vont travailler jusqu'au soir alors que les lampes s'allument et que les fumées montent dans le ciel bleu nuit. Jeannette, la fille trisomique, est chargée d'allumer le feu pour la soupe. Le patron dételle la Noire et la fait boire. Le vieux Clopineau reste pour décharger. Heureusement que ce n'est que du rouge à laisser fermenter sans pressurer au préalable après la soupe, comme pour le blanc. Enrique veut abandonner : on lui demande, avant, d'aider à installer la goulotte pour rentrer le raisin à la cave à l'aide de "bigots" et en finir avec des "puisoirs" pour le jus.    

(1) En 1958, son troisième roman "Qui m'emporte" est accepté, à force, par Robert Laffont. 

(2) Puisqu'il faut l'appeler par son nom alors que tant pour la longueur que le débit, ce devrait être le Doubs qui conflue à Lyon avec le Rhône...  

(3) En 1923, Bernard Clavel y est né et y a grandi. Sa maison, ses parents sont présents dans la série de quatre tomes "La grande Patience"dont "Les Fruits de l'Hiver", prix Goncourt 1968. Pour l'anecdote, Lons-le-Saunier est la ville de la Vache qui Rit !

(4) Bien qu'éternel nomade, Clavel a habité le coin et y est enterré. 

En complément l'article de juin 2020.
https://dedieujeanfrancois.blogspot.com/2020/06/lespagnol-bernard-clavel-jean-prat.html 

Quatrième de couverture... La suite est coupée, elle en disait trop... A lire absolument sans oublier les deux épisodes à la hauteur, des années 60 à la télévision !



lundi 4 octobre 2021

J'AIME ce qu'ils ont dit des VENDANGES / 2. Jean-Claude Carrière.

 Les Vendanges à Colombières-sur-Orb, Jean-Claude Carrière

Au pied du Caroux (1091 m [IGN]) sur la commune de Colombières-sur-Orb où est né Jean-Claude carrière, les châtaigniers des micaschistes font la transition entre les hêtres (à l'origine) de l'Espinouse et en bas, sur les terrains sédimentaires, les vignes, les oliviers et cerisiers. 

Son livre, "Le Vin Bourru", ne manque pas d'évoquer les vendanges.    

En 2000 il note que depuis les années 30, elles débutent encore entre le 12 et le 25 septembre (1). Né le 19 et inscrit par erreur le 17, l'auteur en déduit que toute la population est fort occupée et perturbée par cette période cruciale, la plus importante de l'année. Le cycle va-t-il les récompenser avec une bonne récolte ou les pénaliser des efforts fournis à cause des aléas météorologiques et des maladies de la vigne ?  

L'oncle Pierre et Pierre Campourcy aux pals semaliers / vigne de la carrière, lieu-dit Caboujolette, Fleury-d'Aude.

Ils vendangent en famille et avec les voisins. Les enfants, les vieux, tous ceux qui le peuvent participent mais certains décampent parfois une heure ou deux pour aller aux champignons ou relever un filet à la rivière. Comme à Fleury, le garçon qui est aux seaux est chargé de la masse pour tasser les grappes dans les comportes. Dès l'âge de treize ans, ils peuvent être "promus" charrieurs aux pals semaliers, ces barres pour porter ensemble par les anses et dans un même pas cadencé, la comporte (2) pleine. L'auteur indique qu'elles contiennent chacune cent kilos de raisins or, il ne tient pas compte du récipient avec les douelles, les cerclages, les poignées... Si le dernier voyage n'était pas trop chargé les femmes et les enfants montaient, ces derniers, juste derrière le gros cul du cheval. On dit "Hi", "Ho", "Bio", "Arrié" pour le mener (et comment dit-on "à gauche" ?).   

Au village voisin de Saint-Martin, ce sont toujours les mêmes groupes de travailleurs qui descendent de la montagne pour deux ou trois semaines. Dans le salaire, le vin et une part de nourriture sont compris. Carrière garde le souvenir de repas marquants, bien arrosés avec des "gabaches" (les mountagnols) qui "parlaient à voix très haute et toujours en patois". 


 Monté à Paris avec ses parents en avril 1945, Jean-Claude Carrière a su mener une double vie fidèle au pays de naissance. Il revenait le plus souvent possible dans la maison familiale et s'il a exprimé, trop légèrement à mon sens, qui plus est avec l'accent d'ici, que tout ce qu'il apprit alors ne lui a que très peu servi, il a pourtant éprouvé le besoin de témoigner de cette vie d'avant dans "Le Vin Bourru" (en français et en occitan). Décédé le 8 février 2021, il repose dans le petit cimetière non loin de chez lui.  

(1) depuis elles sont en avance d'une quinzaine de jours bien que cette année; à cause des conditions climatiques, elles soient plus tardives, ce qui a posé un problème pour la main d’œuvre estudiantine moins disponible à partir de la rentrée.

(2) la formation du mot dit bien "porter avec". Ce fut le cas jusqu'à la mise en service de la brouette à vendanger sauf dans les grandes propriétés pour employer les salariés du domaine. 

PS : thème déjà évoqué mais quand on aime on ne compte pas. 

Colombières-sur-Orb_Eglise Saint-Pierre wikimedia commons Author  Fagairolles 34