Affichage des articles dont le libellé est Légion Etrangère. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Légion Etrangère. Afficher tous les articles

mercredi 10 août 2022

Un Russe oublié à Pérignan (Pantazi fin)

Oh ! j'ai oublié la fin de l'histoire, enfin, oublié de vous en faire part... mais il faut dire aussi que vous n'avez rien demandé... Parce que Porfiri Pantazi au destin finalement banal puisque le propre des Hommes n'est que de passer, mérite, comme chacun de nous, de ne pas être balayé d'une mémoire commune appartenant à chacun. 

"Chaque homme est une humanité, une histoire universelle." Jules Michelet. 

Nous l'avions laissé en chemin, mais où ? Porfiri a bien gagné de la Légion de pouvoir revenir chez lui. Pardon de traîner, non pas lui, c'est seulement que je dois retrouver le fil, et en priorité la date : 1924. A Odessa il ne peut débarquer, les rapports sont tendus avec une Union Soviétique non encore reconnue. De fait, dans l'impossibilité de fouler la marche qui lui permettrait de gagner sa Moldavie natale, le soldat défait ne peut que se repasser un film de souvenirs : les vignes, les vergers, les jardins aux abords du village, les tilleuls de la place, la vieille chaumière avec le poêle aux carreaux de faïence craquelés et, sous le plafond, les tresses d'ail et d'oignons, la barre aux charcuteries interdites ; dans la rue, les copains qui seraient venus l'entourer, Anna la jeune femme de Petru avec sa palanche aux deux seaux, et son vieux père qu'il ne reverra peut-être plus...   

UN RUSSE à Pérignan (dernier volet)

"... Alors, avec son copain, légionnaire comme lui, ils iront de nouveau au bureau de recrutement et … « rempileront » pour cinq ans… puis cinq années encore. Quand la Légion vous a attiré, elle vous tient bien.

Alors, oui, il va pouvoir enfin se retirer à Montargis. C’est là, dans cette sous-préfecture du Loiret, sur le Loing, que la vague de l’exode de juin 1940 va le submerger. Par petites étapes, à bicyclette, Porphyre arrive jusqu’à Narbonne, et c’est à la gare même qu’il s’est engagé à venir vendanger à Fleury. Il y restera jusqu’à la fin, introduit par monsieur Calavéra dans cette famille qui va désormais devenir la sienne. 

Depuis Fleury, sur la route de Marmorières, à droite un chemin vicinal qui monte dans les vignes jusqu'au Pech de la Pistole couronné de pins. En face de ce muret de lauzes, un jardinet faisant pointe, au croisement. C'était celui de Pantazi ; des figuiers continuent d'y pousser... 


Il n’osera plus écrire chez lui. Une fois pourtant, il a envoyé une carte à Touzora. On ne sait jamais ? Et c’est même un petit-neveu, postier, qui l’a remarquée dans le petit tas de courrier. C’est par la réponse qu’il a appris la mort de tous ses proches. Alors, à quoi bon écrire ? A des personnes que tu n’as jamais vues, qui ne te connaissent pas ? Non, vois-tu : ici, j’ai le même climat que chez moi, je touche une belle pension, je m’habille bien, même si je n’ai plus le prestige de l’uniforme qui faisait bourdonner autour de moi des essaims de jolies femmes – mais aucune n’égalait tout de même en beauté notre reine de Roumanie, pour laquelle j’avais joué dans notre fanfare lors de sa visite au Maroc ! – Une belle fin de vie, quoi. Et Touzora, ma foi, j’y pense toujours, surtout lorsque je prie devant l’image sainte qui remplace l’icône de mon enfance, ou quand je bois mon thé quotidien au citron. Mon village, même s’il est perdu, vit toujours en moi. Mes souvenirs d’enfance sont si vivaces que j’y suis encore souvent en pensée. Et qu’y a-t-il de plus précieux que le souvenir ?

Tu reçois mes pages sur monsieur Pantazi : je ne fais pratiquement que recopier et mettre au propre un de mes rares tapuscrits. Je dois te signaler que les dates ayant trait à la carrière militaire de Pantazi sont les vraies dates. Papé Jean était devenu en effet secrétaire des Anciens Combattants, et il avait toutes les fiches de ces derniers, en particulier celle, sans doute la plus complète de beaucoup, de notre « Russe de Pérignan ». Au cours des quelques visites que je lui ai rendues à la maison de la Rampe de la Terrasse, où j’ai pu voir un jour, dans sa chambre, le « coin de l’icône », celui que les Russes appellent « krasnyï ugol », krasnyj ayant le sens, non pas de « rouge », mais son sens primitif de « beau » qui avait qualifié la « Belle Place » de Moscou devenue la Place Rouge ; mais principalement lors de ses nombreuses visites ici chez nous où j’ai pu noter une foule de choses et de détails sur sa vie, j’en ai su suffisamment pour pouvoir aborder, une fois passé le choc de sa mort brutale et sans doute à cause de cette fin, le récit à peine romancé de cette vie. Tu as sans doute remarqué sa hantise, qui m’avait toujours frappé dans ses propos : être toujours bien habillé, sans être tiré à quatre épingles, mais avoir constamment des habits décents.

Tu auras ainsi une vue exacte, je crois, de M. Pantazi, telle que pouvait l’avoir sa nouvelle famille pérignanaise de M. et Mme Caravéla, dont une fille était épicière : c’était l’épouse du peintre Noël Pujol, dit Pujolet, et son magasin se trouvait juste en face de la rue Etroite. Toutes ces personnes ont disparu, et je songe en cet instant au geste de Momon qui, lors de son séjour en URSS (juste en même temps que moi, mais lui a pu se baigner dans le DON), a acheté un petit souvenir en plastique qui fut scellé sur la tombe de notre légionnaire, avec un ou deux mots en russe, comme « Nous n’oublions pas ». Il avait travaillé la vigne avec lui à Marmorières."

François Dedieu, Un "Russe" à Pérignan / Caboujolette, Pages de vie à Fleury II, 2008. 

« … Le temps du muguet ne dure jamais
Plus longtemps que le mois de mai
Quand tous ses bouquets déjà se sont fanés
Pour nous deux, rien n'aura changé… »
 
Francis Lemarque. 

Hier encore, je regardais le Tour de Pologne dans les Basses Carpates, pour les paysages, pour avoir à l'esprit que la frontière de l'Ukraine est toute proche... Avec les champs si verts, le maïs, le houblon fringants, les maisons coquettes, les stères de bois au bord de la route, comment penser que le pays à côté est en guerre, que le nôtre souffre tant d'une grave sécheresse tue par le pouvoir et que Touzora, le village de Porfiri Pantazi ne manque pas d'eau, quelque part, à moins de 600 kilomètres vers l'est !   

dimanche 15 mai 2022

Un "RUSSE" à Pérignan (12) / Porfiri veut revoir Odessa, les siens, sa maison...

Odessa, le port qui mène vers l'inconnu, les autres, le Monde ; Odessa, le havre qui ramène dans le familier, les siens, son monde. C'est ce qu'a vécu, c'est ce que vit Porfiri Pantazi. 

Русский Мыс Большой Фонтан, Одесса. Wikimedia Commons Author Alexey M.

Odessa, village d'Ukraine fondée par Catherine II, impératrice de Russie, allemande de naissance. Nommée pour rappeler en grec le nom d'Ulysse "Odysseos", mais au féminin, impératrice oblige. Son gouverneur Du Plessis de Richelieu, Français passé chez les Russes (contre Napoléon) de la famille du cardinal bien que deux siècles les séparent, fait du village une ville superbe (dont le grand escalier de la "Perle de la Mer Noire", avec sa statue en haut des marches). 

Odessa, plus d'un million d'habitants, son port, son tissu industriel, agroalimentaire, textile. 

Wikimedia Commons Authors : Alex Levitsky & Dmitry Shamatazhi

Odessa, méditerranéenne, appréciée, du moins au centre (en dehors c'est de style soviétique) pour son architecture italienne, française, un peu espagnole aussi. 

Odessa, ville libre, maniant volontiers l'ironie, cosmopolite, au surnom aussi de "Marseille d'Ukraine", avec ses cafés, sa vie nocturne, ses plages pour les vacances. Sous terre, ses galeries d'extraction de calcaire, par la suite refuges de vagabonds, de malfrats, de contrebandiers, de partisans, suivant les époques. 

Odessa, déjà bombardée en 1854 par les marines ottomane, britannique et française. 

Odessa, c'est le soulèvement révolutionnaire de 1905 avec l'intervention du cuirassé Potemkine (film en 1925 de Sergueï Eisenstein / chanson de 1965 de Jean Ferrat censurée par l'ORTF d'Etat). Odessa en 1917, ensanglantée par la terreur rouge locale (400 officiers du croiseur Almaz transformés en blocs de glace ou jetés vivants dans les chaudières, 400 familles dites bourgeoises massacrées). 

Odessa, en 1919, c'est Porfiri Pantazi, le "Russe" bessarabien, moldave, roumain et grec, qui embarque de justesse dans la Légion, alors que la flotte française de l'amiral Amet est venue soutenir une armée Blanche et avant que la guerre civile ne fasse rage. 

Odessa, au printemps 1933, c'est Holodomor, la famine voulue par Staline et Moscou. Alors que l'URSS exporte du blé, les autorités soviétiques réquisitionnent tout moyen de subsistance... le cannibalisme a été le seul moyen de survie : des millions de victimes (entre 2,6 et 5 millions de morts)

Odessa en 1941, ce sont les Roumains alliés des nazis qui occupent la ville. Suite à un attentat, dans la nuit qui suivit le 22 octobre, 5000 Juifs ou Communistes sinon les deux, furent tués. Le lendemain, 19.000 Juifs seront exécutés, le 24 plus de 5.000 furent mitraillés, le peloton d'exécution s'avérant trop long pour la besogne. Des 33.885 restant, surtout des femmes et des enfants, beaucoup moururent de typhus et de dysenterie dans les kolkhozes où ils étaient déportés (novembre 1941). Un massacre éradiqua ce qu'il restait de survivants (décembre 1941). Les Tziganes non plus ne furent pas épargnés. 

Odessa, en 1946-47, c'est une nouvelle famine provoquée par le pouvoir, difficilement estimable, avec de nombreux orphelins non enregistrés, ces "enfants-loups" livrés à une survie sauvage suite à la mort ou au retour des pères prisonniers de Hitler, directement envoyés au Goulag par un Staline vieillissant dans la hantise du complot et terrorisant en conséquence et la population et son entourage direct. 

Odessa, malgré les vagues d'émigration (surtout des Juifs), malgré les problèmes de corruption, malgré la dénatalité ambiante (sauf en Afrique), ce sont les progrès espérés, initiés par le développement économique des années 70 (métallurgie et construction navale, raffinage, agroalimentaire, chimie, pêche, le port)... 

Odessa, en 1999, c'est le film Est-Ouest, avec Staline promettant amnistie et bon accueil aux émigrés russes de toujours, sans dire qu'il va confisquer les passeports, contrôler, contraindre, cuisiner, pressurer : ceux qui reviennent ne peuvent être que des espions ! Le film est une critique acide d'un totalitarisme qui tourmente et torture, retenant par la force la Française (Sandrine Bonnaire) voulant fuir la dictature alors que son mari russe s'accommode. Atavisme dû à des siècles de servage d'un peuple patriote jusqu'à l'arrogance ? Amour psychiatriquement indéfectible de l'enfant battu ? Coproduit par la Russie, le film témoigne d'une ouverture certaine, capable d'un regard droit sur le passé, prometteuse pour l'avenir mais qui s'est rétractée sur ses vieux démons... bien aidée par le machiavélisme de l'Occident... Clinton moquant et rabaissant Eltsine dans son ivrognerie en étant peut-être un des signes visibles...   

Suite à la destitution du président Ianoukovytch prorusse, frein à la dynamique vers l'UE (février 2014), une partie du Donbass s'oppose par les armes à Kiev (mars 2014 / 9000 morts entre 2014 et 2015), suite au "retour" de La Crimée à la Russie (mars 2014 / problème de l'intangibilité onusienne des frontières lors des indépendances), Odessa est directement impliquée en mai 2014, lors des affrontements entre des légalistes et des partisans de la Russie, incendiés dans la Maison des Syndicats où ils s'étaient réfugiés (40 morts ?). N'oublions pas la désintégration en vol du MH 17 de la Malaysia Airlines par un missile Buk russe lancé depuis la zone séparatiste (juillet 2014). 

Et aujourd'hui, Odessa qui reçoit ci un obus, là un missile, pour tuer, donner une leçon, maintenir sous pression. La plage des vacances est minée par crainte d'un débarquement ; les monuments, cachés par des sacs de sable ; les avenues barrées par des chevaux de frise... Était-ce pire, Porfiri, lors de ton retour, en 1924 ?  

Un "Russe" à Pérignan (12e volet). 

« Pantazi, vous le regretterez, lui a dit le capitaine. Je vais vous donner un bon conseil : faites cinq ans de plus, et je vous garde à mon service. Réfléchissez bien, et apportez-moi demain votre réponse.

– C’est tout réfléchi, mon capitaine. Je suis très bien à votre service, à vos côtés. Rien ne me manque au point de vue matériel. Mais je voudrais, une fois encore, revoir mon vieux père, ma vieille maison, mon pays, quoi. Je dois retourner en Europe.

– C’est dommage, Pantazi. Je vous regretterai. »

Revenir.

Et Porphyre a repris un autre bateau. Ils sont beaucoup moins nombreux sur celui-ci. Le voyage semble plus long encore qu’à l’aller. Mais on finit par arriver dans cette bonne vieille mer Méditerranée, et on aboutit à Marseille. Porphyre va se faire démobiliser au bureau spécial de la Légion Etrangère. Il reçoit son pécule, c’est toujours bon à prendre, et c’est de l’argent bien gagné. Et alors on lui dit :

« Vous avez droit à un voyage de retour gratuit. Où voulez-vous aller ?

– A Touzora, chez moi, en Russie ; non, pardon, en Roumanie à présent.

– Vous vous êtes engagé où ?

– A Odessa.

– C’est bien en Russie, ça ?

– Oui.

– Eh bien, on va vous ramener à Odessa… si nous le pouvons, car avec la Russie il y a des histoires. Le gouvernement soviétique n’est pas encore, je crois, reconnu officiellement par la France, mais cela ne saurait tarder : il en est question. »

Et c’est un troisième bateau qui ramène Porphyre au pays natal. C’est le plus beau voyage qui commence, avec, au bout, les veillées devant la porte, les balalaïkas retrouvées, tous les souvenirs qu’il a emmagasinés depuis cinq ans pour les resservir, à peine embellis, à ses anciens camarades. Que sera devenu le petit Serge, lui qui avait le chic pour mettre en colère le vieux Speletski, leur instituteur ? Et le grand Nicolas, au visage parsemé de taches de rousseur ?

Il revoit les petites maisons de Touzora au toit de chaume et aux murs crépis, sans étage, au sol de terre battue. Ni eau, qu’il faut tirer au puits de la cour, ni électricité : à propos, peut-être ont-ils à présent la lumière électrique ? Non, il en doute. A Kalarach, encore, oui, c’est possible. Mais Touzora…

Il n’a pas dit bien clairement qu’il allait revenir, s’installer pour toujours au pays, riche de son expérience, de ses voyages, et prêt à tout moderniser. Il a vu comment se cultivait la terre dans des pays aussi divers que Sidi-Bel-Abbès ou le Tonkin. Il pourra sans doute faire quelque chose de valable

Et ses pensées ne sauraient quitter la terre natale. C’est avec une précision inouïe qu’il revoit les moindres détails de la maison, la grande table de la cuisine où il a fait une encoche au couteau, du côté qui donne sur la petite fenêtre, près du tiroir où se rangent fourchettes et cuillers ; le vieux poêle nourri au bois, aux carreaux de faïence un peu craquelés sur les bords ; la barre à saucisse suspendue à deux gros clous rouillés à la maîtresse poutre (on a dû renouveler les deux bouts de ficelle, par exemple !), les oignons qui sèchent, accrochés au mur du fond par paquets de quatre ; et l’ail dont il savait faire les tresses. En a-t-il eu, de l’ail, cette année-ci, le vieux papa Pantazi ? Ou bien a-t-il été attaqué par la « graisse », cette maladie qui le rend immangeable et détruit en quelques semaines toute une plate-bande ? Et des tomates, en a-t-il planté dans le petit jardin, près du prunier fourchu aux fruits si délicieux ?

Dans quelques jours, il pourra voir, toucher tout cela, respirer à pleins poumons l’air de sa plaine. Quelle joie ! Même la baie de Naples, avec son Vésuve fumant sur le ciel, ne parvient pas à l’émouvoir… Voici les îles grecques de la mer Egée, et la Grèce, dans le lointain, à bâbord : le pays des ancêtres du côté de papa.

Enfin, les détroits : on longe Istanboul, sur la gauche à présent : c’est le Bosphore, et la mer Noire. Le bateau s’arrête à Constantza.

Touzora, mon village perdu.

Une journée de plus, et voici Odessa avec son escalier monumental du duc Armand de Richelieu, Odessa où tu t’étais engagé, Porphyre, voilà déjà plus de cinq années !

Nous attendons les formalités de débarquement, Kalarach n’est plus qu’à deux cents verstes, Kichinev à cent soixante environ. Attendons…

Notre ex-légionnaire songe à Touzora. Il va en avoir à raconter aux anciens copains ! Il lui semble les voir, en train de boire ses paroles… Et son vieux père, qu’est-il devenu ? Et la maison, avec le « joli coin », comme on appelle l’endroit où trône l’icône, près de la petite veilleuse toujours allumée dans son verre de couleur rouge ? Maison bien pauvre, certes, à côté de celles qu’il a pu voir de par le vaste monde. Mais n’a-t-il pas vu également des cases bien plus misérables ?

La petite place avec ses quelques tilleuls qui sentent si bon quand le printemps bat son plein, l’église orthodoxe de Kalarach qui va lui paraître si minuscule, les jardins, les vignes cultivées d’une façon bien archaïque, les arbres fruitiers des si nombreux vergers, tout danse devant ses yeux une farandole endiablée.

Et les vaches, si calmes… Tiens, à propos, Sacha le laitier, passe-t-il toujours de bon matin d’une isba à l’autre avec sa grosse cruche étamée au bec de laquelle il suspend sa « mesure » de fer-blanc ? Avant d’arriver, Porphyre, tu devras encore traverser des champs de tabac, de betteraves à sucre, des champs de blé aussi et des prairies où les veaux gambadent auprès de leurs mères.

« Mais j’ai bien lu quelque part, pense-t-il, que les troupes roumaines ont occupé le pays en 1918, et qu’alors la Russie soviétique et la Roumanie avaient rompu leurs relations diplomatiques, comme ils disent. Les Alliés ont bien reconnu les faits, pas l’URSS. »

Ses pensées reviennent à Touzora. Il revoit Anna, jeune encore, la femme de Petru, revenant chaque jour que Dieu fait de la source où elle a rempli ses deux énormes seaux qu’elle suspend ensuite chacun à sa chaîne au bout du gros balancier de hêtre. Et il lui faut charrier tout ce poids jusqu’au logis ! L’eau courante, c’est encore un luxe pour Touzora : tout juste s’ils viennent de l’avoir – et encore sans doute pas partout – à Kalarach.

Et il revient à sa situation présente. « Puisque tu seras à nouveau en Roumanie, Porphyre, que viens-tu faire à Odessa, en Russie ? »

Soudain, un brouhaha, une agitation : il doit certainement y avoir du nouveau.

Une délégation vient de monter à bord. Enfin le dénouement. Et nous apprenons tous qu’il est absolument impossible de débarquer, même à Constantza.

La déception est terrible. Si près du but… Est-ce mon Dieu possible ? Il faut, bon gré mal gré, se rendre à la triste évidence. Quelle misère ! Il faut donc repartir pour la France.

Partir pour toujours…

Le retour s’est bien effectué, mais c’est la mort dans l’âme que Porphyre a revu les côtes françaises et le port de Marseille. Il est bien démobilisé et ne sait plus que faire. On lui a offert une place de forestier là-haut, en Lorraine. Il a accepté : que faire d’autre ? Mais il n’a pu s’y habituer. Alors, on lui propose la Camargue. Cela le change, bien sûr, mais c’est décidément intenable, infesté de moustiques. Il en a assez vu en Extrême-Orient. 

François Dedieu, Un "Russe" à Pérignan / Caboujolette, Pages de vie à Fleury II, 2008. 

"... Je le revois dans mes bras, Nicolas
Je l'ai serré sur le cœur dans une salle de départ
Il m'a dit qu'il nous aimait, Maria Ivanovna
Mais nous reparlerons de lui un autre soir
Il m'a dit qu'il nous aimait
Mais parle-moi plutôt de toi
Je suis heureux de te revoir..." 
Michel Delpech / Ce fou de Nicolas / 1974. 

mardi 26 avril 2022

Un "RUSSE" à Pérignan (10) / Ukraine et Algérie

Comment une chronique sur un légionnaire vers 1920 peut rappeler des réalités intemporelles, ici à propos des guerres qui ne voulaient pas et ne veulent pas dire leur nom, celle d'Ukraine, trop actuelle et celle d'Algérie, cessée en 1962 mais sans paix encore possible.  

Que devient le légionnaire Porfiri Pantazi, parti d'Oran... ou du port au nom devenu pathétique et emblématique d'atermoiements  menant au désastre de Mers-el-Kébir, un de plus dans l'Histoire faisant que, à commencer par les pays qui se disent amis et alliés, quand une prétendue arrogance française est évoquée, ce ne peut être que sarcasme de leur part... Et en retour, s'il existe "la perfide Albion" en tant qu'expression datée et élitiste, nous n'avons pas la moindre saillie pour fustiger nos amis germains ou yankees... Jouant au fier-à bras grande gueule, notre pays se complait à la jouer petit-bras envers les pays du Sud et latins de sa parentèle... l'hôpital se moquant de la charité, c'est plus facile de moquer un Italien ou un Espagnol, c'est un occitan sous le joug jacobin qui vous le dit... 
Entre corrélations et prolongements par rapport à la trajectoire d'un Russe de Moldavie qui a finalement atterri dans notre village de Fleury, je m'égare d'autant plus qu'à l'idée de son paquebot laissant la baie d'Oran dans son sillage, je voulais seulement en rajouter dans le malaise particulier qui perdure entre l'Algérie et la France. 

Le légionnaire Pantazi part d'Oran pour l'Extrême-Orient. 

Oran c'est l'Algérie impactée à l'époque par les "évènements d'Algérie", une guerre pourtant, que le gouvernement ne veut pas nommer. Nous en connaissons un autre, qui, lui, interdit le mot "guerre" pour "l'opération militaire spéciale" qu'il mène contre l'Ukraine. 

Stèle_Fin_Guerre_Algérie_Baneins_2 wikimedia commons Auteur Chabe01


Oran ce sont les attentats du FLN, de l'OAS, des atrocités, des morts même après la signature des Accords d'Evian. A graver dans le marbre des grandeurs de la France... A mettre en perspective avec des rapports toujours difficiles mais de promiscuité... Rancœurs, défiance entre des divorcés loin d'avoir soldé les comptes...  

Oran néanmoins surnommée "la Radieuse", "la Joyeuse" même, comme pour marquer d'un sceau de normalité l'horreur ordinaire : c'est ainsi que les hommes vivent. 

Oran, c'est presque Mostaganem où, en 1974, inconscient, complètement ignorant des séquelles et du contentieux (tous les Français étaient dans cette situation), un jeune instituteur que je connais trop bien, voulait entraîner dans l' aventure de la coopération, la femme et les deux gosses, pour échapper aux brumes du Lyonnais et aux fins de mois difficiles dans son HLM... 

Oran, c'est presque Alger, veille de l'indépendante (1962), dans la chanson de Serge Lama 
"... L'Algérie
Écrasée par l'azur
C'était une aventure
Dont je ne voulais pas..." 

Oran et l'Algérie, ce sont deux millions de soldats français appelés (on dit aussi que Poutine est obligé d'envoyer des conscrits en Ukraine). A Fleury, malgré le cessez-le-feu des Accords d'Evian, (le cessez-le feu, pas la paix... un état qui semble perdurer depuis on dirait) dans la chaleur et un ciel d'airain de juillet 1962, on enterrait le pauvre Francis Andrieu, mort pour la France, tandis que, pour un destin plus souriant, dont un mariage avec sa sœur, Vilmain nous ramenait Maurice... 

Oran, c'est l'Algérie, et, de 1954 à 1962, la torture, les disparitions avec comme suite la traite des prisonniers dans des bagnes, des mines, des bordels, 300 000 morts, 8000 villages brûlés, plus de 2 millions de musulmans déportés... finalement Poutine est dans une continuité, une norme et le langage diplomatique, même si Biden s'en exempte, même s'il permet d'e ne pas bloquer les situations, arrange bien pour dulcifier l'inqualifiable. 

D'Oran, d'Algérie, ce sont les Harkis livrés par la France à leurs bourreaux, ce sont les Pieds-Noirs, aussi mal perçus et accueillis que le furent les Républicains espagnols... cela doit faire partie des "grandeurs" de la patrie des Droits de l'Homme... 

Alors, pour équilibrer ce triste constat, presque un réquisitoire, revenons au parcours de notre "Russe", accompagné par les penchants de mon père, rédacteur de cette chronique, pour les langues (ici le roumain, le russe et le français) qui font les différences, peuvent s'affronter, séparer mais rapprocher aussi. 

Un "Russe" à Pérignan, épisode 10. Le Canal de Suez.  

"... Et puis, le roumain, c’est la langue qu’ils parlaient à la maison. Il avait remarqué quelques ressemblances avec le français. C’est curieux, les langues, tout de même : la France est si loin de la Bessarabie, et pourtant « homme » se dit « om », comme en français, mais plus facile encore. Le Russe dit « tchelavièk » : rien de commun. Paquebot, tiens : pacbot ou vapor, comme en français. En russe, tu as parokhod ou teplokhod. Pourquoi ne pas tous parler la même langue ? ça ne fait rien, il aurait bien voulu être là, au fond de la classe, comme dans le conte d’Alphonse Daudet, à écouter ce dernier cours de russe.

C’est une jolie langue, quand même. Oui, vraiment, il était partagé : le langage de sa jeunesse scolaire, celui qui en avait fait un petit homme sachant lire et écrire ; et celui de la maison, du travail, de la vigne, la langue des pauvres. Bah ! il en avait connu, des pauvres, parmi les autres Russes. Tiens, la famille d’Anton Tchékhov, à Taganrog, sur la mer Noire. Ils étaient épiciers, et commerçants, bien sûr, comme le vieil Aaron de Kalarach, chez qui il allait deux fois par semaine acheter le pétrole, le savon, les bougies et quelques épices. Mais Aaron, lui, s’en sortait bien, il avait même refait sa devanture et repeint toute sa boutique. Il en fallait des sous pour ça. Le père de Tchékhov n’avait pas eu cette chance. Il avait fait faillite et était parti pour Moscou afin d’échapper à la prison pour dettes. Et toute la famille vivait dans une misère… Tellement que c’était pour faire vivre les siens qu’il avait fait rire ses premiers lecteurs, en écrivant dans des revues humoristiques. Porphyre avait lu la vie de Tchékhov quelque part : en français, en russe ? Il ne savait plus. Mais cela, il l’avait retenu. Il n’y avait pas que des comtes Tolstoï dans la littérature russe. Et même Tolstoï, hein, il avait bien écrit pour les enfants et pour les pauvres… 

A_Ship_in_the_Suez_Canal.tif wikimedia commons Author Zdravko Pečar

Nous voici dans le canal de Suez. On distingue bien les deux rives, ce n’est pas tellement large. Suez, c’est donc cette ville ? – Mais non, voyons, c’est Port-Saïd. Elle a l’air d’une grande ville, quand même, aussi grande que Kichinev peut-être. Le bateau s’est arrêté. Les soldats peuvent monter aujourd’hui sur les ponts du « Pasteur », tandis que le ravitaillement en charbon se poursuit. On doit aussi remplir les chambres à vivres. Il en faut, pour une armée.

Tiens, des Egyptiens avec des bourricots, tout comme les Arabes à Sidi-Bel-Abbès. Des « tânes », comme il disait au début. Et les copains qui lui répétaient : « Le français, tu l’écris comme ça se prononce. » Non, mais… ils ne se rendaient pas compte : un petit « tâne », mais un « nâne », des « zânes ». Tu étais un gros « nâne », Porphyre, de ne pas savoir tout cela. Maintenant, ça y est : il sait à peu près dominer le mystère des liaisons. Quand il apprenait à compter en français, il avait déjà remarqué quelque chose que les livres ne t’expliquent pas : « un » devenait « une », bon, comme dans toutes les langues. Pour « deux », c’était plus simple, pas de féminin spécial, mais il fallait penser au « Z » devant certains mots : deux-Z-élèves. Pour « trois », même chose. Mais s’il le mettait après « quatre », on le reprenait. Et « six », et « dix » qui se prononcent /sis/, /dis/ quand ils sont seuls, /si/, /di/ devant consonne, /siz/, /diz/ devant voyelle. C’était du sport de compter en français !.." 

François Dedieu, Un "Russe" à Pérignan / Caboujolette, Pages de vie à Fleury II, 2008.

mardi 12 avril 2022

Un "RUSSE à Pérignan" (9) L'Algérie, le Tonkin...

 Il est russe par force, Porfiri, le Bessarabien de Tazora avant que sa nation ne soit la Légion, sans qu'il n'ait renié quoi que ce soit de son passé ; il a même gardé son nom. Après une année passée en Algérie, il part en Indochine. C'est vrai que le détour est des plus longs pour évoquer son point de chute final, notre village de Fleury-d'Aude mais c'est joliment écrit, alors... 

Alors, suivons-le, mais sans perdre de vue la terrible actualité de la guerre en Ukraine, d'autant plus que la concomitance fait que depuis deux jours, en France, la course à la présidence occulte cette terrible actualité. Plus rien sur les chaînes d'infos en continu, sinon un entrefilet pour dire que Marioupol, la ville martyre de la mer d'Azov, va tomber, que les Russes sont sur le point de lancer une lourde offensive sur le Donbass et au moins tout l'Est de l'Ukraine. Ah ! pardon, j'oubliais le rapport à l'est du sous-continent de la part de nos médias : la concurrente à Macron serait la féale, l'affidée du pelé, du galeux d'où vient tout le mal. 

Certes, il est horrible Poutine, de replonger l'Europe, en tant que prétendu phare de la civilisation, dans la barbarie, sauf qu'il est bien trop commode de cacher derrière, la nôtre, de vilénie hypocrite. Haro sur ces candidats qui commenceraient avec "Certes", déjà une accointance avec le maître du Kremlin ! Salops de complotistes (oui je le dis comme ça : salaude n'est pas un féminin usité !) ! Bénéficier d'un prêt de la part d'une banque russe, c'est sale... les 80 milliards d'euros, par contre, cédés depuis le début de la guerre en Ukraine, en échange de gaz, pétrole et charbon, sont propres eux... aussi bienséants que les deux ou trois milliards et les sarbacanes offertes pour armer Zelinsky... Désolé mais quand on ose dire que la condamnation de la barbarie ne va pas jusqu'à sacrifier un peu de notre confort consumériste (ne pas mettre en danger notre économie disent les François Lenglet dans une pudibonderie aussi docte que sereine...), notre arrogance civilisatrice s'arrête à un assouvissement de tube digestif... 

Pardon de me laisser aller... Vas-y Porfiri, raconte...  des fumeries tu dis ? C'est sans fin : quand les vapeurs se dissipent, reste l'esprit munichois des fières démocraties... Inutile de faire donner ce BHL, ce calamiteux des printemps qui avortent, ce hâbleur venimeux, bifide de la tromperie et de chimères, annonçant aussi crânement qu'il le fit, pour la libération de la Libye, les chars de Poutine à Berlin et Paris ! Mais je m'égare Porfiri, Porphyre... enfin, devaient-ils francise leur nom, les légionnaires ? Vas-y, va, raconte...    

 

 "... Il a appris l’histoire plus complète de la Légion. Il sait qu’elle a été réformée sous Louis-Philippe, en 1835, et que sa page de gloire c’est  Camerone. C’est là-bas, quelque part au Mexique. Ne lui demande pas trop de détails, dis …Et le chant de la Légion, tu le connais ? Oui, c’est bien celui-là : « Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin, voilà du boudin ! » Trois fois qu’il faut le dire. Pourquoi du boudin ? Il faudra qu’il le demande un jour. En tout cas, il se rappelle chaque fois, quand il entend cette marche de la Légion, le boudin qui pendait à la barre, dans la cuisine, avec la saucisse, les andouillettes, les saucissons et plus loin les jambons. C’était dans la vieille maison de Touzora. Ce boudin ! Il aurait été sacrilège d’y toucher pendant les périodes de jeûne. Maman, quelquefois, avait bien enfreint la consigne… pour lui… Ah ! cela, vois-tu, il ne saurait l’oublier. Il avait lui aussi fini par pardonner à son père, mais, bon Dieu ! pourquoi ce fanatisme ?

 Enfin, tu vois à quoi on pense à la Légion.

 De toute façon, la première année va être bouclée. Quatre ans encore, et s’il s’en sort il reviendra là-bas. Il leur en racontera, des choses, aux anciens copains. Tu verras leurs yeux d’envie ! Mais quatre longues années encore…

Partir toujours… 


Rien n’est plus doux qu’un départ en bateau. En cette matinée du neuf novembre mil neuf cent vingt et un, le Pasteur, transport de troupes flambant neuf, quitte les quais d’Oran. La sirène a longuement retenti. Il est sept heures du matin. La côte d’Algérie s’éloigne déjà. La chaleur avait repris ses droits pour « le petit été de la Saint-Martin », mais à cette heure matinale c’est une fraîcheur, presque un froid qui monte des flots bleus de la Méditerranée. Le vent souffle du large et rafraîchit un peu plus l’atmosphère. La ville blanche allonge paresseusement dans le lointain ses avenues splendides de front de mer, ses terrasses d’ordinaire immaculées mais qui aujourd’hui baignent dans une légère brume d’un gris cendré. Le paquebot double allègrement les petits voiliers qui semblent lui faire escorte avec les mouettes rieuses aux cris assez déplaisants. Voici la haute mer, la houle est presque insensible. Si le temps ne se gâte pas, nous allons avoir une belle traversée.

 Porphyre vient de passer à partir de ce jour du 1er au 2e régiment étranger. C’est toujours la Légion, bien sûr, mais ce régiment est en partance pour l’Extrême-Orient. L’Extrême-Orient, pour la France, c’est surtout l’Indochine. Ira-t-il voir Saigon et la Cochinchine, les rizières, les fumeries d’opium dont lui ont parlé les anciens qui avaient passé leur temps là-bas, certains en ramenant d’ailleurs des accès chroniques de fièvres paludéennes. Peut-être l’Annam : Hué, Tourane ? Non, ce sera le Tonkin, il l’apprend le troisième jour, alors qu’il est un peu secoué, dans la pièce commune peinte en blanc qui leur sert de cantonnement, par une véritable tempête, aussi violente que courte, heureusement.

Le cinquième jour, voici la côte qui approche. Nous sommes en Méditerranée orientale, c’est l’Egypte. Porphyre songe qu’il n’est plus très éloigné d’Odessa, du moins qu’il s’en est beaucoup rapproché. Et à Touzora, que font-ils à présent ? Son père fait-il toujours brûler un cierge, de temps à autre, en mémoire de sa si bonne mère trop tôt disparue ? Si elle avait vécu, sûr que tu ne serais pas là, toi Porphyre… Enfin, c’est la vie. Pourquoi ne peuvent-ils plus écrire ? La Bessarabie est devenue roumaine. C’est encore un roi qu’ils ont, en Roumanie. Dès le neuf avril 1918, sa province avait demandé son rattachement, mais la guerre ne s’était terminée que le 11 Novembre. En 1919, au Congrès de la Paix, la Roumanie avait vu ses revendications âprement discutées. Elle avait fini par accepter les traités de Saint-Germain et de Neuilly, et avait obtenu satisfaction sur les points essentiels. Ils étaient donc Roumains, là-bas… Et à l’école de Kalarach, la vieille école qui fut la sienne, dans quelle langue se faisaient les cours ? Depuis quand avait-on commencé d’expliquer, en roumain, l’histoire si tourmentée de son petit pays ? Et la « dernière classe » en russe ? Il avait lu là-bas, à Sidi-Bel-Abbès, quelques nouvelles pour étudier le français, quelques contes. Et l’un d’eux parlait justement de ce problème. Il était bien émouvant. C’était La dernière classe, des « Contes du Lundi », d’Alphonse Daudet. Porphyre l’avait lue avec son cœur, cette histoire, et pourtant ce n’était pas la même émotion qui l’étreignait. Il était partagé, lui, vois-tu. Redevenir Roumain, ce n’était pas si mal. Tu sais, Roumain, Grec, Français ou Russe, ce sont des hommes. Il le voyait bien à la Légion, où il y avait de tout, beaucoup d’Allemands aussi. Eh bien, ils se valaient. Naturellement, il avait bien ses préférences, et certains peut-être ne lui plaisaient pas trop. Quelques-uns même l’avaient dégoûté par leurs propos. Heureusement, il y avait cette discipline de fer de la Légion. Lui, Porphyre, il s’en était bien accommodé..." *

François Dedieu, Un "Russe" à Pérignan / Caboujolette, Pages de vie à Fleury II, 2008. 

SS Patria transportant des troupes en 1918-1919 wikimedia commons photographe inconnu

Notes : le SS Pasteur, paquebot  de la Compagnie Sud-Atlantique, n'a été lancé qu'en 1938. Alors seul un historien ou fidèle de la Légion Etrangère saurait nous dire sur quel navire transporteur, occasionnel ou non, de troupes, Porphyre Pantazi est parti pour Haiphong, depuis Oran, vers 1920. 

Rien que dans les 600 ou 700 noms de paquebots donnés par Wikipedia, au moins les 45 dont les noms suivent étaient en service vers 1920 :  

SS Biskra, Caravelle, Caucase, Charles Roux, Chicago, Chili, Cordillère, Danube, Dumbéa,  El Kantara, Equateur, Espagne, Eugène Péreire, Figuig, Flandre, France, Haïti, Lamartine ex Kai-Dinh, La Bretagne, la Lorraine, la Navarre, La Savoie, La Touraine, Lafayette, Maréchal Bugeaud, Martinique, Mexique, Moïse, Niagara, Oregon, Oudjda, Pacifique, Patria, Paul Lecat, Pérou, Puerto Rico, Rochambeau, Saint-Raphaël, Timgad, Vénézuéla, Ville d'Oran, d'Alger, de Barcelone, de Bône, de Tunis... 

French SS Rochambeau wikimedia commons Author American official photographer

mercredi 6 avril 2022

Un Russe à Pérignan (8) "Le barbare, c'est d'abord celui qui croit à la barbarie." Claude Lévi-Strauss.

Porphyre Pantazi rechigne, depuis petit, à se plier à son destin tout tracé de petit paysan, une survie dans la pauvreté alors que la Bessarabie, après la domination ottomane, est disputée entre les Roumains et les Russes qui la traitent en colonie de peuplement. Engagé dans la Légion Etrangère, il part d'Odessa en 1919 (1)...  

Je reprends en épisodes ce que mon père a écrit sur lui, suite à plusieurs entretiens, ses recherches hors internet et en se basant sur la chronologie attestée de son engagement dans la Légion Etrangère. 

Char_Renault_et_soldats_français_a_Odessa 1919 wikimedia commons auteur inconnu

"... Et ce sera l’Orient de la fin mars jusqu’au 20 mai 1919, puis l’Algérie du 21 mai au 16 août. Le siège du 1er régiment étranger est à Sidi-Bel-Abbès. Quelle chaleur ici ! Et quelle dure vie ! Pourtant, quand on a connu plus dur encore, on apprécie un léger mieux. Et puis surtout ceci : toi, simple soldat, tu peux parler au Capitaine comme je te parle. Mais oui, tu souris, mais c’est la vérité. Il te respecte, le Capitaine. Bien entendu, tu es au garde-à-vous, et lui peut se promener devant toi, les mains derrière le dos. Mais jamais il ne te frappera, jamais la moindre velléité d’un coup de pied… Ah ! mais, pardon, j’ai vu, moi qui vous parle, moi Porphyre, j’ai vu comment on nous traitait dans l’armée du tsar. J’en ai même vu qui étaient abattus comme des chiens, pour avoir répliqué. Ici, nous sommes considérés comme des hommes, pas comme des bêtes. Et cela, tu vois, c’est plus que tout ce qu’on peut imaginer, plus que la nourriture, plus que l’habit même : tu es un homme, et tu en es fier, même si chaque jour ta vie est en danger.

Le 17 août, nous descendons dans les régions sahariennes. C’est donc cela, le SAHARA dont j’avais appris le nom sur la carte, à la vieille école de Kalarach. « SakhAra » qu’il disait, le vieux maître d’école. Et cela faisait toujours songer à « sakhar », le sucre.

Ah ! oui, un drôle de sucre. Il y est, maintenant, Porphyre, dans ce sucre. Les vents brûlants (le sirocco), les tempêtes de sable… Tu as beau mettre le mouchoir sous le képi et dans le col de ta chemise, ça ne pare pas tout ! Et encore et toujours ces opérations militaires. On va à leur rencontre. Le 24 octobre enfin, nous avons fini et retournons à Sidi-Bel-Abbès.

Il s’est inscrit, Porphyre, pour les cours volontaires de français ; ça rentre assez bien, il n’y a pas que des jurons dans cette langue. Ceux-là, les mauvais mots, ont été vite appris, ils se retiennent si vite. Pour faire des phrases, ça c’est une autre paire de manches. Mais l’essentiel n’est-il pas de comprendre et de se faire entendre ? Et tu comprends fort bien, alors quoi ? Et puis, apprendre le français évite quelques corvées toujours peu formatrices. Cela n’empêche pas d’écrire en russe, de temps à autre, une lettre qui part pour Touzora. Son père lui a déjà écrit, plusieurs fois. Souvent les lettres parcourent un vrai périple avant de lui parvenir, mais elles finissent par arriver. Pourvu que ça dure !

Porphyre écrit le russe comme il sait, c’est-à-dire pas mal. A l’entendre, il fait une faute par mot. Ne le croyez pas. Ce qu’il y a, c’est qu’il a conservé l’antique graphie, celle d’avant la réforme de 1917. Il a lu quelque part qu’on avait supprimé quatre lettres. En réalité, deux surtout ont disparu : le iat’, et le signe dur de la fin des mots. Eh bien ! lui ne les supprimera pas : il en a le droit, non ? Cette boucle après la consonne finale de certains noms, ça fait joli. Si elle n’y est pas, il manque quelque chose. Tu vois, c’est un peu comme si en français tu écrivais « tabl » sans le E final (il est muet !), « la ru », « une fill » : de quoi ça a l’air ? Et puis il apprend le français. Va-t’en encore réapprendre le bon russe. Pour tout mélanger ? Non, merci.

Les journées passent, parfois très vite, parfois aussi interminables. Il peut sortir en ville, une grande ville, tiens, un genre de Kichinev en plus petit : cinquante mille habitants, lui a-t-on dit. Ce qui lui plaît, ce sont les cultures maraîchères des environs. Voilà des cultures : immenses ! C’est de la grande exploitation. Que voulais-tu qu’il fasse, papa Pantazi, avec nos tout petits moyens ? Il y a aussi des industries et du commerce. Et puis, entre nous, mieux vaut être ici que sur le « théâtre d’opérations », comme ils te disent..." 

François Dedieu, Un "Russe" à Pérignan / Caboujolette, Pages de vie à Fleury II, 2008. 

Prolongements : 

Comment ne pas faire le lien avec la tragédie actuelle en Ukraine. Qu'a-t-on fait pour détendre les velléités liées aux zones d'influence ? La guerre actuelle nous pousse à faire le rapprochement avec la période hitlérienne et une horreur concrète qu'on a à peine voulu voir, entre temps, en Yougoslavie, en Bosnie, au Kosovo. Une horreur dans laquelle on serait mêlés, de plus près qu'on ne croit, tant géographiquement que moralement, dans le sang de la Syrie, de la Libye, du Yémen, dans notre complaisance aussi à l'égard du Qatar, de l'Arabie... Atteinte de sénilité, l'Europe des démocraties imparfaites (plus encore en France jacobine) donneuses de leçons, continue d'apparaître arrogante à plus de la moitié de la planète. 

Carte postale d'une vue entre 1890 et 1900, éditée originellement par la Detroit Publishing Company en 1905. L'escalier du Potemkine, long de 142 mètres, à Odessa, a été construit de 1834 à 1841. Il a été rendu célèbre par le film Le Cuirassé Potemkine, de Sergei Eisenstein, en 1925. Il y a une inscription: «8935. p.z. - ODESSA. L'ESCALIER RICHELIEU ОДЕССА. РИШЕЛЬЕВСКАЯ ЛЕСТНИЦА» Wikimedia Commons Auteur inconnu. 

Ne nous cachons pas derrière les symboles, les reliquats du temps historique. Au romantisme du grand escalier d'Odessa, servi par le film lié à la mutinerie du cuirassé Potemkine, s'ajoutent les "horreurs" pérennes de la guerre... Janvier 1918, les Bolchéviques transforment en glace ou jettent vivants dans la chaudière 400 officiers du croiseur Almaz. Et hier, BOUTCHA près de Kyiv, en attendant de constater ce qu'ont laissé les Russes en se retirant du nord de l'Ukraine...  

Pas plus tard qu'hier, incidemment, une chaîne alternative a osé, après ce qui s'est passé, montrer l'impressionnant dispositif d'encadrement lors du transfert à Arles (2013 ?) d'Yvan Colonna, jugé pour l'assassinat du préfet Erignac... mazette, si c'était pour le laisser agoniser en prison sous les mains assassines d'un intégriste musulman...  Sur ce, je ne sais plus sur quelle chaîne puisque je suis le seul responsable des parallèles et collages faits ici, je suis resté sidéré par la citation livrée par le journaliste à propos de Claude Lévi-Strauss. Même si je savais de lui que le sauvage était celui qui traitait les autres de sauvages, du philosophe, anthropologue et grand homme des sciences humaines et sociales, son "Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie."... je ne l'ai pas encore digéré.  

(1) en 1919, les Français étaient à Odessa, pour soutenir un temps les armées blanches, tout comme à Mikolaïv, aujourd'hui attaquée par Poutine, dont le chantier naval reste lié au cuirassé Potemkine, tout juste dynamité, à 'époque de Porphyre (avril 1919 à Sébastopol).