vendredi 7 mars 2014

DES CORBIERES A CYTHERE (II) ou LE PARCOURS "PSYCHAOTIQUE".



    Ce n’est qu’au bout d’une quarantaine d’années que l’exploration du passé m’a permis de revenir sur une adolescence dérangeante sans pour autant en éclaircir l’opacité. 

Quelques trouées, cependant, aidèrent à exprimer ce mal pernicieux, tel une radioactivité qu’on voudrait circonscrire. Quelques mots seulement, puis d’autres, bout à bout, pour une piste de réflexion, une amorce de discernement, notamment sur la bataille intérieure entre l’esprit et la chair, parce que la religion, l’éducation vouent aux gémonies la nature animale d’un Homme qu’on voudrait plus majuscule que commun. Et quand ces pulsions vitales déstabilisent et provoquent la guerre, quand les frustrations, la vivacité des sens, les sentiments refoulés ne peuvent aboutir que sur des remords et que l’ascétisme et l’abstinence sont synonymes d’une inaccessible pureté, avec une parenthèse furtive pour ces parfaits d’un catharisme qui se réfugia justement, dans les Corbières et le piémont pyrénéen, je fuis, je cingle, toujours poussé vers un nouveau rivage (1), un nouveau mirage, inconnu, mystérieux, serait-ce en vain. Un jour pourtant, tandis que j’acceptais et apprivoisais peu à peu celui que je fus, acceptant ma nature profonde en tant qu’atout, plutôt que de la refouler, la bloquer en congestion mentale pathogène, une impulsion venue de loin, aussi profonde qu’impérieuse, m’a sommé de lire le mot "CYTHÈRE", en grosses lettres. Inquiet et rassuré à la fois par la performance inconcevable de ma cabosse, je me suis glissé alors dans le sillage d’un Baudelaire, lu jadis, mais en surface seulement. Je le retrouve alors, fétide, dans « Un Voyage à Cythère » :

« ... Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût ! »

    Ces vers qui expriment, contradictoirement, un asservissement mental et aussi le chemin pour s’en affranchir, concluent un tableau sinistre qui, jusque là, provoquait chez moi une farouche dénégation. je pensais en être débarrassé or ils restent ainsi inscrits en moi, à mon insu, indélébiles, conservant à jamais l’emprise irrésistible d’un auteur au génie tourmenté de lucidité brute. Baudelaire, dont j’ai choisi de suivre le délire, mais de loin seulement, me laisse, cinquante ans plus tard, entre désintégration et régénération intimes, originelles, la prétention fragile d’être, en tant qu’être parmi les êtres, une fleur du mal parmi les autres.
    Tout cela s’apparente à de la psychanalyse de cuisine. Peu importe, en fait, tant que l'illusion de tirer profit de l’effet placebo de ce parcours "psychaotique" demeure.

(1) dans quelle mesure pourrait-on évoquer Lamartine et "Le lac" ?

photo : Pic de Bugarach en hiver / googleimages / wikipedia / réutilisation autorisée. 

CORBIÈRES, MYSTÈRES (I).../ Fleury d'Aude en Languedoc

    Narbonne, 1963. Un samedi gris de novembre, vers deux heures moins le quart. On dirait le soir. Entre la grille et le boulevard, sur les feuilles mortes du trottoir, un "pencu" (1) se hâte. Dans une main, les tranches de pain du dessert, dans l’autre la valise et le sac de linge sale qui rebondit sur ses jambes. Gêné, il se hâte pourtant, comme tous les pensionnaires libérés, par saccades, comme si le car allait le laisser alors que le départ n’est prévu qu’en fin d’après-midi, depuis le Montmorency (2), au bord de la Robine. 

    Il ne veut plus voir le large trottoir, la grille monumentale, le collège datant de Jules Grévy, et pas plus le boulevard inspiré d’Haussmann. Il ne voit plus le vol plané des grandes feuilles bistres et cuivrées des platanes qui pourtant accompagnent ses rêves, en semaine, à l’étude du soir. Il ne veut plus de cette mélancolie d’automne instillée par les grands arbres autour du "bahut" austère. Il détourne à son profit, un poème qui le marque : « Plus mon petit village que la ville dans la plaine... ». Il part revoir les siens, serait-ce pour un jour. Un jour seulement, mais dans le cocon, en famille. 

Peut-être ira-t-il à la chasse, au matin, avec les hommes, pour respirer son pays à pleins poumons, quand le jour effiloche une écharpe de brume au-dessus des vallons. Puis, pour lui, et parce que c’est dimanche, le couvert sera mis sur une nappe blanche, une tablée de fête presque, avec des hors d’œuvre et un gibier mitonné par la mère et la gran (3), accompagné d’un vin cacheté. Ensuite, même s’il ne veut pas y penser, il faudra s’atteler aux devoirs, aux leçons, ranger le linge propre, le saucisson et le chocolat qui consolent de la tambouille du réfectoire, de la promiscuité du dortoir. Et ne lui dites pas que lui a de la chance, que certains ne partent que pour les vacances : ils ne sont plus que quelques uns dont l’enfermement rappelle un passé révolu. 

    Il s’est assis à la fenêtre, au milieu, et baisse la tête : il doit tartiner la gelée de raisins du dessert et se cache du chauffeur au volant. Le vieux moteur ronronne, le pot crachote une fumée bleue ; le car est chêne vert, relevé de filets d’une couleur plus claire, qui le feraient passer pour un courrier rapide. En haut du pare-brise, derrière le verre d’une custode, en grosses lettres noires, la destination "MOUTHOUMET". 

    « ... Et je médite, obscur témoin... » (4), dans une fuite en avant, sans fin, qui me projette ailleurs, toujours à m’évader, quitte à prendre la place du pensionnaire dans le car, à endosser la vie d’un autre pour oublier la mienne ou la dépasser peut-être.

(1) "pensionnaire" dans l'argot lycéen. 
(2) un café faisant office de gare routière pour les lignes de cars.
(3) la grand-mère en languedocien.
(4) directement inspiré de Victor Hugo Le Semeur. Le collège porte aussi le nom de l’illustre écrivain.

photo : rue de Mouthoumet / googleimages : réutilisation autorisée