lundi 26 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER 5 / Fleury d'Aude en Languedoc.

 La chance peut-elle tourner quand on est innocent ?

« Vous êtes bien Sylvestre Martin, né le 18 août 1831à Béziers, département de l’Hérault ? » Bien sûr que c’était lui. « Eh bien ! j’ai du nouveau en ce qui vous concerne. Vous allez être libéré et retournerez en métropole dès le mois prochain.
- Comment ? Moi ? Repartir pour la France. Je ...
- Oui, on vous a reconnu innocent du crime dont vous étiez accusé. »
Son cœur, son pauvre cœur de jeune forçat meurtri bat à se rompre dans sa poitrine. Mon Dieu, est-ce possible ? Va-t-il résister à cette émotion ? Se peut-il que, onze années et bientôt six mois après ce meurtre, tu sois enfin réhabilité, Sylvestre, qu’on te rende ton honneur, se dit-il. Non, ce n’est pas vrai ! Dites-lui s’il rêve…
Et les jours suivants il va apprendre les dessous de l’affaire avec la clé de l’énigme.
Le mois dernier, quelqu’un, tard dans la nuit, aurait frappé à la petite porte cloutée (comme il la revoit, avec ses gros clous carrés !) du presbytère de Fleury.
« Monsieur le Curé, un homme va mourir. Avant le grand départ, il voudrait se confesser. »
Vite, monsieur l’Abbé prend son camail, son missel, et il suit cet étrange visiteur. Ils arrivent à la misérable cabane proche de la bergerie, en dehors du village. C’est là qu’habite le vieux Bertrand, l’ancien berger qui maintenant ne peut plus travailler du tout, perclus qu’il est de rhumatismes et de douleurs sournoises, rongé par le cuisant remords de son crime.
Il se confesse à Monsieur le Curé. Avant de quitter ce monde, il veut se décharger d’un lourd fardeau. C’est trop dur de partir avec un tel secret. C’est bien lui qui a tué jadis l’ancien meunier, voilà près de douze ans. Il en avait assez d’être traité comme un perpétuel délinquant par ce Léon Carrier qui se croyait irremplaçable. Il en avait assez d’être obligé, presque chaque année, de « monter à la commune » - ainsi désigne-t-on ici la mairie en effaçant le mot maison – pour payer une amende. Oui, c’est vrai, ses moutons traversaient bien les prés de Léon, ils occasionnaient quelques dégâts. Soit. Mais si le meunier avait été plus coulant, lui, Bertrand, lui eût bien offert à chaque saison un beau gigot. Ses bêtes pouvaient difficilement se limiter à brouter l’herbe sèche des tertres ! Et ce monsieur Carrier avait quantité de prés dont il ne faisait rien, non ?
Alors le berger était devenu comme fou. Il avait mûri son plan criminel. S’étant glissé dans le moulin, le soir de ce samedi 10 mars, alors que personne n’était là, il s’était laissé enfermer pour la nuit. Et de bon matin, quand le meunier était arrivé, il l’avait pris par derrière, bâillonné d’un solide mouchoir et violemment frappé au cœur, deux ou trois fois, il ne savait plus, de son grand couteau de berger. Le corps était lourdement tombé entre les deux coffres, près des meules.
Une fois bien assuré de la mort de son ennemi, il reprenait son grand mouchoir et sortait dans la nuit finissante, vers sept heures solaires, laissant entrouverte la porte du moulin.
Mais depuis lors, combien de fois avait-il revécu cette nuit tragique ! Combien de fois avait-il été réveillé en sursaut, torturé par le remords d’avoir laissé condamner un innocent ! Et combien de fois fut-il tenté de se racheter un peu par un aveu complet ! Hélas ! la lâcheté l’avait toujours emporté : l’oubli, pensait-il, ferait bien son œuvre… Quelle erreur !
Voilà, tout est dit. Une grosse pierre vient de tomber de son cœur. Il se sent plus léger, Bertrand, au moment de quitter ce bas monde. Il ne lui reste plus, en attendant sa fin prochaine, qu’à libérer l’abbé du secret de la confession.
Le nécessaire a été fait. Sylvestre est enfin revenu chez lui. Que d’épreuves surmontées ! Et par quel miracle revoit-il son cher pays natal ! Tout lui paraît si beau, si neuf. Se peut-il qu’il en ait été si longtemps privé ?
En somme, il est jeune encore : à trente-quatre ans, on peut refaire sa vie. Beaucoup disent qu’une vie, cela ne se refait jamais. On n’efface pas le passé d’un coup d’éponge. Il est toujours là, il vous a marqué. Mais la vie continue encore, heureusement sous de meilleurs auspices. Puisqu’il n’est devenu fou ni en prison, ni au bagne de Cayenne, c’est que l’espoir est encore permis sur cette terre.
« Tu vois, Jean-François, termine le « papet », tu es de Fleury et tu ne savais pas cette histoire, qui est pourtant la pure vérité, et qui endeuilla notre famille. Voilà comment mourut mon grand-père, que je n’ai pas connu, et comment on peut accuser et condamner lourdement un innocent. »


photo du moulin de Montredon au printemps 1979 (François Dedieu)

vendredi 23 janvier 2015

UN GARÇON MEUNIER 4 / Fleury en Languedoc

Sylvestre est condamné.

« Étant donné d’une part que le jury de jugement ici présent, rendant la justice au nom du peuple français et de notre empereur Napoléon III, vous reconnaît coupable de l’assassinat de feu le sieur Léon Carrier, alors meunier au moulin sis dans la commune de Fleury, ex-Pérignan, canton de Coursan, arrondissement de Narbonne, dans ce département de l’Aude ; - mais que, d’autre part, la préméditation étant exclue, il vous accorde les circonstances atténuantes, vous êtes condamné à vingt-deux années de réclusion criminelle, avec obligation de travailler. Avez-vous une dernière remarque à faire au tribunal ?
- Monsieur le Président, je suis innocent du crime dont on m’accuse, je le répète encore devant vous.
- Gardes, emmenez le condamné. »
Le 30 mai 1854 avait été promulguée par Napoléon III la loi instituant le bagne colonial. Sylvestre fut d’abord envoyé à l’île de Ré, première étape vers Cayenne. Il ne connaîtrait donc pas les prisons et bagnes métropolitains de Toulon, Brest ou Rochefort. C’était déjà un forçat, lui qui pourtant n’avait aucun crime à se reprocher. Et il en avait « pris » pour vingt-deux ans ! Ce qui le désolait le plus, c’est ce qu’il avait appris peu de jours après son procès : si tu avais moins de huit ans de travaux forcés, l’article six de cette fameuse loi votée voilà trois années prévoyait le « doublage ». C’est-à-dire qu
’une fois que tu avais « payé », tu étais encore tenu de résider là-bas pendant un temps supplémentaire égal à ta condamnation. Mais au-delà de huit ans de peine, alors c’était pour tout le restant de ta vie.
Ici, dans l’île, le fort agrandi par Vauban abritait les condamnés promis au grand départ. Lui, avait quitté Carcassonne pour La Rochelle. Chaînes aux pieds, menottes aux poignets, il y avait embarqué pour Saint-Martin-de-Ré. Tiens, saint Martin, le bon saint Martin qui avait donné la moitié de son manteau à un pauvre, c’est aussi le patron de Fleury, Sylvestre ! Tout te ramène donc à ton village ?
Ils étaient là cinq ou six cents à attendre la grande traversée, rupture totale avec la vie connue en France. Certes, pendant quinze jours il avait été soumis à un régime alimentaire ma foi meilleur que dans les prisons de l’Aude. Mais c’était, leur avait-on dit, pour se refaire des forces en vue du voyage. Au bout de ces deux semaines, il avait embarqué sur le grand bateau Ville de Saint-Nazaire : Saint-Nazaire, la cathédrale de Béziers, sa ville natale. Décidément, tous les noms lui rappelaient le pays perdu !
Quatorze jours interminables d’une traversée rythmée par les vingt minutes de promenade quotidienne sur le pont, et par cette douche reçue dans la « cage » où ils étaient une soixantaine ensemble, à l’aide de lances à incendie qui vous prodiguaient brutalement une eau bienfaisante. C’était bon, ça luttait un peu contre cette température qui allait vite devenir intenable, une fois parvenus sous les tropiques. Quelques bancs dans ces cellules collectives ; des hamacs pour la nuit ; et deux tonneaux d’eau potable. Deux tonneaux chaque fois pour soixante prisonniers !!
Ce fut enfin l’accostage à Saint-Laurent-du-Maroni, les vérifications nécessaires, le directeur du pénitencier monté à bord avec toute une délégation, et son discours hypocrite promettant, selon les vœux de l’Empereur et moyennant une bonne conduite, une possibilité de réinsertion et même des allègements de peine. Et voici ce qu’on te dit, Sylvestre : « Vous allez connaître une nouvelle vie. En France, vous étiez des criminels. Ici vous serez des repentis, des travailleurs qui allez vous racheter de vos
crimes. » Ah ! oui, il se serait bien passé de cette vie nouvelle… Et quel était son crime ? Si un Etat n’est pas à même de reconnaître l’innocence d’un citoyen, quel espoir te reste-t-il, mon pauvre Sylvestre ? Et puis on va te dire que le crime parfait, ça n’existe pas ? Les erreurs judiciaires non plus, peut-être ? Où se cachait-il, en ce moment même, l’assassin du meunier de Fleury ?
Les idées se bousculaient dans sa pauvre tête. Il transpirait par tous les pores de sa peau. Avec ses compagnons d’infortune, il avait quand même fini par débarquer.
Et les jours succèdent aux jours, les semaines, les mois s’accumulent. Tantôt tu trouves que le temps n’en finit pas de s’écouler, et tantôt – à peine oses-tu te l’avouer – oui, c’est pourtant vrai… qu’il passe assez vite.


 Dix longues années s’étaient ajoutées à ce dix-neuvième siècle, les tempes du forçat blanchissaient allègrement dans le ronron quotidien, pénible, lancinant de ce bagne guyanais.
Un beau jour – oh ! oui, pour être beau, il le fut sans nul doute, il est appelé chez le grand patron du pénitencier.

photo autorisée wikimedia / Le bagne de Saint-Laurent-du Maroni