samedi 15 juin 2024

LES MOULINS À NUAGES, Georges-Jean ARNAUD.

Georges-Jean Arnaud (1928-2020), auteur prolifique (416 romans !) tant de science-fiction, fantastiques, que policiers, d'espionnage, érotiques. Régionaliste aussi... sans être dans la confidence (combien de livres sur ce thème... de la région j'entends ?), avec « Les Moulins à Nuages », la quatre de couverture, la dédicace à Ulysse, arrière-petit-fils, dénotent du lien de l'auteur avec l'Aude, plus précisément les Corbières. Qui plus est, Georges J. Arnaud a été instituteur à Fitou avant de tant produire comme écrivain, de vraies racines... 

 

Et s'il n'y suffisait pas, l'édition 1988 de Calmann-Lévy débute avec une carte où des rayures marinières figurant la mer confortent une certaine ancienneté. L'Aude entre Hérault et Pyrénées-Orientales, Minervois au nord ; au centre, les Corbières, à demi ouvertes au levant sur les axes vitaux, vers Toulouse, vers Perpignan et l'Espagne, leur partie au couchant encore dans un blanc “ terra incognita ”. Les voies du tramway à vapeur y figurent et en attestent : verticales, en marches d'escalier depuis Lézignan vers Thézan, Durban, transversales de Narbonne à St-Pierre-des-Champs, de Port-la-Nouvelle à Tuchan. Pas de date sur cette carte où ne figure pas encore le terminus de Mouthoumet au cœur du massif, mais le réseau des tramways de l'Aude (carte de R. Jannot) a été créé au tout début des années 1900, soit au milieu de la vie du grand-père Antonin Louis Pla dit Planou (1866-1942), centrée sur les villages de VILLENEUVE et “ CASCATEL”, mentionnés hormis le “ S ” qui manque à Cascastel, en lettres majuscules.  

Mais d'où sort-il ce livre qui traînait avec d'autres en bas du lit ? Malheureusement, comme pour certains points, c'est le trou noir, de mémoire... l'âge sûrement... à presque oublier d'en parler alors que tout, dans ces 380 pages, parle d'une vie vivante encore au début des années 60. Pardon de tirer la couverture dans un manque de modestie flagrant... Avant tout, voyons tout ce qui ramène à un passé sudiste d'un ancien temps plus général, pas si loin que cela, souvent hier seulement, vers lequel il n'est pas question de revenir mais sans lequel la marche obligée vers demain s'avèrerait plus fragile et incertaine encore qu'elle n'est... 

Corbières maritimes. Sémals (les comportes) et tomata «… la Muda tordait le cou à ses torchons de tomatat avec la même poigne féroce que pour ses pigeons… », étrange cette orthographe, « tomatat », associée à sa tante Jeanne. Les chèvres, qui,comme à Fleury, rejoignaient le troupeau communal emmené par le berger communautaire ; les canards, friands de grappes d'escargots (cagaroulets sur les tiges de genêts / diminutif de cagarau), aussi muets que la tante, la Muda, qui passent la journée à la rivière, les fèves de caroube pour les chevaux et sa gourmandise, l'écurie aux fortes odeurs d'urine et de sueur, une « bouronne » pour faire auvent (« bourouno » dans le parler d'oc de Fleury). Et presque de suite, l'apport, la présence de la langue naturelle, l'occitan dans sa variante languedocienne sauf qu'à Fleury, de façon plus neutre, on dit « macarel » alors que le père de Planou dit facilement « macarelle de puta »... au féminin... 


Entre 1870 et 1942, entre pouvoirs royal, impérial, républicain, honni par les petits propriétaires conservateurs, espéré par les journaliers (brassiers, dits aussi « bouillés » dans le livre) espérant mieux, commodément présentée en tant que roman, c'est la saga de sa famille que Georges J. Arnaud raconte. La façon de vivre, l'état d'esprit, les vendanges, les crises de la vigne, les rivalités politiques aussi jusqu'à la présence d'un Espagnol tirant sur le gitan et l'anarchisme, nous filent dans la tête à la vitesse des vies qui défilent... 

G. J. Arnaud bien qu'installé à La Londe-les-Maures ne manque pas d'honorer ses aïeux des Corbières. Tout son livre nous touche à plus d'un titre avec une mention à part sur les vendanges, un sujet de choix quand la saison s'y prêtera    

vendredi 7 juin 2024

« Un petit cordonnier qui voulait aller danser... »

 

Théodore, Théodore... peut-être avions-nous à Fleury le prénom “ Théodore ”, du moins un exemplaire, porté par un cordonnier pas grand de sa personne. Depuis quand était-il là, dans cette maison à l'angle, presque en face du porche de l'église ? Hélas, trois fois hélas, puisque tout s'éloigne dans les limbes d'un passé pas toujours clair et fidèle, ce souvenir doit remonter à plus de soixante années en arrière... Francis Lemarque (1917-2002) chantait « Le Petit Cordonnier » (1956) : 
 
« ... Petit cordonnier t'es bête, bête
Qu'est-ce que t'as donc dans la tête, tête ?.. » 

Et c'est vrai que le nôtre, de petit cordonnier, voulait aussi “ aller danser ”. Sûrement cela se sut et les cancans durent diffuser bon train, sauf que cela dépassa la portée médisante des mauvaises langues (nous disons plus naturellement “ mauvaise langue ” que “ commère ”... les épouses racontées par Shakespeare à Windsor n'étant devenues “ commères ” bien que toujours “ joyeuses ” que par un mystère de traduction en français, peut-être significatif de notre façon de penser) jusqu'à  sortir au grand jour lors de l'audience correctionnelle hebdomadaire du tribunal de grande instance de Narbonne, président M Plantié-Cazejus assisté des juges MM Pech et Laroque, M Bousquet procureur de la République, M Bastide greffier. 
 
L'article local porte en sous-titre « C'est un vieux cordonnier... ». C'est par l'intermédiaire du Centre Mondial Familial (1), agence entre autres matrimoniale (de 1954, sans salarié) que mademoiselle Marie O. A. de Port-Louis, Île Maurice fit connaissance, aux fins de mariage, avec l'un de nos cordonniers. Il est vrai que pour une demoiselle de 44 ans, l'annonce promettait du ciel bleu : « Célibataire, 50 ans, maître-bottier, plus pension, maison, catholique, allure jeune, visage avenant, 1 mètre 60, 65 kilos, blond aux yeux marron, bonne santé, caractère affectueux et gai, aime le cinéma, le théâtre, la radio, la musique, vie d'intérieur. » 
Ils se sont écrit et le 8 avril (2) Marie débarquait à Marseille, attendue par Lucien (premier prénom de Théodore). Sauf que Lucien Théodore avait complètement travesti la réalité : 20 ans de plus, grand infirme (3), de quoi mortifier la pauvre fiancée. Mais où aller sans autre point de chute ? Marie a suivi l'imposteur non sans informer sa famille de la déconvenue. Lucien qui n'envoyait pas les lettres la mit à la porte le 24 mai, avec 500 Francs toutefois. Marie l'accusa de l'avoir frappé ; pour ce motif, la justice embraya. 
Pour avoir confisqué une correspondance et falsifié sa carte d'identité (comme si de se faire passer pour plus jeune pouvait compenser son handicap physique), ne pouvant prendre en compte la tromperie, le tribunal condamna Lucien Théodore C. à 15 jours de prison avec sursis, 200 F d'amende et 500 F de dommages et intérêts. 

« ... Petit cordonnier t'es bête, bête
Qu'est-ce que t'as donc dans la tête, tête ?.. » 
 
La placette, aujourd'hui, bien défigurée par un projet de logement social voire d'espace vert en dépit d'un périmètre historique protégé...
 
Pas bête notre vieux cordonnier, différent seulement, et si seul comme il l'a eu confié à une cliente aujourd'hui pas loin de ses cent ans. Encore plus seul depuis la mort de la maman. Alors, il y en a bien une qui est venue, avec enfants, mais elle a vite repris la porte. Quelque bonne âme lui avait bien suggéré aussi d'essayer avec Anna de la placette, vieille comme lui, petite, bossue. 
« Mais vous m'avez regardé ?! » il aurait répondu, trop sûr de son nœud de cravate impeccable. 
Pas de quoi en tirer un film du genre « La Sirène du Mississippi » ; même si Maurice et La Réunion sont sœurs mascareignes, il est bien sûr déplacé de comparer Catherine Deneuve et Marie O. A. ... Quant à comparer le pauvre Lucien à Jean-Paul Belmondo... 
Cyphose, scoliose, cypho-scoliose, la bosse intrigue, provoque, elle porte bonheur et puis ne rigole-t-on pas comme des bossus dans tout ce que peuvent dire les “ braves gens ”. Gibbeuse, la lune a droit à plus d'égards... Il n'empêche, les bossus peuplent le monde des arts et des lettres : Carabosse, Polichinelle, Jean Cadoret dit “ de Florette ”, et encore chez Pagnol, Toine, le petit bossu de Naïs. Émouvant, le monologue de Fernandel dans un rôle à l'opposé de ses prestations troupières  :  

« ...Les petits bossus sont de petits anges qui cachent leurs ailes sous leurs pardessus [...] un petit bossu qui a perdu sa grand-mère est un bossu tout court... »  
 
Pardon de tant digresser (4). Même s'il est dommage de ne rien dire, au passage, sur les grands-mères et le mimosa, c'est encore Pagnol, sans encore évoquer « Les Lettres de mon Moulin ». 
 
Notre Théodore, seulement un fait divers, certes développé dans la rubrique hebdomadaire du journal local mais juste un drame humain. De quoi, pourtant, provoquer aussi un flot de gorges chaudes au village, une réaction de groupe peu charitable, étrangère à toute compassion personnelle, mais que rien ne peut arrêter. Et puis il paraît que cette nouvelle fiancée aimait le rhum... Théodore, inquiet pour sa pension écornée, aurait incité les Docks Méridionaux voisins à dire qu'il n'y en avait plus en rayon. C'est que les ondes du bouche à oreille, chez les “ braves gens ”, sont encombrées de flux frelatés ; il s'en raconte sur fond de vérité plus que troublé ; les “ fake news ” et autres “ spams ” ne datent pas des réseaux sociaux...   
 
Merci à mes concitoyens, des “ braves gens ” du village, pour l'aide apportée.     

(1) ce n'est pas sans rappeler les annonces du « Chasseur Français ».
(2) Oh de quelle année ? 1960 peut-être... Si quelqu'un en sait quelque chose... 
(3) une infirmité peut-être comparable à celle causée par des rhumatismes déformants... que le parler villageois, sans plus de délicatesse que de fioriture mais sans penser à mal, saisit en languedocien, en quatre mots crus évoquant le ventre et le derrière de l'infortuné...  
(4) j'oubliais « Le Bombé » (Jean Carmet), compère du « Glaude » (Louis de Funès) dans « La Soupe aux Choux ».  

dimanche 2 juin 2024

De Théodore AUBANEL à Giovanni BOCCACCIO...


Boccace (1313-1375). À 21 ans, Giovanni Boccaccio est l'auteur d'un poème érotique « La caccia di Diana » : après un bain, la déesse Diane invite à la chasse un groupe des plus belles femmes de Naples ; elle les incite ensuite à rester chastes, or, parmi elles, l'aimée (1) de Boccaccio se fait la porte-parole du refus du groupe. Vénus prend alors la place de Diane et transforme les animaux tués en séduisants jeunes hommes. Représentant de cette caste ouverte aux plaisirs parce que cultivée, Boccace, écrivain des galanteries, des beautés féminines sublimées, de l'amour, est l'auteur du « Décaméron ».  Est-ce pour se remettre de ses déboires sentimentaux qu'il entreprend d'écrire sur les plaisirs des femmes ? 
 
Giovanni_Boccaccio Portrait antérieur au XIXe siècle. Domaine public. Auteur anonyme


1348 : la peste noire ravage Florence ; sept jeunes femmes (entre 18 et 28 ans) se retirent à la campagne pour survivre à la pandémie et... protéger leur réputation car elles proposent innocemment à des hommes d'accompagner leur retraite au prétexte que sans eux, sans leur magistère, entre femmes c'est ennui et chamailleries (c'est un homme, l'auteur, qui leur prête cette psychanalyse). 
Au cours des jeux de l'esprit qui vont se renouveler durant dix jours, chacun doit raconter une histoire ; sur un fond sociétal tel qu'il se présente à Florence alors, chez ces riches qui disposent d'un palais avec jardins et fontaines, ces histoires vont tourner autour de tout ce qui forme l'amour, qu'il soit irrespectueux, amoral, grivois, charnel, de fornication, adultérin, pornographique ou platonique, conventionnel, courtois, marital, exclusif. Les hommes provoquent, les femmes rougissent... Cela va du coït animal à la chaste émotion : un vieil abbé moraliste voulant punir le jeune moine qui a couché se laisse aussi aller au péché de la chair avec la même jeune fille intéressée... consentante même pour plus d'expériences encore puisque ne refusant pas l'invitation des deux ecclésiastiques complices. Amour malheureux jusqu'au suicide, heureux sentiment avec l'amoureux qu'on a cru mort, adultérin avec la confession d'une femme à son mari déguisé en curé ; femme donc qui avoue mais qui va continuer à le tromper sous son nez (il garde la porte... l'amant passe par la fenêtre) ; amour-tentation : un roi, tenté par de jeunes et belles donzelles, préfère les marier à de jeunes hommes de leur âge.

Aussitôt attaqué pour cet amour des femmes trop marqué, Boccace se défendra en le revendiquant, ce qui, vu qu'il restait conscient qu'un auteur licencieux attire des lecteurs licencieux, ne l'empêchera pas de s'en vouloir pour avoir commis le Décameron, de rester tiraillé entre la morale et le péché, d'autant plus exacerbé par la culture et l'art de décrire. L'esthétisme sensuel s'offre plus à ceux qui ont les mots pour le dire ; plus vicieux en principe, les intellectuels risquent néanmoins de se retrouver cérébraux. 
Initiant ce qui reste dans le genre littéraire en tant que « nouvelle », et par son sujet toujours patent (trivialité oblige), l'œuvre continue de nourrir une postérité certaine. Dès qu'il est question de sexe serait-il effleuré, suggéré, le naturel humain en reste impressionné avant le plaisir de la littérature sinon tout le reste, nourriture comprise. Si l'arrière-fond demeure si prégnant, le style, la qualité ne peuvent que passer après, le sexe est si fort comme besoin que même certains traducteurs s'en retrouvent détournés et travaillent sous cet angle là... Quant aux illustrateurs il leur est plus aisé de dessiner un couple à  la seconde de la pénétration, en présence ou non d'un voyeur. En comparaison le lourd réquisitoire contre les mœurs dépravées du clergé ne passent qu'après. Le sexe, le sexe, de toujours, cette addiction assumée en non-dits continue d'inspirer bien des œuvres de l'esprit, peintes, modelées, écrites, mises en musiques, filmées. 
 
Boccace_-_Décaméron_-_Gino_Boccasile (1901-1952)_-_deuxième_journée,_nouvelle_9

Art populaire par excellence, le cinéma ne s'est pas privé d'exploiter ce filon facile jusque dans la plus modeste des salles de projection, celle de Fleury, mon village. Serait-ce seulement par ouï-dire, vu que les camarades, surtout des générations à peine antérieures à la mienne, n'ont pas manqué d'en faire des gorges chaudes, la semaine durant... de quoi laisser libre cours à l'imagination jusqu'au fantasme même si je ne me souviens que de l'histoire d'un jardinier sourd-muet caché dans un tonneau (ou une jarre) qui n'en pouvait plus de satisfaire sexuellement les nonnes et la mère supérieure d'un couvent. Je crois dans le Décaméron de 1971 de Pier Paolo Pasolini... une paillardise pas virtuelle du tout puisque, cheveux et manteau long, sur la route de Perpignan, le pouce en l'air, j'ai été pris en stop par deux sœurs... oui, oui, sans cornettes mais religieuses... l'aînée, celle qui conduisait, a demandé si j'étais disponible pour faire l'amour aux deux... Non, ce fut aussi net que spontané... je me souviens, en réaction, des belles joues de la passagère, troublantes, rosissantes... Était-ce de désir ? de la tentation du péché ? de honte ? de déception suite à ma réaction ? Il faut dire que me concernant, j'étais tout amour pour celle qui de ce côté-là me comblait et avec qui je devais convoler moins d'un an après. Et alors ? d'abord la conductrice, la meneuse, n'a pas plus insisté qu'incité... sa consœur aurait pu mais ne s'est pas retournée... un demi-siècle plus tard, bien sûr que je ne regrette pas par rapport à la chérie de mes vingt ans mais avec l'âge, je regrette l'expérience avortée, les pommettes rosées prometteuses de plaisir de la passagère à lunettes... 

(1) Est-ce celle qu'il a appelée « Fiammetta », amoureuse qu'il prétend avoir quittée alors que ce serait le contraire ? sinon Pampinea, la plus âgée et pour cette raison la plus sensuelle du groupe ? 

PS : voir éventuellement les illustrations sur wikimédia commons