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vendredi 7 juin 2024

« Un petit cordonnier qui voulait aller danser... »

 

Théodore, Théodore... peut-être avions-nous à Fleury le prénom “ Théodore ”, du moins un exemplaire, porté par un cordonnier pas grand de sa personne. Depuis quand était-il là, dans cette maison à l'angle, presque en face du porche de l'église ? Hélas, trois fois hélas, puisque tout s'éloigne dans les limbes d'un passé pas toujours clair et fidèle, ce souvenir doit remonter à plus de soixante années en arrière... Francis Lemarque (1917-2002) chantait « Le Petit Cordonnier » (1956) : 
 
« ... Petit cordonnier t'es bête, bête
Qu'est-ce que t'as donc dans la tête, tête ?.. » 

Et c'est vrai que le nôtre, de petit cordonnier, voulait aussi “ aller danser ”. Sûrement cela se sut et les cancans durent diffuser bon train, sauf que cela dépassa la portée médisante des mauvaises langues (nous disons plus naturellement “ mauvaise langue ” que “ commère ”... les épouses racontées par Shakespeare à Windsor n'étant devenues “ commères ” bien que toujours “ joyeuses ” que par un mystère de traduction en français, peut-être significatif de notre façon de penser) jusqu'à  sortir au grand jour lors de l'audience correctionnelle hebdomadaire du tribunal de grande instance de Narbonne, président M Plantié-Cazejus assisté des juges MM Pech et Laroque, M Bousquet procureur de la République, M Bastide greffier. 
 
L'article local porte en sous-titre « C'est un vieux cordonnier... ». C'est par l'intermédiaire du Centre Mondial Familial (1), agence entre autres matrimoniale (de 1954, sans salarié) que mademoiselle Marie O. A. de Port-Louis, Île Maurice fit connaissance, aux fins de mariage, avec l'un de nos cordonniers. Il est vrai que pour une demoiselle de 44 ans, l'annonce promettait du ciel bleu : « Célibataire, 50 ans, maître-bottier, plus pension, maison, catholique, allure jeune, visage avenant, 1 mètre 60, 65 kilos, blond aux yeux marron, bonne santé, caractère affectueux et gai, aime le cinéma, le théâtre, la radio, la musique, vie d'intérieur. » 
Ils se sont écrit et le 8 avril (2) Marie débarquait à Marseille, attendue par Lucien (premier prénom de Théodore). Sauf que Lucien Théodore avait complètement travesti la réalité : 20 ans de plus, grand infirme (3), de quoi mortifier la pauvre fiancée. Mais où aller sans autre point de chute ? Marie a suivi l'imposteur non sans informer sa famille de la déconvenue. Lucien qui n'envoyait pas les lettres la mit à la porte le 24 mai, avec 500 Francs toutefois. Marie l'accusa de l'avoir frappé ; pour ce motif, la justice embraya. 
Pour avoir confisqué une correspondance et falsifié sa carte d'identité (comme si de se faire passer pour plus jeune pouvait compenser son handicap physique), ne pouvant prendre en compte la tromperie, le tribunal condamna Lucien Théodore C. à 15 jours de prison avec sursis, 200 F d'amende et 500 F de dommages et intérêts. 

« ... Petit cordonnier t'es bête, bête
Qu'est-ce que t'as donc dans la tête, tête ?.. » 
 
La placette, aujourd'hui, bien défigurée par un projet de logement social voire d'espace vert en dépit d'un périmètre historique protégé...
 
Pas bête notre vieux cordonnier, différent seulement, et si seul comme il l'a eu confié à une cliente aujourd'hui pas loin de ses cent ans. Encore plus seul depuis la mort de la maman. Alors, il y en a bien une qui est venue, avec enfants, mais elle a vite repris la porte. Quelque bonne âme lui avait bien suggéré aussi d'essayer avec Anna de la placette, vieille comme lui, petite, bossue. 
« Mais vous m'avez regardé ?! » il aurait répondu, trop sûr de son nœud de cravate impeccable. 
Pas de quoi en tirer un film du genre « La Sirène du Mississippi » ; même si Maurice et La Réunion sont sœurs mascareignes, il est bien sûr déplacé de comparer Catherine Deneuve et Marie O. A. ... Quant à comparer le pauvre Lucien à Jean-Paul Belmondo... 
Cyphose, scoliose, cypho-scoliose, la bosse intrigue, provoque, elle porte bonheur et puis ne rigole-t-on pas comme des bossus dans tout ce que peuvent dire les “ braves gens ”. Gibbeuse, la lune a droit à plus d'égards... Il n'empêche, les bossus peuplent le monde des arts et des lettres : Carabosse, Polichinelle, Jean Cadoret dit “ de Florette ”, et encore chez Pagnol, Toine, le petit bossu de Naïs. Émouvant, le monologue de Fernandel dans un rôle à l'opposé de ses prestations troupières  :  

« ...Les petits bossus sont de petits anges qui cachent leurs ailes sous leurs pardessus [...] un petit bossu qui a perdu sa grand-mère est un bossu tout court... »  
 
Pardon de tant digresser (4). Même s'il est dommage de ne rien dire, au passage, sur les grands-mères et le mimosa, c'est encore Pagnol, sans encore évoquer « Les Lettres de mon Moulin ». 
 
Notre Théodore, seulement un fait divers, certes développé dans la rubrique hebdomadaire du journal local mais juste un drame humain. De quoi, pourtant, provoquer aussi un flot de gorges chaudes au village, une réaction de groupe peu charitable, étrangère à toute compassion personnelle, mais que rien ne peut arrêter. Et puis il paraît que cette nouvelle fiancée aimait le rhum... Théodore, inquiet pour sa pension écornée, aurait incité les Docks Méridionaux voisins à dire qu'il n'y en avait plus en rayon. C'est que les ondes du bouche à oreille, chez les “ braves gens ”, sont encombrées de flux frelatés ; il s'en raconte sur fond de vérité plus que troublé ; les “ fake news ” et autres “ spams ” ne datent pas des réseaux sociaux...   
 
Merci à mes concitoyens, des “ braves gens ” du village, pour l'aide apportée.     

(1) ce n'est pas sans rappeler les annonces du « Chasseur Français ».
(2) Oh de quelle année ? 1960 peut-être... Si quelqu'un en sait quelque chose... 
(3) une infirmité peut-être comparable à celle causée par des rhumatismes déformants... que le parler villageois, sans plus de délicatesse que de fioriture mais sans penser à mal, saisit en languedocien, en quatre mots crus évoquant le ventre et le derrière de l'infortuné...  
(4) j'oubliais « Le Bombé » (Jean Carmet), compère du « Glaude » (Louis de Funès) dans « La Soupe aux Choux ».