mercredi 6 avril 2022

Un Russe à Pérignan (8) "Le barbare, c'est d'abord celui qui croit à la barbarie." Claude Lévi-Strauss.

Porphyre Pantazi rechigne, depuis petit, à se plier à son destin tout tracé de petit paysan, une survie dans la pauvreté alors que la Bessarabie, après la domination ottomane, est disputée entre les Roumains et les Russes qui la traitent en colonie de peuplement. Engagé dans la Légion Etrangère, il part d'Odessa en 1919 (1)...  

Je reprends en épisodes ce que mon père a écrit sur lui, suite à plusieurs entretiens, ses recherches hors internet et en se basant sur la chronologie attestée de son engagement dans la Légion Etrangère. 

Char_Renault_et_soldats_français_a_Odessa 1919 wikimedia commons auteur inconnu

"... Et ce sera l’Orient de la fin mars jusqu’au 20 mai 1919, puis l’Algérie du 21 mai au 16 août. Le siège du 1er régiment étranger est à Sidi-Bel-Abbès. Quelle chaleur ici ! Et quelle dure vie ! Pourtant, quand on a connu plus dur encore, on apprécie un léger mieux. Et puis surtout ceci : toi, simple soldat, tu peux parler au Capitaine comme je te parle. Mais oui, tu souris, mais c’est la vérité. Il te respecte, le Capitaine. Bien entendu, tu es au garde-à-vous, et lui peut se promener devant toi, les mains derrière le dos. Mais jamais il ne te frappera, jamais la moindre velléité d’un coup de pied… Ah ! mais, pardon, j’ai vu, moi qui vous parle, moi Porphyre, j’ai vu comment on nous traitait dans l’armée du tsar. J’en ai même vu qui étaient abattus comme des chiens, pour avoir répliqué. Ici, nous sommes considérés comme des hommes, pas comme des bêtes. Et cela, tu vois, c’est plus que tout ce qu’on peut imaginer, plus que la nourriture, plus que l’habit même : tu es un homme, et tu en es fier, même si chaque jour ta vie est en danger.

Le 17 août, nous descendons dans les régions sahariennes. C’est donc cela, le SAHARA dont j’avais appris le nom sur la carte, à la vieille école de Kalarach. « SakhAra » qu’il disait, le vieux maître d’école. Et cela faisait toujours songer à « sakhar », le sucre.

Ah ! oui, un drôle de sucre. Il y est, maintenant, Porphyre, dans ce sucre. Les vents brûlants (le sirocco), les tempêtes de sable… Tu as beau mettre le mouchoir sous le képi et dans le col de ta chemise, ça ne pare pas tout ! Et encore et toujours ces opérations militaires. On va à leur rencontre. Le 24 octobre enfin, nous avons fini et retournons à Sidi-Bel-Abbès.

Il s’est inscrit, Porphyre, pour les cours volontaires de français ; ça rentre assez bien, il n’y a pas que des jurons dans cette langue. Ceux-là, les mauvais mots, ont été vite appris, ils se retiennent si vite. Pour faire des phrases, ça c’est une autre paire de manches. Mais l’essentiel n’est-il pas de comprendre et de se faire entendre ? Et tu comprends fort bien, alors quoi ? Et puis, apprendre le français évite quelques corvées toujours peu formatrices. Cela n’empêche pas d’écrire en russe, de temps à autre, une lettre qui part pour Touzora. Son père lui a déjà écrit, plusieurs fois. Souvent les lettres parcourent un vrai périple avant de lui parvenir, mais elles finissent par arriver. Pourvu que ça dure !

Porphyre écrit le russe comme il sait, c’est-à-dire pas mal. A l’entendre, il fait une faute par mot. Ne le croyez pas. Ce qu’il y a, c’est qu’il a conservé l’antique graphie, celle d’avant la réforme de 1917. Il a lu quelque part qu’on avait supprimé quatre lettres. En réalité, deux surtout ont disparu : le iat’, et le signe dur de la fin des mots. Eh bien ! lui ne les supprimera pas : il en a le droit, non ? Cette boucle après la consonne finale de certains noms, ça fait joli. Si elle n’y est pas, il manque quelque chose. Tu vois, c’est un peu comme si en français tu écrivais « tabl » sans le E final (il est muet !), « la ru », « une fill » : de quoi ça a l’air ? Et puis il apprend le français. Va-t’en encore réapprendre le bon russe. Pour tout mélanger ? Non, merci.

Les journées passent, parfois très vite, parfois aussi interminables. Il peut sortir en ville, une grande ville, tiens, un genre de Kichinev en plus petit : cinquante mille habitants, lui a-t-on dit. Ce qui lui plaît, ce sont les cultures maraîchères des environs. Voilà des cultures : immenses ! C’est de la grande exploitation. Que voulais-tu qu’il fasse, papa Pantazi, avec nos tout petits moyens ? Il y a aussi des industries et du commerce. Et puis, entre nous, mieux vaut être ici que sur le « théâtre d’opérations », comme ils te disent..." 

François Dedieu, Un "Russe" à Pérignan / Caboujolette, Pages de vie à Fleury II, 2008. 

Prolongements : 

Comment ne pas faire le lien avec la tragédie actuelle en Ukraine. Qu'a-t-on fait pour détendre les velléités liées aux zones d'influence ? La guerre actuelle nous pousse à faire le rapprochement avec la période hitlérienne et une horreur concrète qu'on a à peine voulu voir, entre temps, en Yougoslavie, en Bosnie, au Kosovo. Une horreur dans laquelle on serait mêlés, de plus près qu'on ne croit, tant géographiquement que moralement, dans le sang de la Syrie, de la Libye, du Yémen, dans notre complaisance aussi à l'égard du Qatar, de l'Arabie... Atteinte de sénilité, l'Europe des démocraties imparfaites (plus encore en France jacobine) donneuses de leçons, continue d'apparaître arrogante à plus de la moitié de la planète. 

Carte postale d'une vue entre 1890 et 1900, éditée originellement par la Detroit Publishing Company en 1905. L'escalier du Potemkine, long de 142 mètres, à Odessa, a été construit de 1834 à 1841. Il a été rendu célèbre par le film Le Cuirassé Potemkine, de Sergei Eisenstein, en 1925. Il y a une inscription: «8935. p.z. - ODESSA. L'ESCALIER RICHELIEU ОДЕССА. РИШЕЛЬЕВСКАЯ ЛЕСТНИЦА» Wikimedia Commons Auteur inconnu. 

Ne nous cachons pas derrière les symboles, les reliquats du temps historique. Au romantisme du grand escalier d'Odessa, servi par le film lié à la mutinerie du cuirassé Potemkine, s'ajoutent les "horreurs" pérennes de la guerre... Janvier 1918, les Bolchéviques transforment en glace ou jettent vivants dans la chaudière 400 officiers du croiseur Almaz. Et hier, BOUTCHA près de Kyiv, en attendant de constater ce qu'ont laissé les Russes en se retirant du nord de l'Ukraine...  

Pas plus tard qu'hier, incidemment, une chaîne alternative a osé, après ce qui s'est passé, montrer l'impressionnant dispositif d'encadrement lors du transfert à Arles (2013 ?) d'Yvan Colonna, jugé pour l'assassinat du préfet Erignac... mazette, si c'était pour le laisser agoniser en prison sous les mains assassines d'un intégriste musulman...  Sur ce, je ne sais plus sur quelle chaîne puisque je suis le seul responsable des parallèles et collages faits ici, je suis resté sidéré par la citation livrée par le journaliste à propos de Claude Lévi-Strauss. Même si je savais de lui que le sauvage était celui qui traitait les autres de sauvages, du philosophe, anthropologue et grand homme des sciences humaines et sociales, son "Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie."... je ne l'ai pas encore digéré.  

(1) en 1919, les Français étaient à Odessa, pour soutenir un temps les armées blanches, tout comme à Mikolaïv, aujourd'hui attaquée par Poutine, dont le chantier naval reste lié au cuirassé Potemkine, tout juste dynamité, à 'époque de Porphyre (avril 1919 à Sébastopol).  

   

lundi 4 avril 2022

Chemin d'école (9) vignes & vins, domaines & châteaux.

"... Je pressai d'autant plus le pas qu'au-dessus d'une légère montée, sur le bistre de la sécade, le jaune des fenouils et le vert des pampres, se dessinaient les contours un peu à contre-jour, du gîte où la pelote familiale s'était jadis emmêlée en une perruque inextricable afin de mieux résister au stress de l'exil..." 

C'est la vision avec laquelle je vous ai laissés, l'autre jour, pour clore le 8ème volet. Depuis, si le paragraphe perdu sur mon grand-père reste toujours à écrire, avant l'approche sensible de cette métairie, de cette borio,  quelques mots sur la campagne des Karantes (1), d'un abord plutôt accueillant. 

Les pages qui font la promotion des vins ont quand même le mérite, en présentant et le site et les circonstances, d'élargir le propos, ce qui peut donner le plaisir de grappiller quelques grains de connaissance. 

Ici, grâce au relief relatif de la Clape, les vignes dominent la mer. Façon de parler, puisque, pour prospérer, les vignes ont besoin du fond des combes où l'eau s'est infiltrée amenant avec elle nombre d'éléments nutritifs tirés de la désagrégation chimique du minéral. A propos de sa culture en Languedoc, un raccourci partial citait avant tout les Romains alors que les Grecs les avaient précédés. C'était aussi sans compter, toujours plus loin dans le temps, sur les Phéniciens, thèse adoptée par les auteurs chargés de présenter le château des Karantes, avançant même une date, à savoir vingt-trois siècles avant nous. Et si c'étaient les Étrusques, d'après les résultats des analyses biomoléculaires sur des amphores d'Étrurie, aux abords de Lattes dans l'Hérault ? Fermons la parenthèse.  https://www.larvf.com/,les-etrusques-ont-introduit-la-viticulture-en-france-au-ve-siecle-avant-j-c,2001118,4300502.asp 

 La page internet nous apprend aussi l'origine du nom "Karantes"; on le devrait aux Élisyques, ces tribus ibériques perméables aux brassages réguliers (Ibères, Grecs, Celtes... et tous ceux qui n'ont fait que passer), liés à la civilisation des oppida : oppidum de la Moulinasse à Salles-d'Aude, oppidum d'Ensérune à Nissan pour ne citer que ceux à proximité immédiate. Le terme "karants" en celte se traduit par "ami". 

Un dernier mot sur le vignoble avec l'évocation du Carignan, un cépage ancien me tenant à cœur puisqu'à Fleury il était le roi des coteaux tandis que le plantureux Aramon bedonnait dans la plaine. A l'approche de la Pierre, c'est vrai que de vieilles souches bien chenues, me rappelant trop bien le lien intime entre le village et la vigne au fil des saisons, mon grand-père Jean, mon oncle Jojo, n'avaient pas manqué de m'attendrir. Les renseignements sur le domaine nous disent que ces ceps datent de 1928 ! 

Les vins d'aujourd'hui sont bien sûr, autrement élaborés qu'à l'époque : cela ne peut qu'être lié à l'évolution de sa consommation, le breuvage passant de l'assignation de remontant nutritif au statut de boisson plaisir (vers 1875, la production était deux fois plus importante qu'aujourd'hui !). D'où cette tendance intéressée à nommer les domaines "châteaux" alors que nous disions simplement "campagnes". Sur le chemin d'école de mon grand-père Jean, pour preuve que nos vieilles terres à vignes sont porteuses de qualité, alors que, pour raisons politiques, le vin du Languedoc n'a souvent subi, par le passé, que mépris dans la bouche des politicards, (n'oublions jamais les propos haineux du ministre de l'agriculture Christian Bonnet "Si ceux qui produisent de la bibine doivent crever, qu'ils crèvent !", le 24 décembre 1976, en guise de vœux de Noël !), les nouveaux propriétaires ont investi dans les domaines : des Suisses, des Anglais, des mercantis de la grande distribution et ici, aux Karantes, un copropriétaire Etatsunien.  

On vante la qualité, le terroir, les assemblages, le marchandisage fait l'objet d'un soin particulier. Certes on vend au domaine mais surtout on expédie, on exporte... en Russie notamment... du moins en temps de paix... Ce n'est plus le vin des mineurs, des maçons, des Chtis, des sidérurgistes, des Bretons d'avant au pays de Bonnet Christian... 

Et quand on est d'ici, comment ne pas penser et soutenir les viticulteurs du village ? S'ils sont comme tout le présent, poussés et portés par le temps qui passe et qui a persisté, en moins d'un siècle, par de bonnes ou mauvaises mutations, à chambarder les méthodes quitte à vouloir prendre le dessus sur la loi naturelle, force est de constater qu'il faut rentrer dans le rang. A nous, aussi raisonnables qu'eux pour une culture raisonnée, de les accompagner... Avec les vignes en héritage, ils perpétuent une histoire d'au moins deux millénaires, une histoire qui se poursuivrait même à la marge, s'il fallait se remettre au blé (2). 

Ah qu'il était bon de solder l'été avec les vendanges et les trois litres de vin quotidiens (3) auxquels une journée d'homme donnait droit ! Banale nostalgie d'une jeunesse fringante loin derrière et pourtant seulement d'hier...  

(1) le nom du village de Quarante, pas loin d'en l'Hérault, à côté de Cruzy, viendrait de quarante martyrs. 

(2) En 1952, la vigne de Perrucho, entre les faubourgs et la garrigue de Caboujolette, aujourd'hui avec les tennis et le lotissement, était un grand champ de blé plus haut que moi, et avec des coquelicots, des bleuets... 

"Il n'y a pas de pays en France qui puisse être comparé pour l'abondance de ses récoltes en grains à la fertilité de la plaine de Coursan..." 1788, Balainvilliers "Mémoires d'un intendant du Languedoc" in "Canton de Coursan" Francis Poudou. 

(3) livrés avec la paye, la récolte une fois rentrée.