Tu vois ces vieux
pins au milieu des vignes, avant-garde de la garrigue pas loin,
au-dessus du coteau ? Des squelettes pour quelques uns mais ceux qui
restent gardent de la noblesse, une prestance je veux dire... Tu trouves
pas ? Ils me font penser à une compagnie de mousquetaires se découvrant
ensemble pour saluer. Que veux-tu, les films de cape et d'épée, on
aimait, au cinéma Balayé ! Regarde comme le Cers, le maître vent, a
tourné la plume des chapeaux vers la Clape et la mer !
A ce propos, je veux te parler d'un jour précis parce que cette fois là, ce que
j'appris sur moi et le monde m'a marqué les années aidant.
Le
film vient de casser, l'image reste fixe. "Arrêt sur image" on dirait
aujourd'hui. Immobiles les panaches d'aiguilles. Pas un pet d'air, pas
un souffle, juste un beau soleil, un ciel sans nuages. Et les cloches,
nos trois cloches, déjà de Pâques, s'en donnent à cœur joie. Ce
dimanche là, Saint Martin, tu sais, celui qui donne la moitié de son
manteau à un pauvre, me libère pour une messe buissonnière. L'idée ne
m'en serait pas venue tout seul. C'est que depuis le vitrail, celui de
gauche, plus qu'auréolé, rayonnant dans une mandorle fulgurante du feu
de l'astre, de me tirer vers la lumière, à force de dimanches, il me
fait passer le rempart de verre. Une fois, une fois seulement. Si je
suis un passe vitrail, il est ma circonstance atténuante et je ne
suis pas perfide au point de dire que c'est de sa faute.
Alors, au lieu de m'arrêter à
l'église, je trottine par le quartier haut, si tranquille et innocent
que personne ne s'étonne de mon trajet à rebours. Et je me retrouve là,
dans les pins au bord d'un chemin blanc de poussière, pas ailleurs.
Les
cloches m'appellent, me rappellent et je ne culpabilise même pas. Au
contraire, je souris, pas moqueur du tout, malicieux plutôt du bon tour
joué, avec la complicité de Martin, même si je n'en ai qu'une vague
idée, aux adultes, aux traditions, à l'ordre social. Rien d'une révolte !
Le village depuis le coteau de Caboujolette. Photo François Dedieu, début des années 60. Il y a bien le château d'eau mais quand a-t-il été construit ? |
Depuis
le coteau bordant la garrigue, les toits autour du clocher épaulé par
la tour Balayard nous gardent
toujours des incursions barbaresques. C'est émouvant un village. La
parabole du berger , presque, qui rassemble son troupeau aidé par son
chien. Et la suite de l'histoire avec la brebis
égarée, l'agneau perdu ou prodigue, échappé. Non, pas moi. Je viens de
lire les Lettres de mon Moulin ; j'ai vu le film aussi, de Marcel Pagnol, avec deux ou
trois histoires et Paul Préboist en moine ivrogne qui nous fit bien
rigoler, même en noir et blanc.
Et là, dans cette oasis cernée de vignes (1), je suis comme
la chèvre de monsieur Seguin, libre. Depuis mon île plantée de pins, je
regarde, au loin, le
village. Mon cœur balance entre tendresse et recul ; touchantes en
effet, les maisons qui comme les êtres se serrent mais ne faut-il pas
parfois distendre un lien qui, sous prétexte de réchauffer, étouffe,
empêche de penser par soi-même ? Muselés, ligotés, fragilisés,
lobotomisés, trop nombreux sont ceux qui en arrivent à ne vouloir que
leur prison pour horizon et n'avoir de cesse que de l'imposer aux
autres. Nous concernant, pourtant, quiconque le souhaite et n'a que
faire des ragots, peut aller jusqu'à la rejeter, la religion... Laissons ces
raisonnements qui corrompent la magie du moment.
Un matin
magique éclabousse notre cadre familier de ses brillants de printemps.
Les fleurs, la petite, blanche au cœur d'or, du ciste de Montpellier, la
grande, mauve, fripée, du ciste cotonneux, les toupets de la bourrache
dans les bleus. De l'une à l'autre, d'autres fleurs, mais mouvantes :
les papillons. Non, je ne rêve pas, les feuilles collantes ou duveteuses
des cistes, les piquantes de la garouille, la hampe du romarin, ce sont
bien mes mains qui les reconnaissent. Les poursuites des piérides, la
farandole du paon du jour, la voltige de l'apollon, les ailes qui
respirent d'un machaon posé m'en mettent plein les yeux. Et à côté, la
vieille vigne de l'oncle Noé, plus que centenaire, où parrain a dit
qu'il connait un lièvre...
Mon temps suspend son vol mais l'heure
est trop vite passée, pourtant seulement à me retourner sur les fleurs
et à suivre l'envolée des papillons dans la magie d'un matin étincelant. Les cloches carillonnent à nouveau
l'espérance. Elles me disent aussi qu'elles ont bien reçu toute cette
beauté montée au ciel et qu'en retour elles me renvoient une paix
angélique. Et aussi que je peux garder mon secret trop beau, personne ne
demandera, je n'aurai pas à mentir, à en rougir.
(1) un mystère ce bosquet au milieu des vignes... peut-être la volonté du propriétaire d'alors...