mercredi 28 septembre 2016

LOUIS, FILS D’IMMIGRÉS (IV) / «... Ils ne savaient ni lire ni écrire ! ça les a sauvés ! » / Fleury en Languedoc.

Nous devions parler des chevaux de trait, ces compagnons indispensables au travail de nos vignerons et viticulteurs. Mais Louis conduit son propos comme il dirigeait ses chevaux. Il tient à réviser son passé, en prenant le temps nécessaire pour revenir, par touches successives, sur le siècle qui s’est égrené. Avec l’Aude en toile de fond, dans la plaine et dans les Corbières, il prend soin d’éclairer toute une époque de son regard particulier de fils d’immigré.   

«... Mes parents sont venus d’Espagne, du village de San-Mateu, province de Valencia. Ils sont arrivés en 29, moi je suis né en 30. Pour mon père, ce n’était pas la première fois  : il avait déjà un frère ici qui l’a fait venir. Il s’est installé à Paraza. On est trois frères, deux nés à Paraza, l’autre à Durban. 
Mes parents parlaient toujours valencian, c’est un peu comme le catalan. A Barcelone on entend beaucoup parler valencian. J’avais une cousine là-bas mais on ne se téléphonait pas souvent, que moi je parlais espagnol et elle valencian. Et le valencian, je l’avais perdu complètement. D’ailleurs mes parents parlaient une langue, c’était tout barejat entre le français, le patois, le valencian. Je les ai amenés une fois à San-Mateu. Il y a des anciens qui doivent se rappeler de moi, que j’avais un chien qui marchait debout. Je leur ai appris à tous mes chiens. Ils avaient une coutume là-bas, le matin à jeûn, c’était d’aller au café prendre la "barèje", en espagnol ou en valencian, c’était un peu de café et de la gnole mélangés. Je suis arrivé, j’ai fait marcher le chien jusqu’au bar, je les ai époustouflés. Mon père, on lui a demandé d’aller à la guerre. Mais qu’il leur a dit : 
« Si je m’engage dans l’armée française, qui va s’occuper de mes gosses ? Et si je viens à être tué ?
- Et bien, comme vous êtes engagé volontaire vous n’aurez rien du tout.
- Ah puisque c’est comme ça !.. »  


Mais au village, quand les vendanges sont arrivées, (mon père il était ramonet, il avait le logement et quand ça a été le moment d’aller vendanger, tu connais Paraza, il faut passer le pont sur le canal pour aller en bas dans les vignes. Il faut passer le canal ; la charrette était prête. Un ami qu’il avait lui a dit 
"Si tu passes là-bas ils vont te foutre, la charrette, le cheval et toi, dans le canal. Ils t’attendent !" 
Il a pris la femme, les deux gosses et le peu qu’ils avaient sur la charrette ; il est parti du village en catastrophe ; il sont allés à Canet. De Canet il est allé à une campagne. On est restés quelques mois et quand est arrivé l’hiver, il y avait un petit patron de Durban qui cherchait un espagnol pour travailler la propriété, parce qu’il était mobilisé. 

On a crevé la faim à Durban, que c’était la guerre ; on y est restés deux ou trois ans. 41, 42, 43. J’en ai des anecdotes... peut-être pour une autre fois...
Et alors tu vas voir. A Durban, du temps qu’il y était mon père était au syndicat, à la CGT et on disait que c’étaient des communistes. Un type de Paraza est venu un soir après souper à bicyclette et il lui a dit, "Écoute Isidore, (il s’appelait comme ça mon père), les Allemands ils ont passé la ligne de démarcation et ils font la chasse aux communistes et ils les foutent tous dans des camps de concentration et on nous a dit que tous ceux qui étaient au syndicat on va les foutre au camp de concentration. Alors je vais t’enseigner quelque chose que peut-être tu peux t’échapper de ça. On dit que tu étais révolutionnaire. Justement, en ce moment, il y a ceux qui étaient avec les Allemands, la gestapo et aussi un patron de Maisons, chef de la milice qui cherche quelqu’un pour travailler. Et il trouve personne. Si tu te fais connaître, lui il te parera peut-être... si tu travailles bien." 
Mon père est allé là-bas on est partis de Durban pour aller à Maisons. Les Allemands sont venus. Il y avait déjà un an, un bon moment qu’on était à Maisons. Ils ont dit au patron, le chef de la milice :
« Vous savez que vous employez un communiste ?
- Comment vous le savez que c’est un communiste ?
- Oui, on le sait. On a vu sa signature sur les papiers du syndicat...
- La signature de Sabater, c’est pas possible : mon ouvrier il ne sait ni lire ni écrire. Mon ouvrier quand je lui donne le salaire, il fait une croix ou des fois il met le doigt. »
Grâce que mon père et ma mère ils ne savaient ni lire ni écrire, ça les a sauvés ! » 

photos autorisées :
1. François Dedieu "Vendanges au Courtal Cremat" (route de Saint-Pierre-la-Mer) 1960 ? 
2. Paraza le pont sur le canal author Oyoyoy (commons wikimedia).
3. Château de Durban auteur ArnoLagrange (commons wikimedia).

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