Notre curiosité pour le dictionnaire topographique de Sabarthès nous a
rappelé l’importance des céréales et de la meunerie, chez nous, avant
que la vigne, de meilleur rapport ne remplace le champ de blé. Quoi
qu’il en soit, de tout temps, la consommation de pain, aliment
historique, est restée primordiale. On en mangeait encore beaucoup dans
les années 50 - 60 quand le gros pain
taxé de quatre livres se vendait au poids et que le boulanger rajoutait,
si nécessaire, un morceau sur la balance (je suppose que si le pain
pesait davantage, il devait en enlever).
Reprenons notre
histoire de farine, au milieu du XIXème siècle, lorsque les moulins
alentour desservaient les boulangers du village parce qu’une affaire
tragique, justement, eut pour cadre le moulin de Fleury.
En voici
une version romancée, écrite par mon père, François Dedieu, pérignanais
de toujours. Je pensais qu’elle figurait dans son livre « Caboujolette
», même si les mentions antérieures à 1870 dépassent le cadre de
l’ouvrage. Erreur. Quel trou de mémoire de ma part en tant qu’éditeur,
même fortuit, du diptyque sur Fleury comprenant aussi « Le Carignan » !
L’affaire du moulin de Fleury fait l’objet d’une nouvelle à part, la
voici, en épisodes, avec l’autorisation de l’auteur.
1. Un moulin productif. Un meunier bien installé mais qui a du mal à garder ses employés.
UN GARÇON MEUNIER
- Tu es de Fleury ?
- Oui, Monsieur.
- Et moi, tu vois, je suis de Salles. Nos deux villages se touchent presque.
Mais mon grand-père, lui, habitait à Fleury. C’était même le dernier
meunier, au moulin qui se trouve au début de la route de Vinassan, sur
la droite, après le cimetière.
Ainsi commença Monsieur Carrier,
alors en clinique à Narbonne dans la même chambre que mon fils. Ce
dernier, à qui le docteur Deixonne venait d’enlever des verrues
plantaires au bistouri électrique, était là provisoirement, dans
l’attente d’une chambre individuelle, afin de ne plus partager celle
d’un octogénaire.
Or, quand je lui annonçai qu’il avait une chambre
libre, quel ne fut pas mon étonnement de l’entendre dire : « Non, papa,
je préfère rester ici avec le ‘papet’ ; il m’empêche de ‘languir’,
m’apprend à tricher aux cartes (oh !), et surtout il me raconte des
histoires du village. C’est trop intéressant. »
Et voilà comment j’appris moi-même la véritable histoire du dernier meunier que connut Fleury.
Sur une petite hauteur dominant le village se dresse encore la tour
trapue que nous appelons simplement « le Moulin ». La famille prétendue
belge qui venait de l’acquérir pour une bouchée de pain voilà une
vingtaine d’années en a conservé l’aspect extérieur et avait aménagé le
dedans pour en faire une petite résidence secondaire au milieu de
quelques pins, du romarin, et de trois ou quatre touffes de notre
lavande aspic qui sent si bon.
Vers le milieu du dix-neuvième
siècle, les ailes du moulin, aujourd’hui disparues, tournent encore au
bon vent du Cers lorsqu’il n’est pas trop violent. La petite maison du
meunier se blottit en contrebas sur la colline, et son toit de tuiles
jadis rouges et mangées par une mousse verdâtre touche presque le bas de
la tour.
Léon le meunier et sa femme Augustine ont déjà une belle
famille : cinq enfants encore jeunes, deux garçons et trois filles.
L’aîné, Alphonse, qui va sur ses douze ans, prendra peut-être la suite
du père. Elodie n’a que six ans et commence à fréquenter l’école des
sœurs qui donne sur la Placette de Fleury, pas sur la Grand-Place
Saint-Martin près de l’église du même nom, celui du saint patron de
notre village ; non, la toute petite place tout en haut de la rue des
Pénitents blancs. Albertine, elle, n’a que quatre printemps, Emilie en a
trois, et Maurice, le benjamin, vient à peine de souffler sa première
bougie.
Le métier a certes encore quelque avenir. Pourtant, les
champs de céréales, blé et avoine surtout, orge aussi, cèdent le pas,
peu à peu, à la vigne qui tend à supplanter toute autre culture. Malgré
tout, la voilure des ailes a été remplacée, réparée la charpente mobile
du toit conique. L’ensemble peut tourner à présent sans problème pour
offrir à notre Cers, le vent du nord-ouest parfois violent et froid que
d’aucuns s’entêtent à nommer tramontane (nous ne sommes pas en
Roussillon, que diable !) le meilleur angle d’attaque pour que les pales
donnent leur maximum de rendement. Quant à l’étamine de soie du
blutoir, elle est toute neuve. Bref, le moulin de maître Léon est en
règle comme au début de chaque campagne annuelle.
Sylvestre, le
garçon meunier qui loue une chambre au village, porte bien ses
vingt-deux ans. C’est un grand brun aux yeux d’un bleu profond, portant
moustache et toujours bien mis. Ses biceps sont impressionnants, surtout
quand il retrousse les manches de sa chemise claire, ou qu’il a passé
son tricot blanc ajouré de meunier, voire lorsqu’il se met torse nu, ce
qui lui arrive constamment avec les chaleurs.
Toujours célibataire,
il en a fini avec le service militaire : il a tiré un bon numéro et en a
été heureusement exempté. Sinon, il ne serait pas encore de retour à la
vie civile. Oh ! bien sûr, il aurait pu en théorie, dans le cas
contraire, se faire remplacer par un autre, mais il eût fallu payer
cette « exonération », comme ils disent, donner selon la loi une
compensation pécuniaire, et alors bernique ! il n’avait pas le sou. Oui,
il en a eu, de la chance, et lorsque le meunier a cherché de l’aide,
Sylvestre a eu encore la possibilité de venir s’embaucher au moulin.
Une chance, encore ! Deux ou trois cents mètres de chez toi, se dit-il,
et te voilà rendu sur ton lieu de travail : c’est le rêve, non ? Et
puis bien payé avec ça, nettement mieux en tout cas que pour tes
camarades qui vont tailler la vigne dans la saison froide pour
vingt-cinq sous par jour, ou même labourer pour deux francs.
D’ailleurs, il a toujours eu peur des chevaux, et de loin en loin
survient un accident mortel qui donne à réfléchir. Tiens, la semaine
dernière encore un malheureux n’a-t-il pas été écrasé par la roue de sa
charrette lourdement chargée de barriques de vin, à la descente de la
route des Cabanes, à deux kilomètres du village ?
Pourtant, il n’est
pas toujours de bon poil, Léon, le meunier. Il a aussi son caractère,
tiens ! Bertrand, le berger, le sait bien, qui se fait régulièrement
réprimander pour traverser avec ses moutons les quelques champs et deux
ou trois prés que le meunier possède dans la plaine de l’Aude, au pied
de notre belle colline qui s’emplit de senteurs printanières, la Clape.
Il faut ajouter pour être juste que la colère, pour violente qu’elle
soit, lui passe assez vite. Sylvestre a maintes fois subi son courroux.
Il y a peu de temps encore ce fut une véritable bourrasque, un
déchaînement brutal et incontrôlé. Le meunier deviendrait-il fou ?
Sylvestre revit ce dernier esclandre. « Tu ne soignes pas ton travail.
Je t’ai mille fois répété qu’il fallait nettoyer plus souvent l’auget
sous la trémie, le sabot, quoi, sinon comment veux-tu que le babillard
l’agite comme il convient et que le grain tombe régulièrement dans
l’œillard de la meule courante ? – Mais, patron… - Il n’y a pas de mais !
Et je ne te parle pas de la bluterie. Les tamis ne sont pas souvent
bien nets, tout va à vau-l’eau. Qui m’a fichu un fainéant pareil, une
telle tête en l’air ! Sylvestre, ça finira mal ! Tu ne feras jamais rien
de bon dans la vie, si tu continues ! »
Cette fois, Léon a dépassé les bornes. Et Sylvestre est parti.