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dimanche 22 février 2015

SRNCÍ SVÍCKOVÁ S KNEDLÍKY A RYBIZOVY KOMPOT / Československo / Holoubkov, ma forêt perdue...

Srnčí svíčková s knedlíky a rybizovy kompot / Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles.  
                                  commons wikimedia.org
Je vous avais promis une version gentille, en surface, légère, gris-rose, qui finit bien, qui ne fait pas omission du contexte politique mais effleure seulement, en sous-entendus sinon en non-dits. Les lignes qui s'y réfèrent apparaissent écrites en rose.

Un village en Bohême. C’est l’hiver. De toute façon quelle que soit la saison, il faut avoir l’esprit débrouillard, échanger avec ses connaissances, s’entraider entre gens de confiance, garder l’esprit de troc pour s’en sortir. Le régime assure l’emploi, les soins sont en théorie gratuits mais avec un sentiment d’impatience, d’insatisfaction sinon de déception qu’il vaut mieux cacher.

Grand-mère, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a entre 60 et 65 ans, peut-être 63. Est-ce la période où elle travaille  encore à la cementarna, la cimenterie qu’elle a réintégrée, bien qu’officiellement à la retraite ? A la maison, il faut aussi s’occuper des poules, des lapins, parfois du cochon à engraisser. Les oies, c’était à l’époque du Protectorat et après la guerre. Il y eut même Lisa, vers 1945, une chèvre, une vraie, gourmande, prompte à s’échapper de sa soupente pour arracher les fleurs, casser le pot et se moquer, telle la koza que Josef Lada sut si bien croquer ! Là, ce sont les moutons. Autrement, comment s’en sortir alors que les pénuries restent chroniques, que les files d’attente s’allongent pour la viande : « fronta na maso » et même pour les légumes quand, à Rakovnik, le tableau sur le devant de porte des « zelenyni », littéralement les "verdures", annonce pour le lendemain une hypothétique livraison de chou-fleur (karfiol) ! Lorsque dans un pays la nourriture tient lieu d’unique consolation, que la population s’y adonne même avec excès au point d’ y consacre l’essentiel des revenus,  on a tout dit... 

Mamé est disponible ce matin là puisqu’elle se charge d’emmener paître les brebis. Ou alors elle s’est dévouée avant le boulot, tôt le matin. Petit matin gris, au ciel chargé. Aujourd’hui le soleil ne pointera pas sa pâle consolation. Alors, autant avoir l’esprit au travail, une manière d’aller de l’avant, d’entretenir la vie, l’espoir, sans se laisser abattre, une manière de plier aussi, de ne pas se résigner, en attendant mieux. « Prace vola » disent les Tchèques, deux mots sous lesquels on pourrait mettre bien des choses. Babi¹ka, telle que je l’ai connue, a seulement en tête de mener sa tâche à bien, sans ménager sa peine, sans demi-mesure, comme elle l’a toujours fait. Du lever au coucher, sa journée, à la maison ou dehors, se déroule suivant la besogne programmée, l’énergie qu’il faut y consacrer. Le seul moment de détente est peut-être la partie de cartes avec la radio qui ronronne, en fin de semaine, sous la lampe, quand elle lance des piques et fait tant rire grand-père, son « dĕdka misernej » (dois-je traduire ?), quand il gagne !  

Sous son bonnet de laine, engoncée dans sa veste molletonnée et en bottes, elle a dû sortir, mamé, par l’ouverture discrète, secrète presque, donnant sur la forêt, ménagée dans la haute palissade de pieux dédoublés. Il faut passer inaperçu, ne jamais agir à la légère, toujours anticiper les mauvaises réactions, Une prudence élémentaire s’impose... mieux vaut paraître aussi insignifiant qu’hypocrite. La délation est chose courante : quelques moutons peuvent rendre jaloux et la forêt, si elle est à tous, semble plus protégée qu’elle ne l’était au temps des nobles, quand le petit peuple, complice, solidaire, se tenait les coudes pour soustraire quelques petits profits au seigneur. Sous la « Československá Socialistická Republika » (il y aurait tant à dire pour cette dénomination in extenso...), au contraire, tandis que ceux qui se croient plus égaux, comme saura le dire Coluche chez nous, dominent, les petits s’épient, se dénoncent. 

           Les moutons et la palissade / diapo Franta Dedieu 1964

Revenons à nos moutons qui, avec les chèvres, sont d’autant plus interdits de pacage dans la forêt qu’elle est récente, formée de jeunes plants, tels ceux peut-être qui ont servi pour la palissade. Mamé avance sans bruit. Il fait sombre entre les épicéas (smrki / sapin = jedle) mais elle connait par cœur le trajet vers ce chemin qui donne sur la route de Kralovice. La partie épaisse où il faut se garder des branches basses qui cinglent le visage s’éclaircit au niveau des dômes des fourmis rousses (mravenci, les fourmis). Un peu plus loin, en limite d’une pessière plus âgée, c’est une zone spongieuse, de mousses traîtres, peu engageante même l’été : on craint de noyer ses chaussures pour clapoter ensuite dans les chaussettes trempées alors que la sortie aux champignons commence à peine. Je pourrais en parler autrement, en évoquant le petit ruisseau qui en aval borde le jardin, retenu qu’il est par un joli barrage de terre glaise, tels ceux que construisent les enfants, toujours dans les dessins de Lada. Mais laissons-là le miracle des sources puisqu’il importe de rassasier les moutons pour épargner la réserve de foin. Le voici,  le chemin, à dix minutes seulement de la maison. Il délimite une trouée plus intime que la saignée de la ligne à haute tension (drat-a... mais peut-être disions nous "linka") où il n’est pas interdit non plus, de mener les moutons. A l’opposé du tapis d’aiguilles sous les arbres, ici l’herbe pousse haut : la ressource ne doit pas être négligée avant la première neige. « Stara », la vieille brebis broute devant, suivie de « Mala », la menue, et du petit troupeau. Attention cependant au « beran », le jeune bélier, prompt à vous encorner le postérieur, dès qu’il vous voit distrait... Encore un jaloux !


             Pessière (forêt d'épicéas) / diapo Franta Dedieu 1964

A quoi peut bien penser babi¹ka, dans la quiétude du pâtre quand les bêtes paissent en paix ? Elle pense à son aîné qui vient rarement maintenant qu’il a déménagé à Litomĕřice. Elle pense à sa fille, si loin sur les rives de la Méditerranée, en France, qui tarde à répondre à sa lettre. Si encore elle était à Strasbourg... Plus terre à terre, elle suppose que la journée de dĕda, grand-père, se passera sans anicroche : il y a tant à faire, même sans le jardin et le verger, avec tous ces animaux à soigner, à nettoyer, les corvées de bois, de charbon, un bricolage qui ne saurait attendre, le vuzej¹ek des courses qu’il faut tirer jusqu’en haut du village. Mamé fait toujours passer les siens avant. Si elle a du caractère, ce n’est pas plus pour se mettre en évidence que pour se faire plaindre.

Une voiture passe non loin et la ramène sur terre. La forêt en étouffe le bruit pour le détendre ensuite, longuement entre ses hauts fûts, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un murmure qui monte, distant. Comme elle s’est tournée spontanément, un détail étrange éveille alors ses sens. Cette masse sombre contre le grillage censé protéger la faune sauvage d’une circulation même rare ? Qu’est-ce que ça peut être ?    
Laissant ses bêtes, elle s’approche. Oh ! c’est une chevrette prise dans le fil de fer, étranglée, encore tiède ! Mamé en perd sa sérénité. Nous parlions des droits historiques des serfs et vilains dans la forêt. Et bien, cela reste toujours un crime de s’emparer du gibier. Il faut, sous peine de lourdes sanctions, ne parlons pas du braconnage, le porter sans délai au siège de la « Komunisticka strana » ou d’une « vlada », une instance locale (quitte à me tromper, je cite ces mots qui ont marqué mes vacances là-bas). En France, on vous ferait croire que cette viande recherchée serait susceptible d’améliorer les menus des vieux à l’hospice ? Sauf que... charité bien ordonnée dit-on... Et puis, cet instinct qui pousse l’homme à prélever ce que la nature veut bien lui céder avant qu’un semblable ne s’en saisisse... Grand-mère n’hésite pas longtemps. Sondant le silence, elle s’assure qu’aucun témoin n’est présent, qu’elle est bien seule, avant de décrocher le chevreuil. Tremblante à l’idée de ce qui pourrait arriver, elle le traîne sous le couvert protecteur, décrit une boucle malgré les rameaux qui griffent, avant de revenir vers le fossé bordant le chemin pour cacher le butin sous des branches, contre un taillis de saules.


                                   commons wikimedia;org

« Stara, Mala tak pojte ! » Les brebis ne se font pas trop prier et grand-mère se retrouve vite devant la palissade, passe derrière ses bêtes, referme l’accès à guillotine et rentre les brebis avant de monter chez elle.

Dĕda prend son déjeuner à la cuisine. La radio débite ses litanies monocordes de propagande (1). Elle lui pose la main sur le bras, se garde des murs qui auraient des oreilles et raconte sa rencontre, tout bas, tant la crainte justifiée d’une mésaventure tragique reste présente.


Tonton est arrivé de l’usine sur sa Jawa rouge, par cette même route dans la forêt, peut-être après avoir aligné deux journées en une seule. Tonton, donc, est aussitôt mis au courant et renseigné sur la position exacte du taillis de saule. Un plan simple est arrêté. A la faveur de l’obscurité, la nuit tombe tôt en cette saison, il irait chercher le chevreuil par le même chemin, en prenant garde de ne pas être attendu.
Ce qui fut dit fut fait sans que la fatigue liée aux coulées d’acier et à la bière même légère (2) censée réhydrater le corps du fondeur, ne fasse, dans la nuit, trembler le couteau affûté du dépeceur (3). Si, dans le village, la famille, les alliés en ont profité, chacun sut heureusement tenir sa langue sur la provenance du gibier et la mémoire n’a gardé que le souvenir attendri et goûteux de cette chair apprêtée en svíčková, comme le filet ou l’aloyau de bœuf, accompagnée, il va sans dire, de knedlíky, avec deux cuillerées de groseille sur le côté, du sucré-salé, de l’aigre-doux, du parfum et du goût comme l’a la vie pour chacun de nous.


                                    Jawa 250 pl.wikipedia;org


(1) Avant, au village, le dimanche nous avions droit à cette propagande de slogans à rallonge, déversée par les hauts-parleurs, sur un ton grave à en devenir lugubre, pour vous donner une idée, à l’opposé de la rengaine aiguë et dansante accompagnant le fourmillement incessant du peuple frère vietnamien.
(2) « lehké » en tchèque ?
(3) sa maîtrise pour le travail de la viande fait qu’on se dit toujours qu’il était plus fait pour la boucherie que pour les métiers du bâtiment ou de l’industrie lourde. 

samedi 7 février 2015

Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles / Československo / Holoubkov, ma forêt perdue...



SRNČÍ SVÍČKOVÁ S KNEDLÍKY A RYBIZOVY KOMPOT /

Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles.  
 

Maman m’a raconté une histoire. Elle se passe chez nous, « u nás », chez les grands parents de "Tchéco", dans les années 60-70 : un pays besogneux avec des usines au bord des étangs, et la forêt autour. Ah... la forêt ! sa présence n’habite pas seulement l’espace, l’âme des gens en est toute pénétrée ; elle seule peut les transporter, depuis l’enfance, dans un imaginaire mêlant le terre à terre à la légende. On sait bien qu’ici, entre les croupes galbées de Bohême, le tempérament diffère de la manière d’être de la capitale ou de la plaine fertile du Polabi. On sait bien que, partout sur la planète, l’homme a un besoin de rêve ou de foi pour accepter le sort qui lui est fait. Assurément, seule cette liberté mentale peut rendre supportable le travail en tant que doctrine, le dogme politique aussi, voudrait-il remplacer les déismes récurrents... 
Ainsi, qu’elle soit la toile de fond, le cadre ou l’actrice principale d’un épisode et partant du moindre propos, la forêt les fait briller d’une exaltation sans pareille.      

Il n’empêche, au-delà de la chronique intemporelle de la forêt, l’instantané et ce que peut en dévoiler l’Histoire, avec le recul, imposent la réalité du contexte politique. Cette réalité qui, après avoir pris forme petit à petit, complète et remplace ce qui fut alors vécu par le Tchèque moyen comme une ambiance délétère, faite de soupçons lampants, de menaces voilées, une oppression potentiellement létale, certes alimentée par les rumeurs mais aussi plus que concrète lorsque se pointait une Tatra 603 avec quatre ou cinq policiers en civil, la gabardine longue sinon le chapeau rappelant carrément la Gestapo, s’en défendraient-ils, sûrement pour la terreur qu’ils se devaient d’inspirer. Si je ne doute pas avoir fabriqué cette image mentale des agents de la StB à partir des connaissances acquises, je me rappelle très bien néanmoins le mouvement presque synchronisé, par quatre hommes au moins, habillés pareil, des portières d’une grosse voiture noire (ouvraient-ils ? Fermaient-ils ?), garée sur l’arrondi marquant le haut de la côte parce que grand-mère, à cet instant précis, a pris ma main pour m’entraîner ailleurs, précisant d’un ton ferme « Ne regarde pas ! »... C’est vrai que j’avais cette manie de garçonnet de ne pouvoir détourner les yeux, pas plus du gros monsieur, de la verrue sur le nez de la mémé, que du bus, du camion, de la trapanelle ou de la grosse Tatra sur la route !    
   
Je voulais une page sur la forêt, sucrée-salée, et je réalise que, d’aigre-douce elle a tourné à l’amer parce que la critique du régime communiste qui s’est étoffée au fil de l’anecdote ne saurait être passée sous silence... A l’attention de ceux qui se laisseraient aller à penser que c’était mieux avant, derrière le Rideau de Fer, ceux qui ne se rendent pas compte que cette nostalgie, serait-elle en réaction à l’ultra-libéralisme, compte parmi les plus insidieuses, parce que l’humanité peut toujours accoucher d’une bête immonde, parce que des "aliens" peuvent toujours parasiter les meilleures intentions...
Quand j’ai parlé à ma mère de ce que son histoire m’avait inspiré, elle s’est presque rétractée et quand je lui en ai demandé la raison, elle n’a pas hésité : « Ne dis rien de tout ça ! Ils pourraient revenir ! ».
Par considération pour le bon sens de ses quatre-vingt-dix années d’existence, dans l’histoire qui va suivre, toute ressemblance avec des lieux, des évènements ou des personnes existant ou ayant existé est complètement fortuite. 


A rendre peut-être en deux variantes, d’abord la version gentille, en surface, légère, gris-rose, qui finit bien, qui ne fait pas omission du contexte politique mais effleure seulement, en sous-entendus sinon en non-dits. Ensuite la version dure, carrément noire, sang caillé, qui ne fait pas mystère de la terrible étreinte sur l’individu de ce qui fut un totalitarisme rouge.
photos autorisées : 1) pixabay  CC0 Public Domain 
                              2) Tatra 603 commons wikipedia
                              3) commons wikimedia.  

lundi 21 avril 2014

„AT' JE HORKO, když je pivo [1] !“ „La goulée de bière“ / Československo / Holoubkov, ma forêt perdue...

„Ať je horko, když je pivo [1] !“  „La goulée de bière“.

Sur la petite route qui monte, le bitume fond et ma semelle accroche les graviers du bord. Le džbanek bleu et ventru balance au bout du bras. Les pensées vagabondent vers la prairie toujours verte. Derrière la grange aux airs de chalet, la forêt somnole sur ses mystères. La nature retient sa respiration : elle espère la fraîcheur du soir. A mi-chemin  environ, de la Cementarna, après le tournant qui descend, une sente longe le fond du champ de blé : de lourds épis se courbent vers le sol et penchent les tiges. Au-delà, un talus déboule sur les voies du chemin de fer.
Avant de traverser, tournant lentement la tête, j’embrasse du regard l’espace dangereux. Comme le fait la biche qui sort des bois, qui elle, hume longuement et bouge les oreilles prête à gagner le couvert. Il faut écouter, regarder, palper l’atmosphère. Lourde, pesant sur un espace de fer et de houille, elle entraîne des polygones d’air diaphane dans une sarabande kaléidoscopique. Venant de Prague, surtout, c’est dangereux : les trains surgissent sans crier gare, avec la complicité d’une légère pente. C’est quelque chose une locomotive lancée ! On ne l’entend que lorsqu’elle est passée, rien ne l’annonce : elle ne souffle pas, ne fume pas et si ce n’étaient les petits jets puissants qui lui font, au niveau du bissel, comme des barbillons, si les bielles et les manivelles ne s’affolaient pas autour des grandes roues, on croirait que la chaudière est éteinte. Sous ce ciel d’été exacerbé, l’immobilité de l’air est aussi trompeuse que la rouille des voies de manœuvre et de garage. Un bruit ! ce n’est rien : une ferraille seulement qui se dilate et claque. Au-delà, plus question de vagabonder ; un instinct commande de traverser au plus vite, de ne pas se laisser fasciner par ce scintillement à blanc qui court sans fin sur les rails ; ce n’est plus le moment de fixer le poste d’aiguillage où quelques panneaux vitrés sont relevés pour faire courant d’air. Sous la lumière crue de l’après midi, tandis que l’esprit continue de sonder un silence frémissant, il faut assurer son pas sur les traverses et anticiper au bout que la voie, dans cette courbe, est relevée. 

Locomotive en gare d'Holoubkov / Diapo d'août 1970 prise par François Dedieu (mon père) qui n'était pas conscient de l'interdiction de photographier les sujets sensibles dont les machines à vapeur...  
 
En bas de la route menant à la gare, le lac frissonne de toutes ses vaguelettes. La taverne est vide à cette heure. Des buveurs du soir, il ne reste qu’une odeur âcre de tabac froid dans la relative fraîcheur. La patronne paraît ; elle arrive de la cuisine sans doute. Pendant qu’elle manie la tireuse, elle prend plaisir à questionner sur mes impressions de petit Français puis c’est moi qui l’observe alors qu’elle s’obstine, de sa spatule en bois, à faire tomber plusieurs fois un bouchon de mousse qui n’arrête pas de se reformer en haut du pot. Elle, souriante, grande, blonde, cendrée presque : des cheveux fins mais si nombreux qu’ils lui font une touffe épaisse. Malgré la pénombre, ses pommettes marquées s’accordent avec le rose de ses lèvres fines et contrastent avec son teint pâle. Je n’ai pas l’âge des comparaisons, je ne me sens pas dépaysé mais je suis si loin de la Méditerranée.
Dehors pourtant le soleil cogne fort, comme plus au sud. Retour vers la maison par le raccourci interdit, seulement toléré. Précédant la partie voyageurs, le hangar de service paraît écrasé de canicule sous ses grands avant-toits. En face, des wagons plats attendent, alanguis, le long du quai des grumes où les troncs s’empilent. Côté Prague, pas de signe avant-coureur. Venant de Plzeň, dans le sens de la montée, même un convoi léger, l’omnibus par exemple, se repère sans peine, parce que la machine souffle, forcée qu’elle est de maintenir la cadence, annoncée par des panaches vifs qui bourgeonnent et se détendent au-dessus de la pointe noire des sapins, dans le vallon de l’étang de Hamr. Le passage est libre. J’avance, donc, avec le pichet de bière. Après les voies rouillées où un train de marchandises et une voiture réformée font la sieste, au moment de traverser sur la double ligne de rails aux éclats d’acier bien trempé qui voudraient nous attirer dans l’univers des étoiles, j’arrête, suspendu, pour lever attentivement la tête, dans une direction, puis dans l’autre, avant de m’engager en regardant où je mets le pied. J’ai à peine avancé de trois pas, les yeux baissés sur un monde bistre de traverses et de ballast souillé, qu’un grincement terrible déchire le calme et me propulse littéralement en avant. Là-bas, le bras du sémaphore vient de se lever, me sommant de fuir au plus vite, ce qu’un claquement d’aiguillage confirme aussitôt. Inutile de savoir si le chef de gare a actionné la longue sonnerie d’alerte, je ne me sens mieux qu’une fois en-haut du talus. Pas une goutte de bière n’a versé ! La forme du pot peut-être…
Le champ de blé, l’asphalte qui fond, me voici rendu. Toujours pas de train à l’horizon. Tout le monde attend dans le jardin, près du chantier. Sur le džbanek bleu et ventru qui passe de mains en mains, une rosée de bon aloi mouille les doigts. Ah ! une bonne goulée, à peine retenue en bouche, qui picote la langue, le palais, avant de plonger sa fraîcheur tonique dans les profondeurs sous la luette en stalactite, qui finalement vous soutire un soupir de bonheur et une fine moustache de mousse sur la lèvre. Du coup, le temps à l’orage se fait moins oppressant. Dans les rires, chacun se sent inspiré, les plus en verve orchestrent la conversation, je sors l’harmonica de ma poche, pour souffler n’importe quoi, tel un oiseau sur sa branche.
Encore aujourd’hui, quand je bois une bière, je m’efforce, sans rien en dire, d’entonner une belle goulée, de celles qui vous font passer pour un goulu, surtout pas une gorgée, je dis bien une belle goulée qu’on ne peut empêcher de picoter, de pétiller, et qui laisse tant de choses avant de plonger. Et quand elle fait briller mes yeux, je revois dans un kaléidoscope embué, mes grandes vacances en Tchéco, ces chers paysages, les locomotives qui rythment nos jours et les visages aimés qui me sourient. Un air d’harmonica chevrote sous le sorbier et je vois même, accrochée sur ma socquette, la bardane griffue ramenée du sentier.  


[1] « Qu’il fasse chaud, à partir du moment où il y a de la bière ! »

jeudi 24 octobre 2013

ČESKOSLOVENSKO / Nathalie de Bécaud ?

« La place Rouge était vide

Devant moi marchait Nathalie
Il avait un joli nom, mon guide
Nathalie... »



Je vous entends fredonner ce succés de Bécaud. En 1964, son talent met en scène une Natalya dont le charme fait oublier qu’elle est avant tout accréditée par le régime soviétique. La veine inspirée de Bécaud répond parfaitement à cet attrait anxieux des années 60 pour un pouvoir communiste aux organes terrifiants sur fond de Russie éternelle avec, en France un PCF toujours stalinien, balayant d’un revers de main les doutes, les craintes, au nom de la priorité de la lutte contre les impérialismes.

Si je n’étais pas alors en mesure de définir l’ambiance de l’époque et si jusqu’à ce jour les circonstances ne m’ont pas poussé à y revenir, aujourd’hui mercredi 23 octobre, une nouvelle troublante me replonge dans cette atmosphère particulière. Les sensations se cristallisent autour de ces années de croissance radieuse qui nous ont peut-être gardé de basculer dans l’autre camp, en dépit d'un sentiment aussi respectueux que fraternel pour cette Armée Rouge qui arrêta Hitler, pour ce peuple russe secoué par l’Histoire et pourtant si fécond. Le sérieux du rejet politique est balancé par une sympathie qui trouve à s’exprimer dans le domaine ô combien plus léger du divertissement.

Années 60. Après le travail, chacun apprécie les deux chaînes d’État de l’ORTF. Le petit écran s’impose dans les foyers et le cinéma a toujours autant de succès. A la télé, est-ce Guy Lux ou toujours Jean Nohain qui présente Yvan Rebroff, à peine descendu de sa troïka, encore sous la chapka et la pelisse d’ours ? Quelques années plus tôt (1959), c’est Francis Lemarque qui a adapté les paroles du « Temps du muguet » sur une célèbre chanson russe. Au cinéma, la musique de Maurice Jarre contribue au succès international de « Docteur Jivago » et tout le monde chante « ...ce dernier train partant pour le chagrin... » de la Chanson de Lara. 

Mais revenons à Gilbert Bécaud, complice de cette fascination entretenue pour la lointaine Russie. Quand il a envie d’un chocolat au café Pouchkine, l’image poétique est si belle qu’on est loin de se douter que ce café n’existait pas. Et de là à penser que Nathalie, le guide aux cheveux blonds, a été inventée aussi...  Jusqu’à ce qu’une Natacha bien réelle vienne nous rappeler la Nathalie de Bécaud. Pour ceux qui restent attachés à l’histoire de l’Europe, une publication de Radio-Prague en date du 22 octobre 2013 au soir :



« Héroïne de la place Rouge en 1969, Natalya Gorbanevskaya est en République Tchèque.

Grande figure de la dissidence en Union Soviétique sous le régime communiste, Natalya Gorbanevskaya se trouve actuellement à Prague. Ce mardi, elle s’est ainsi vue remettre une médaille à l’Université Charles. Poétesse et traductrice, Natalya Gorbanevskaya a notamment manifesté, le 28 août 1968, avec sept autres compatriotes, sur la Place Rouge, afin de protester contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces du Pacte de Varsovie. Immédiatement interpelée, relâchée, puis arrêtée de nouveau en 1969 pour d’autres activités dissidentes, elle est restée enfermée dans un hôpital psychiatrique spécial jusqu’en 1972, avant d’émigrer en France en 1975. Elle vit depuis à Paris. Arrivée à Prague dimanche, Natalya, aujourd’hui âgée de 77 ans, restera en république Tchèque jusqu’à mardi prochain... »



Nathalie, le guide aux cheveux blonds qui a emmené Gilbert sur le tombeau de Lénine et parlé de la Révolution d’Octobre, ce ne peut être qu’elle, non ? Ce ne pouvait être qu'elle... A peine un mois après cette révélation, une mauvaise nouvelle tombait, celle du décès, le 29 novembre 2013, d'une sentinelle pour la liberté (1). 

(1) Pour informer des arrestations et condamnations des dissidents, elle avait créé la revue clandestine "Chronique des Événements en Cours". 


photo autorisée commons wikipedia / prise le 12 septembre 2013.