mardi 31 décembre 2019

LOTO D'ANTAN, LE VRAI (2) / Boules, cartons, maïs, annonceur et ambiance...

Le plaisir de gagner pour certains et pour tous celui de se sentir appartenir à la communauté, au village. A l'opposé de ces femmes qui arrivent en retard à la messe afin de laisser apprécier leur élégance par une assemblée, volontiers distraite un instant du cérémonial et des voies du salut, les plus accros arrivent à l'avance. Une bonne place, pas dans les salles annexes, pour voir le "nommeur" et reconnaître ceux qui entrent et passent et que l'on n'a pas vu depuis longtemps... "C'est un tel... bouh qu'il a changé... on dit qu'il a divorcé..."... Je vous laisse imaginer ces éclairs et indiscrétions : Point-de-Vue-Images-Du-Monde-Paris-Match à l'échelle du patelin.
Sinon on se rassure sur l'identité du nommeur, personnage d'autant plus important qu'il siège à la tribune de la caissière du grand café ! Au moins que ce soit Marius ! Sa voix, sa diction, son phrasé, ses commentaires sont familiers, et puis le changement on n'aime pas, on a ses habitudes  :
"Ah lui au moins il articule ! Et il répète !" 
Marius chausse ses lunettes, secoue les billes de bois dans le sac. Devant lui un damier pour classer les numéros. Il se racle la gorge, tapote le micro que Marcel l'électricien finit de mettre à l'épreuve surtout que le loto est en simultané dans les deux cafés ! 

Loto Dynamic Harmonica Microphone_along_with microphone volume knob on Gibson Kalamazoo amplifier model_KEH-wikimedia Commons Author Ky

« Un deux, un deux trois… allô, allô allô… un deux, un deux trois… », quelques crachotements et un effet Larsen qui laisse croire au sourd de service que son appareil ne fonctionne plus.

Dans la salle, une cacophonie très bruyante, par vagues, comme les ondulations de fumées qui commencent à bouchonner haut dans l'opacité du plafond jauni... On parle et on rit fort dans le midi ! Les cartons sont bien alignés, les tas de maïs prêts pour marquer (les habitués ont ouvert leur boîte de jetons ou de petite monnaie). Yéyé qui, comme Marius, assure des extras de serveur pour les fêtes, aussi svelte et vif que quand il partait ballon en main, slalome et crochète entre les tables et les patères surchargées de manteaux, le plateau maintenu acrobatiquement dans les airs.
Marius a ajusté ses cordes vocales. Dans un roulement magnifique des "rrrrrrrrrrrrrr", sa voix annonce :
« Bonsoir mesdames, bonsoir mesdemoiselles, bonsoir messieurs. Pour cette soirée organisée par le "rrruby", nous démarrons avec une quine pour un jambon. »

Jambons de Lacaune Wikimedia Commons Auteur : Marianne Casamance

– Ah ! se réjouit l'assistance à l'idée que c'est un vrai cambajou de Lacaune, de montagne, s'il faut préciser…
– Chut, chut, font en écho ceux à qui il tarde de tenter la chance !
Le sac bien devant le micro et la main qui farfouille dans le sac et chamboule les boules numérotées.
– "Cinq" toute la main... Le premier numéro est sorti avec sa formule assortie, accompagnée d'un rechut agacé pour ceux qui veulent anticiper le commentaire de Marius !  Tout le monde les attend, les formules – bis repetita placent –, on les connaît par cœur, certains bavards invétérés prennent un malin plaisir à entonner le petit refrain qui va avec, en occitan ou en français suivant la langue qui convient, d'où les chuts agacés à l'encontre de ceux qui s'en croient... Sûr que les organisateurs ne s'aviseraient pas de prendre un annonceur étranger au village, cela provoquerait une bronca sinon une révolution ! "Soixante et dix"… la guerre, "soixante et quinze" boum boum !
"Deux", dous (1) coumo de mèl... "Téreize" ma soeur, "quarante-sept"... elle n'est plus toute jeune... 
– Mounto lou ! Il n'en manque qu'un à quelqu'un, macani ! Des tables dépitées, des regards plus ou moins discrets toisent et guettent, avec envie. 
– "Quarante-quatre", "quarante-six"…
Oh ! une rumeur de déception monte parce que tout le monde n'a pas une série de "quarante-…" sur ses cartons et que quelqu'un qui espère un "quarante et quelque chose pour crier lance : 
– Quarante toujours macarel !
– "Onze" zonzon...  
– Là !
– On a crié. Ne démarquez pas !

(1) doux comme du miel.
       

lundi 30 décembre 2019

PAS CE JEU D'ARGENT POUR GOGOS PANURGISTES (1) / LE LOTO, le vrai

Une chance sur 19 millions ! Faut avoir la foi pour y croire !.. et qui plus est se retrouver complice d'un truc amoral qui voit quelqu'un gagner au moins l'équivalent de sept propriétés et non sept gagnants d'une propriété chacun ! C'est malsain et plus encore concernant ceux qui viennent de prendre des actions à la Flambeuse des Jeux ! C'est dit mais je contrôle mon débit venimeux ! Pas question de me pourrir la vie à cause des bas instincts de notre espèce ! C'est au contraire d'une liesse générale que je veux vous entretenir... Il fut un temps où Noël et le passage à l'année nouvelle voyaient rentrer chez eux, fiers comme des bar-tabacs, des villageois chanceux chargés des gains qu'une suite heureuse de numéros avait bien voulu leur offrir. Qui donc pouvait se douter que le jeu de loto aurait été importé d'Italie par François Ier ? 

Dernièrement, à l'occasion d'un coupé du ruban rue de la Poste, en marge de la photo d'usage, une affiche sur un mur pour le loto du ping-pong à Lespignan, le village à côté, parce que là-bas, dès le mois de novembre on annonce la reprise de la saison des lotos ! Chez nous, c'est tout juste si quelques rares "loteries familiales" (pourquoi cette étrange appellation intimiste ?) sont organisées... Aïe mama, à devoir encaisser ce genre de coup bas pernicieux, je me demande si je suis encore de Fleury !
Et pourtant, il était une fois mon village plein comme un œuf, plein comme la médina aujourd'hui désertée, plein au point qu'il ne nous serait pas venu à l'idée de considérer le cimetière en tant qu'endroit le plus peuplé de la commune ! Entre les commerces dont les épiceries, la coopérative agricole, le marché, le forgeron, le bourrelier, le tonnelier, les menuisiers, le cagnard, les cafés, le cinéma, des flux de vie se croisaient et se recroisaient. Bien sûr, les ragots colportés, flirtant avec le temps avec de la diffamation pure et simple constituaient l'inconvénient majeur de cette promiscuité. Mais cela choquait moins que la vacuité actuelle... même les hommes se font rares devant la mairie, à peler le monde, à critiquer la municipalitad à espépisser les passants et à tailler une réputation à l'emporte-pièce au passage pimpant de belles gambettes. Aussi prosaïquement, on ne se perdait pas de vue alors, on renouait le lien, à la messe, aux enterrements, au match de rugby, lors des fêtes et des bals qui rythmaient l'année... Souffrez que j'en remette une couche parce que l'an passé je me suis fait l'impression d'un  chien abandonné, à errer dans les rues désertes, un soir de 11 novembre, pour la saint Martin, la fête du village, une fête désormais sans flonflons, sans personne, avec seulement les fantômes de mon passé. Je n'aurais jamais dû descendre de ma machine à remonter le temps !

La saison des lotos resserrait assurément les liens de la communauté. Ils étaient organisés par les associations et clubs divers : le rugby, les donneurs de sang, les chasseurs, peut-être le judo vers la fin des années cinquante... L'activité étant normalement bénéficiaire, il faut un roulement, la fin de saison étant moins suivie. Le nombre de parties, le prix des cartons, l'importance des lots sont mis en balance, attirant parfois des joueurs extérieurs. Rien de comparable cependant à ces lotos géants, il y en eut à Coursan, dans l'Ariège avec une voiture et même une villa sise à Narbonne-Plage, à gagner (1) ! Quand la vie de tous les jours se ressent encore de la guerre (le pain est resté rationné jusqu'en novembre 1949 !), malgré la paix retrouvée, la nourriture demeure le premier des soucis, celui aussi qui grève le plus le budget, alors même le filet garni, avec la boîte de petits pois, le litre d'huile et le kilo de sucre font plaisir. Ne parlons pas de la dinde (au moins dix kilos, le coup de fourchette était à la hauteur de la rareté du festin !), du jambon et, nec plus ultra, synonyme du menu de luxe, la langouste.    
Simca Ariane wikimedia commons Auteur Ruben de Rijcke  
Simca Aronde wikimedia commons Auteur Pibwl

(1) Le loto « Étoile » qui se déroulait simultanément dans tout le département de l’Aude, présentait des lots très importants : non seulement une voiture (une année c’était une Simca, alors à la mode), mais également des ensembles de meubles : salle à manger complète, et même… des villas sur la côte. Plus tard, tout cela fut interdit. En attendant, Marthe, cousine germaine de mamé Ernestine, mère de Nicole et fille aînée de tante Marie et Gérard du quai Vallière à Narbonne, gagna à ce loto une villa à Narbonne-Plage. Il est vrai qu’ils avaient pris les cartons à deux  – avec un prof de musique de Coursan, je crois – et ils ont vite monnayé la maison pour pouvoir partager. (Pages de vie à Fleury II, Caboujolette, François Dedieu, 2008.)