Une chance sur 19 millions ! Faut avoir la foi pour y croire !.. et
qui plus est se retrouver complice d'un truc amoral qui voit quelqu'un
gagner au moins l'équivalent de sept propriétés et non sept gagnants
d'une propriété chacun ! C'est malsain et plus encore concernant ceux
qui viennent de prendre des actions à la Flambeuse des Jeux ! C'est dit
mais je contrôle mon débit venimeux ! Pas question de me pourrir la vie à
cause des bas instincts de notre espèce ! C'est au contraire d'une
liesse générale que je veux vous entretenir... Il fut un temps où Noël
et le passage à l'année nouvelle voyaient rentrer chez eux, fiers comme
des bar-tabacs, des villageois chanceux chargés des gains qu'une suite
heureuse de numéros avait bien voulu leur offrir. Qui donc pouvait se douter que le jeu de loto aurait été importé d'Italie par François Ier ?
Dernièrement,
à l'occasion d'un coupé du ruban rue de la Poste, en marge de la photo
d'usage, une affiche sur un mur pour le loto du ping-pong à Lespignan,
le village à côté, parce que là-bas, dès le mois de novembre on annonce
la reprise de la saison des lotos ! Chez nous, c'est tout juste si
quelques rares "loteries familiales" (pourquoi cette étrange appellation
intimiste ?) sont organisées... Aïe mama, à devoir encaisser ce genre
de coup bas pernicieux, je me demande si je suis encore de Fleury !
Et
pourtant, il était une fois mon village plein comme un œuf, plein comme
la médina aujourd'hui désertée, plein au point qu'il ne nous serait pas
venu à l'idée de considérer le cimetière en tant qu'endroit le plus
peuplé de la commune ! Entre les commerces dont les épiceries, la
coopérative agricole, le marché, le forgeron, le bourrelier, le
tonnelier, les menuisiers, le cagnard, les cafés, le cinéma, des flux de
vie se croisaient et se recroisaient. Bien sûr, les ragots colportés,
flirtant avec le temps avec de la diffamation pure et simple
constituaient l'inconvénient majeur de cette promiscuité. Mais cela
choquait moins que la vacuité actuelle... même les hommes se font rares
devant la mairie, à peler le monde, à critiquer la municipalitad à
espépisser les passants et à tailler une réputation à l'emporte-pièce au passage pimpant de belles gambettes. Aussi prosaïquement, on ne se perdait pas de
vue alors, on renouait le lien, à la messe, aux enterrements, au match
de rugby, lors des fêtes et des bals qui rythmaient l'année... Souffrez
que j'en remette une couche parce que l'an passé je me suis fait
l'impression d'un chien abandonné, à errer dans les rues désertes, un
soir de 11 novembre, pour la saint Martin, la fête du village, une fête
désormais sans flonflons, sans personne, avec seulement les fantômes de
mon passé. Je n'aurais jamais dû descendre de ma machine à remonter le
temps !
La saison des lotos resserrait assurément les
liens de la communauté. Ils étaient organisés par les associations et
clubs divers : le rugby, les donneurs de sang, les chasseurs, peut-être
le judo vers la fin des années cinquante... L'activité étant normalement
bénéficiaire, il faut un roulement, la fin de saison étant moins
suivie. Le nombre de parties, le prix des cartons, l'importance des lots
sont mis en balance, attirant parfois des joueurs extérieurs. Rien de
comparable cependant à ces lotos géants, il y en eut à Coursan, dans
l'Ariège avec une voiture et même une villa sise à Narbonne-Plage, à
gagner (1) ! Quand la vie de tous les jours se ressent encore de la
guerre (le pain est resté rationné jusqu'en novembre 1949 !), malgré la
paix retrouvée, la nourriture demeure le premier des soucis, celui aussi
qui grève le plus le budget, alors même le filet garni, avec la boîte
de petits pois, le litre d'huile et le kilo de sucre font plaisir. Ne
parlons pas de la dinde (au moins dix kilos, le coup de fourchette était
à la hauteur de la rareté du festin !), du jambon et, nec plus ultra,
synonyme du menu de luxe, la langouste.
(1) Le loto « Étoile » qui se déroulait
simultanément dans tout le département de l’Aude, présentait des lots très
importants : non seulement une voiture (une année c’était une Simca, alors à la
mode), mais également des ensembles de meubles : salle à manger complète, et
même… des villas sur la côte. Plus tard, tout cela fut interdit. En attendant,
Marthe, cousine germaine de mamé Ernestine, mère de Nicole et fille
aînée de tante Marie et Gérard du quai Vallière à Narbonne, gagna à
ce loto une villa à Narbonne-Plage. Il est vrai qu’ils avaient pris les cartons
à deux –
avec un prof
de musique de Coursan, je crois – et ils ont vite monnayé la maison pour
pouvoir partager. (Pages de vie à Fleury II, Caboujolette, François
Dedieu, 2008.)