mercredi 11 février 2015

LES CHEVAUX DE 14 (suite & fin) / Fleury en France


« Mais non, mais non, rassura-t-il aussitôt, c’est l’ordre de démobilisation, on peut aller le chercher le cheval, à Lyon ! ». Quel accueil alors, quelle liesse ! Tous se précipitèrent pour l’embrasser, lui et son papier toujours au-dessus de sa tête !
Un jour de décembre 1918, une foule nombreuse s’est pressée à la gare. Notre cheval n’en fut pas impressionné : il en avait vu d’autres et puis, il revenait sourd de trop de canonnades ! Il s’est laissé gentiment atteler et sans plus pouvoir se laisser guider à la voix, il est parti de lui même vers son foyer. Le petit-fils, monsieur Parella, à qui nous devons la belle histoire, ajoute, avec des trémolos dans la voix : « Le seul changement, c’est qu’il est parti au petit trot ! ». Brave soldat, va !
Excusez-moi si cette histoire me prend aux tripes. D’abord la coïncidence fait que notre héros est perpignanais, de notre SUD que des esprits encrassés de "parisianonombrilisme" s’entêtent à nommer « sud-ouest », non sans ajouter « à l'accent rocailleux ». Il habitait un mas maintenant encerclé par les quartiers périphériques, entre les temples du rugby, que sont Gilbert Brutus, Aimé Giral (1), et la localité de Bompas. Depuis la gare, il est parti sans hésiter vers son mas et son écurie et cet itinéraire, je le connais, à vélo (2) et à pied, au moins jusqu’au Bas et Moyen-Vernet, quand je travaillais à Marcel Pagnol. Trente ans en arrière, les bretelles de la Pénétrante et les boulevards s’entremêlaient déjà. Du coup, j’ai du mal à imaginer ce jour de décembre 1918, entre les vignes nues et les maraichages, passée la Têt ! Plus viscéralement encore, cette histoire m’empoigne parce que si mes grands-pères, en théorie ennemis, ont eu la chance d’en réchapper, notre oncle Pierre, lui, est revenu d’Alsace amoché... Il les aimait, les chevaux de travail, admirant longuement le nôtre, sifflant pour l’aider à pisser. Ces chevaux, ces intimes (4) qui sur des millénaires, ont tant aidé l’espèce humaine à progresser ! Avant le déclin des années 60, ils étaient encore nombreux, à commencer par "L’AMI", le trait breton de papé Jean, "MIGNON" celui de l’oncle Noé. Hélas, comme on jette les vieux outils, on les vendit pour la boucherie, manière de dire merci, de solder en quelques années une si longue coopération... Personne ne demandant pardon, le mutisme, l’omerta, attestent encore de la honte, du remords des viticulteurs, ingrats mais si fiers, par ailleurs, d’étrenner le tracteur ! A leur sujet on peut toujours parler d’une « noble conquête », surtout ne la confondons pas avec une « noblesse de conquérant ». On sent bien que ces expressions antagonistes ne sauraient s’appliquer au bipède qui nous représente. 





J’aimerais savoir son nom, au brave percheron de la route de Bompas qui a retrouvé sa stalle comme s’il l’avait quittée la veille. En repensant à son histoire, si l’orgueil mal placé de ces officiers de cavalerie à particule me revient, je comprends mieux Francis Jammes, le poète qui voulait, à sa mort, rejoindre le paradis des ânes. 

(1) Stade Aimé Giral du nom de l’ouvreur (n° 10) qui, à Toulouse, fit gagner Perpignan en finale du championnat de France 1914... juste avant le coup de sifflet final et surtout dans une insouciance à des lieues de la tragédie de l’été 14 et des quatre années de guerre dont Giral, lui, ne revint pas.
(2) On me le vola, le vélo, pas à la gare mais au collège, où le concierge manquait de cran pour contrer la racaille, déjà dans les années 80 !
(4) A Landivisiau, la capitale du trait breton, ne dit-on pas « Bon dieu d’en haut, prends ma femme laisse mes chevaux ! ». Plus recevable, malgré un siècle de décalage, le sentiment qui force à accepter l’obligation de la mobilisation pour l’homme mais qui n’est pas d’accord avec la réquisition du cheval. 

Photos François Dedieu : 1) L'AMI et le chariot aux roues ferrées
2 & 3 suite à la loi imposant les pneumatiques

mardi 10 février 2015

LES CHEVAUX DE 14 (première partie) / Fleury en France


Je connais une histoire pas encore enterrée. Comme un trémor enfoui qui s’est fait oublier, du fond de ma mémoire elle vient me réveiller. Avec elle s’épanche tout un passé, celui d’abord de mes jeunes années, ancrées au pays qui nous a faits, liées surtout aux aînés qui ont accompagné. Avec mes ascendants, c’est aussi une France rurale qui parle, une France de paysans. Ils avaient des chevaux pour les vignes et les champs. Mais les guerres sont venues saloper le tableau, effaçant les vivants, brassant les survivants, hommes et bêtes mêlées. Pour mes parents, la seconde, mes grands-parents, la première, "grande" certainement du massacre qu’elle a causé... Au nom de quoi ces catastrophes ? Pourquoi ces horreurs ? Est-ce une malédiction pour laquelle il faut payer ? Et qu’en est-il des chevaux entrainés dans ces haines ? De tous les animaux abusés par les hommes, avec les mulets, les ânes, les bœufs, ne sont-ils pas les plus à plaindre ? Leur innocence, leur fidélité, leur dévouement sans faille rendent notre culpabilité plus flagrante, plus accablante encore.
1914. Un mas, dans le Sud, non loin de Perpignan. Les hommes de la famille, les ouvriers agricoles sont mobilisés, même le percheron est réquisitionné. Par chance, la propriétaire obtient qu’il soit accompagné par le ramonet, celui qui le conduit, qui laboure avec, qui le soigne et le bouchonne après la journée. 


 Pour les équidés dont les chevaux de la cavalerie, les charges finissent hachées par les mitrailleuses d’en face. Nos généraux semblent en être restés à 1870, au désastre de Reichshoffen, à un contre trois et face à un matériel supérieur ! Pire, l’État-major ne veut toujours pas comprendre que depuis Waterloo, l’offensive des cuirassiers loin d’être déterminante, ne conduit qu’au massacre ! Et dire que les « charges héroïques » sont quand même exploitées par la propagande exaltant le patriotisme ! Les cavaliers ont vite été versés dans l’infanterie tandis que, pour les chevaux de travail, habitués à aller au pas, la guerre c’est un rythme effréné, un harnachement souvent inadapté qui attaque la peau puis les chairs, des zones chamboulées par les obus, la boue jusqu’au ventre parfois, la panique due aux bombardements, la terreur causée par l’odeur des cadavres. La récupération est d’autant plus difficile que les rations sont insuffisantes, que l’eau manque, qu’ils ne sont plus pansés, plus ferrés (1). On les accuse, à l’état de carcasse, de dégrader les conditions sanitaires ! En attendant, ils subissent les gaz et attrapent la gale, comme les poilus ! Blessés, ils sont opérés à vif...
Il n’empêche que la nation, heureusement aidée par les alliés, les oubliera tout à fait pour la victoire... Un mot, justement sur les alliés. Le Royaume Uni les traite autrement, ses chevaux de guerre, avec un contingent plus décent de vétérinaires ! Et à Chipilly dans la Somme, le monument aux morts montre un artilleur britannique tenant dans ses bras la tête de son cheval blessé... 


A Perpignan, après l’armistice et la démobilisation, le mas eut la chance de voir revenir les hommes un à un, hormis le percheron et son conducteur. Rien de grave, disait-on, les premiers avaient eu la chance d’être vite renvoyés, voilà tout. Pourtant, à peine quelques jours plus tard, le ramonet revint aussi mais seul, sans le cheval, sautant en l’air et brandissant un papier bien haut. Une joie bien compréhensible, en somme sauf que tout le domaine crut un instant que la guerre avait gardé le cheval et rendu son conducteur bizarre, sinon fou. (A suivre)


 (1) lors de la Bataille de la Marne, le général Jean-François Sordet sera accusé de ne pas avoir laissé boire les bêtes malgré les fortes chaleurs et du côté allemand, de nombreux chevaux devaient mourir de faim, par manque de fourrage. 

photos autorisées commons wikipedia : 1 & 2 percherons / 3 monument de Chipilly.