mercredi 10 avril 2024

SINSOLLE... Monsieur... Sinsollier (1932-2024) !

Serait-ce “ nécromancique ” d'aller taper épisodiquement un nom en mémoire pour savoir s'il est toujours vivant ? Non, pas ce genre de curiosité mais plutôt s'il vous a marqué, parce que les autres, même morts, seraient encore capables de nous gâcher la sérénité... Allons, ne soyons pas si tranchants, n'en soyons pas si convaincus... Soit. Heureusement, les enseignants finalement sont plus nombreux que ce qu'on croyait à avoir ressenti avec sérieux et bienveillance le pouvoir démesuré qu'ils détiennent sur la personnalité en gestation de l'enfant, de l'adolescent fragiles, qui vont vers leur forme d'imago, n'en serait-elle jamais définitive. Non, l'intérêt qui est porté à ce nom recherché révèle un attachement touchant à un sentiment de quelque chose, jusqu'à une émotion, expression d'une certaine affection. 

Si la recherche aboutit, encore faut-il ne pas faire erreur sur la personne... C'est vrai que les avis de décès sont souvent lapidaires, comme s'il fallait aussi enterrer la vie du décédé, ne pas surcharger avec les vivants pressés. Ici, au contraire, dans la circonstance qui me pousse à réagir, l'avis d'obsèques du Midi-Libre, l'ouverture aux autres de la famille, apaisent une frustration, hélas, souvent habituelle. 

Le 19 février 2024, le journal (je suppose qu'il en était de même, parallèlement dans l'Indépendant) annonçait les obsèques de Marcel Sinsollier, 92 ans. Le nom, certes, mais est-ce bien la personne ? Si la profession, active ou passée, était mentionnée, est-ce que ce serait trop demander ? Ce n'est pas en raison d'une hiérarchie arbitraire entre métiers, mais si le mot “ professeur ” figurait, en rapport avec ce que je disais de l'influence des enseignants ? 

Par l'entremise du Net, et c'est heureux, en plus des bougies, des fleurs sinon d'un arbre à planter, figure la rubrique « Hommages et messages... », « ... à Marcel Sinsollier » qui plus est, une formule bien sentie. Au milieu des condoléances, de l'émouvant hommage de Gisèle, une nièce ensoleillée depuis son enfance, par ce tonton aussi distingué que gentil, les témoignages d'anciens élèves confirment : Sinsollier a bien été mon prof d'Histoire-Géo, en troisième, au lycée-prison-Napoléon III Victor Hugo, à Narbonne. 

2021 Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license Auteur Mf-memoire. Boulevard Marcel Sembat Narbonne, Lycée Victor Hugo (alors de la 6e à la Terminale) ; dans les années 60 l'aile nord-est (où s'engage la voiture après le rond-point), ne comportait qu'un niveau peu assorti à l'ensemble. La classe et le gymnase concernés se trouvaient dans le coin diagonalement opposé à celui de la photographie.  

Oh ! n'allez pas en déduire à de l'irrespect de ma part, surtout pas. Officiellement, bien sûr, nous disions « Monsieur Sinsollier » et « professeur ». Mais entre nous, ce “ prof ”, c'était “ Sinsolle ”... mais c'était dit avec estime, égards. Sans partager l'opinion toute faite de nombre de censeurs dans l'âme, à contre-courant des codes déshumanisés, lui, avait les mots pour mettre en avant le positif quand tous les autres jetaient la pierre... Il savait remettre à sa place, mais sans en faire un drame, jusqu'à en plaisanter même, celui qui n'ayant pas fait le travail, racontait des histoires (2). Dans une salle infecte (1), sentant encore le cambouis d'un ancien garage avant, sous la haute et chiche verrière glauque faisant honte au bleu du Midi, lui, rayonnait par sa voix directe, sa droiture, son maintien impeccable, son attitude sans ambiguïté aucune. Une autorité juste et sereine que personne ne se serait amusé à contester... 

Il a fallu qu'il meure pour que je sache son prénom : « Marcel » (il nous avait alors seulement dit une fois qu'il était officier de réserve) (3). Il a fallu qu'il meure pour que je sache qu'il était de novembre 1931, né à Oran, comme son père, je suppose, né en 1910. Il a fallu qu'il meure pour que je réalise qu'ils ont sûrement connu la Guerre d'Algérie, l'exode des Pieds-Noirs... que mon professeur enseignait une Histoire peut-être vécue dans sa chair...  

Qu'est-ce que je vais mettre comme hommage ? que ce soit sobre, puisque, qu'on le veuille ou non, rendre hommage à quelqu'un conduit à se mettre en avant. Oh comme il m'a fait aimer la géographie, cet homme ! Comme hier, je vois nos schémas en 3D du relief karstique, des cluses du Jura... plus impartial pour mon travail, je réalise que j'abusais des premiers feutres de toutes les couleurs, c'étaient trop d'ocres, de jaunes, d'orangés et monsieur Sinsollier qui se gardait d'y trouver à redire et complimentait plutôt pour la perspective et le soin apporté. Bien sûr qu'on aime faire plaisir à qui vous le rend bien ! 

Je me garde pour moi que ce matin, lors d'une explication pour expliquer qu'à parler du Sud, je suis moins sensibilisé aux beautés trop voyantes en paysages, en personnalités, de la côte sud-est, d'Azur, tout à coup, en hésitant sur le double “ l ”, qu'est-ce qui m'a pris d'aller taper « Sinsollier ». Pour “ le Jack ”, Jalaguier, encore un de ces professeurs qui comptent, je savais déjà. Désormais, pour Marcel Sinsollier, je sais. Toutefois, paraissent aussi les prénoms des siens... cela n'a rien d'un voyeurisme surtout touchant aux petits-enfants : Emmanuelle, Pierre, Marc, Thibault, Lauryne, Arthus et Nicolas... J'idéalise peut-être mais un papi pareil, quelle chance ! (4).  

« Les morts, ce sont les cœurs qui t'aimaient autrefois.../ 
... Ne les attristons point par l’ironie amère.
Comme à travers un rêve ils entendent nos voix. » Victor Hugo. Les Contemplations.   

 
Photographie aérienne 1950-1965. IGN / Géoportail. Avec ses bâtiments “ au carré ”, ses trois belles cours, le lycée occupe un espace important qui s'est même agrandi jusqu'à la rue des Trois Moulins,  derrière.  
  
(1) dans le gymnase attenant, c'était pire (professeurs Sallent et Guionie)... et dire que dessous, on a trouvé les vestiges de l'ancien forum romain ! 
(2) m'étant trouvé dans la même situation... plus d'une fois... je ne livrerai pas de nom...    
(3) plus tard nous avons su qu'il était bon au tennis.  
(4) « On disait “ prof ” et pour lui, on disait “ Sinsolle ”, mais avec respect, non sans égards. Dans les moments peu évidents entre enfance et adolescence, par sa droiture, sa voix directe, et aussi l'empathie naturelle qui était la sienne, Monsieur Sinsollier montrait un bon chemin à suivre en toute confiance. » Voilà.  

dimanche 7 avril 2024

MARCEL SCIPION / 3. Le Clos du Roi.

D’abord un livre sauvé des flammes... Enfin, que ce ne soit maladroit et choquant de l’exprimer ainsi car c’est un homme coincé dans son camion que les flammes menacent. Sa vie se déroule à l’envers, en accéléré ; en dépit des souffrances il se sent serein, presque libéré, tant pis s’il ne peut revoir sa femme, ses enfants. La mort desserre son emprise, il lui arrive de préserver, de prolonger la vie, un sursis, ici, pour intimer à l'intéressé qu’il a une autre façon de garder ses abeilles et moutons, mais à jamais cette fois ! 

Marcel révèle que c’est une voix qui lui reproche de n’avoir pas travaillé son don d’écriture ; Marcel a la foi, il sait que la voix vient d’en Haut. Il doute néanmoins même si l’institutrice lisait déjà ses rédactions à la classe. L’orthographe, sûrement, qui le bloque... 

À partir d'une photo de l'agence Roger-Viollet (édition Rombaldi). pardon pour ce détournement... mais comme disait Pagnol, dans l'esprit, pour ce qu'il avait adapté et copié de Giono qui avait contre-attaqué en justice : « Je n'ai pas pu m'en empêcher ! ».  


Il faut surmonter la souffrance, lui changer les idées, Christiane Vivier, professeure et amie lui apporte crayons et cahiers ; elle corrige puis tape les textes, les lui montre. Il y démontrait un vrai plaisir d’enfant. L’écriture en tant que thérapie, pas pour faire un livre... Refaire surface, rééduquer longuement ses membres, se faire à la hanche artificielle, récupérer de ses deux pieds brisés, pour que l’homme blessé espère en son futur, que l’homme nouveau revienne à une vie nouvelle. 

Il va mieux et c’est plus difficile de le persuader de finir le projet presque à terme. C’est souvent l’entourage qui pousse au livre, objet vivant, unique en cela, comme il en est d’une bonne chanson, d’un bon film... Un homme nouveau, oui, bien qu’il soit déjà monté à Paris, que, de bouche à oreille il a brillamment participé au “ Magazine des Arts Traditionnels ” de France Inter... Une déception ? Non, cela n’enlève rien au mystère de l’écrit, dans sa genèse, sa finalisation, fantasmagorique, presque ! 

Petites abeilles de Mayotte sur des morceaux de papaye confite (2014)
2015... les photos datent de dix ans en arrière. Est-ce lié à la chimie de contrebande à hautes doses que l'Europe vend à l'Afrique et qui arrive à Mayotte avec les migrants clandestins ? Inquiétant...


Nicole Ciravégna (1925-2011) raconte qu’elle le présenta un jour à son amie France Vernillat (1912-1996), à la RTF (ORTF)  de 1952 à 1974, qui le fit parler de l’apiculture sauvage d’autrefois. Le récit, parfois truculent, passa aussi sur France Culture ; un an plus tard, la productrice descendit en Provence pour persuader Scipion d’enregistrer à nouveau. Plus hésitant, Marcel se fit désirer ; à force de discuter, après promesse d’un bon déjeuner, un accord fut conclu. Sauf, et c’est là un trait de son caractère, Marcel exigea « de la daube, de grosses pâtes coudées et des œufs à la neige » ; où et qui pour cuisiner ce menu atypique ? il est seulement indiqué qu’avec l’hydromel « il était rouge comme un piment » !  Lui, coutumier de la sieste, allait-il s’écrouler ? Le micro resta branché pour des paroles plus drôles, plus piquantes encore, diffusées ensuite dans “ La vie sur le vif  ”. 

Anecdotique mais symbolique : le pain à la maison... 


Un Clos dit “ du Roi ”, un vallon où emmener les moutons l'été à transhumer. Cuire son pain à la maison, mais pas pour rigoler (cinquante kilos de farine, quinze jours de miches pour la dizaine de personnes d'une famille élargie), faire ses patates, ses choux, son miel, sa médecine même avec les limites qu'on sait, son vin, distiller son marc en fraude, braconner les sangliers, le lièvre pour qui le grand-père a réservé trente choux terribles appâts à portée de fusil lors des nuits glacées de pleine lune à « couillonner » les gendarmes... Et tout ça conté presque au coin du feu, le même foyer que celui, passé, des quatre de la famille aux douze personnes avec la tante, tonton et leurs sept gosses, suite au décès de la mère de Marcel (il n'avait que six ans)... Oh c'est rustique, presque un cliché pour citadin mal à l'aise, rêvant d'un retour impossible à la nature... Pourtant Scipion est un vrai gavot, un paysan des Basses-Alpes plutôt Hautes (depuis 1970, la nouvelle appellation « Alpes-de-Haute-Provence » étant plus appropriée). Dans la postface du Clos du Roi, Nicole Ciravégna, elle-même professeure de Lettres et écrivaine, pour beaucoup dans l’écriture du livre, dit de Marcel qu’il est « un Pagnol de la montagne ».

Comment ne pas aimer Marcel Scipion quand il raconte la soupe de sa grand-mère, la solidarité qui fait partager le cochon entre voisins, l’équilibre ancestral pour la nature de la part de l’agriculteur chasseur, fustigeant ainsi ces repeuplements protégés ne pouvant que générer des malformations. Le gaspillage non plus il n’aime pas... (mon grand-oncle Noé, comme Marcel, ne gardait-il pas toujours le cuir des chaussures pour faire, par exemple les charnières des portes du jardin ou du poulailler ?). 

J’aime Marcel pudique, qui avoue sa sensualité : « C’est émouvant, une femme qui, dans l’amour, découvre qu’elle existe... ».

J’aime Marcel pas avare de certains secrets dont celui, pour reprendre des forces, de ceinturer nu le tronc d’un chêne : « C’est une source de vie, un chêne. Et qui sait vous donner une vigueur terrible. Je le sais. Je l’ai fait ». Étonnant comme on retrouve une pratique identique chez Henri Vincenot, pourtant loin dans le Morvan...  

Comment ne pas aimer Scipion lorsque dans son introduction, il présente ainsi sa démarche :
« Ces souvenirs, j’ai pris grand plaisir à les évoquer.
Puissent-ils, lecteur, “ t’agrader ” aussi. »
Un pays, c’est une langue aussi qui régente tout un état d'esprit !   

Presque, je laisserais en plan mes mots, là, tout de suite, par fringale, gourmandise, pour vite rouvrir les pages du Clos du Roi !