jeudi 7 avril 2022

LA FIN DU CHÂTEAU. Bouquets bachiques à Salles-d'Aude... .

 Oh ! sur la droite, un toit mis à bas, des poutres, des chevrons, des tuiles enchevêtrées ! Le grillage de chantier lui-même éventré par des mains coupables invite à aller voir. 
Dans quel état d'abandon s'est trouvée cette propriété ? A-t-elle été vendue ainsi délabrée ? Était-ce faute de descendants ? Et que sont devenues les vignes du domaine ? Dispersées ?


    


En s'approchant, nul doute possible, c'est la cave du château... Enfin, c'était, ce qu'il en reste avec une belle charpente ne méritant pas cette fin... Ne l'a-t-on pas aidée à tomber pour un projet d'avenir faisant table rase du passé ? Ce n'est pas sans rappeler, non loin, sur cette même commune de Salles, la déchéance du château de Céleyran, racheté à fin d'intentions économiques fumeuses par Georges Frêche, président de région, un tant soit peu mégalo, du genre pas gêné de se laisser filmer dès le petit-déjeuner par une valetaille aussi obséquieuse que servile... Versailles et Louis-le-Grand... Résultat : laissé sans surveillance, le domaine lié à la famille d'Henri de Toulouse-Lautrec, le peintre, a subi vols, vandalisme, squats... Inutile d'en rajouter et sur la gabegie et sur l'utilisation des deniers publics... 
  
Elle est imposante cette cave, elle va loin par rapport au portail d'entrée, voisin de l'église, par rapport à la cour aux vieux platanes, peut-être une quarantaine de mètres, des milliers d'hectolitres dans sept à huit cuves de béton étalonnées, numérotées... 33, 34 ? La cave comptait-elle ailleurs des foudres et autres vaisseaux vinaires ? 

Je devrais m'en souvenir or je n'ai gardé en mémoire que le sourire avenant du régisseur, peut-être de monsieur Hue, le propriétaire. Dans les années 70, en effet le château de Salles (1) dont il ne restait que les dépendances vendait du vin à la propriété... 

En ce temps là, lors d'un stage de formation de neuf semaines à Bourg-en Bresse, les joyeux stagiaires du Lyonnais, des Dombes, de la Bresse, de Franche-Comté se liguèrent pour me commander du vin. J'avais bien l'attache à la voiture mais pas de remorque : "On va t'en trouver une !" avaient-ils répondu du tac au tac. 
Je ne vous dis pas comme il passait bien, après la partie de pétanque de la pause, le vin si montré du doigt de chez nous, avec les saucisses de "La Mouche", la cancoillotte de Beucler (de l'Isle-sur-le-Doubs, son prénom m'échappe), le Mont-d'Or de Jean-Marie (pour lui c'est le nom qui ne me revient pas) ! Quatre-cents litres en deux fois, des cubis... Il avait même un peu consolé Sylvette, la collègue des Dombes qui s'inquiétait pour son docteur libanais, son fiancé submergé dans la guerre civile (2).

Rubis sur l'ongle ils m'ont payé, tous, sauf le prof de dessin technique... des lunettes, un collier de barbe, bachi-bouzouk (3), comment il s'appelait déjà !? Je ne veux pas pêcher par chauvinisme mais un collègue du Beaujolais qui proposait ses bouteilles n'a guère eu de succès non pour une question de qualité, mais pour le prix, je pense. Comme quoi, les gens du cru aussi benoîts que moi, trouvaient des vins honnêtes, pas encore assemblés au bénéfice exclusif du grand négoce...  
  
(1) Le noyau initial du village était constitué d’un ensemble de maisons jouxtant un château, détruit début 20ème siècle, sur l’emplacement actuel du jardin public et du monument aux morts, le tout autour de l’église. 

(2) la guerre civile va durer au moins jusqu'en 1990. Le conflit a-t-il eu des conséquences pour leur couple ? 
"... Mais la vie sépare ceux qui s'aiment
Tout doucement, sans faire de bruit..." Jacques Prévert, Joseph Kosma, Yves Montand. 

(3) un clin d'œil au capitaine Haddock et surtout pour répondre aux "bouquets bachiques"... Plus sérieusement, les bachi-bouzouks étaient des mercenaires au service des Turcs.    

mercredi 6 avril 2022

Un Russe à Pérignan (8) "Le barbare, c'est d'abord celui qui croit à la barbarie." Claude Lévi-Strauss.

Porphyre Pantazi rechigne, depuis petit, à se plier à son destin tout tracé de petit paysan, une survie dans la pauvreté alors que la Bessarabie, après la domination ottomane, est disputée entre les Roumains et les Russes qui la traitent en colonie de peuplement. Engagé dans la Légion Etrangère, il part d'Odessa en 1919 (1)...  

Je reprends en épisodes ce que mon père a écrit sur lui, suite à plusieurs entretiens, ses recherches hors internet et en se basant sur la chronologie attestée de son engagement dans la Légion Etrangère. 

Char_Renault_et_soldats_français_a_Odessa 1919 wikimedia commons auteur inconnu

"... Et ce sera l’Orient de la fin mars jusqu’au 20 mai 1919, puis l’Algérie du 21 mai au 16 août. Le siège du 1er régiment étranger est à Sidi-Bel-Abbès. Quelle chaleur ici ! Et quelle dure vie ! Pourtant, quand on a connu plus dur encore, on apprécie un léger mieux. Et puis surtout ceci : toi, simple soldat, tu peux parler au Capitaine comme je te parle. Mais oui, tu souris, mais c’est la vérité. Il te respecte, le Capitaine. Bien entendu, tu es au garde-à-vous, et lui peut se promener devant toi, les mains derrière le dos. Mais jamais il ne te frappera, jamais la moindre velléité d’un coup de pied… Ah ! mais, pardon, j’ai vu, moi qui vous parle, moi Porphyre, j’ai vu comment on nous traitait dans l’armée du tsar. J’en ai même vu qui étaient abattus comme des chiens, pour avoir répliqué. Ici, nous sommes considérés comme des hommes, pas comme des bêtes. Et cela, tu vois, c’est plus que tout ce qu’on peut imaginer, plus que la nourriture, plus que l’habit même : tu es un homme, et tu en es fier, même si chaque jour ta vie est en danger.

Le 17 août, nous descendons dans les régions sahariennes. C’est donc cela, le SAHARA dont j’avais appris le nom sur la carte, à la vieille école de Kalarach. « SakhAra » qu’il disait, le vieux maître d’école. Et cela faisait toujours songer à « sakhar », le sucre.

Ah ! oui, un drôle de sucre. Il y est, maintenant, Porphyre, dans ce sucre. Les vents brûlants (le sirocco), les tempêtes de sable… Tu as beau mettre le mouchoir sous le képi et dans le col de ta chemise, ça ne pare pas tout ! Et encore et toujours ces opérations militaires. On va à leur rencontre. Le 24 octobre enfin, nous avons fini et retournons à Sidi-Bel-Abbès.

Il s’est inscrit, Porphyre, pour les cours volontaires de français ; ça rentre assez bien, il n’y a pas que des jurons dans cette langue. Ceux-là, les mauvais mots, ont été vite appris, ils se retiennent si vite. Pour faire des phrases, ça c’est une autre paire de manches. Mais l’essentiel n’est-il pas de comprendre et de se faire entendre ? Et tu comprends fort bien, alors quoi ? Et puis, apprendre le français évite quelques corvées toujours peu formatrices. Cela n’empêche pas d’écrire en russe, de temps à autre, une lettre qui part pour Touzora. Son père lui a déjà écrit, plusieurs fois. Souvent les lettres parcourent un vrai périple avant de lui parvenir, mais elles finissent par arriver. Pourvu que ça dure !

Porphyre écrit le russe comme il sait, c’est-à-dire pas mal. A l’entendre, il fait une faute par mot. Ne le croyez pas. Ce qu’il y a, c’est qu’il a conservé l’antique graphie, celle d’avant la réforme de 1917. Il a lu quelque part qu’on avait supprimé quatre lettres. En réalité, deux surtout ont disparu : le iat’, et le signe dur de la fin des mots. Eh bien ! lui ne les supprimera pas : il en a le droit, non ? Cette boucle après la consonne finale de certains noms, ça fait joli. Si elle n’y est pas, il manque quelque chose. Tu vois, c’est un peu comme si en français tu écrivais « tabl » sans le E final (il est muet !), « la ru », « une fill » : de quoi ça a l’air ? Et puis il apprend le français. Va-t’en encore réapprendre le bon russe. Pour tout mélanger ? Non, merci.

Les journées passent, parfois très vite, parfois aussi interminables. Il peut sortir en ville, une grande ville, tiens, un genre de Kichinev en plus petit : cinquante mille habitants, lui a-t-on dit. Ce qui lui plaît, ce sont les cultures maraîchères des environs. Voilà des cultures : immenses ! C’est de la grande exploitation. Que voulais-tu qu’il fasse, papa Pantazi, avec nos tout petits moyens ? Il y a aussi des industries et du commerce. Et puis, entre nous, mieux vaut être ici que sur le « théâtre d’opérations », comme ils te disent..." 

François Dedieu, Un "Russe" à Pérignan / Caboujolette, Pages de vie à Fleury II, 2008. 

Prolongements : 

Comment ne pas faire le lien avec la tragédie actuelle en Ukraine. Qu'a-t-on fait pour détendre les velléités liées aux zones d'influence ? La guerre actuelle nous pousse à faire le rapprochement avec la période hitlérienne et une horreur concrète qu'on a à peine voulu voir, entre temps, en Yougoslavie, en Bosnie, au Kosovo. Une horreur dans laquelle on serait mêlés, de plus près qu'on ne croit, tant géographiquement que moralement, dans le sang de la Syrie, de la Libye, du Yémen, dans notre complaisance aussi à l'égard du Qatar, de l'Arabie... Atteinte de sénilité, l'Europe des démocraties imparfaites (plus encore en France jacobine) donneuses de leçons, continue d'apparaître arrogante à plus de la moitié de la planète. 

Carte postale d'une vue entre 1890 et 1900, éditée originellement par la Detroit Publishing Company en 1905. L'escalier du Potemkine, long de 142 mètres, à Odessa, a été construit de 1834 à 1841. Il a été rendu célèbre par le film Le Cuirassé Potemkine, de Sergei Eisenstein, en 1925. Il y a une inscription: «8935. p.z. - ODESSA. L'ESCALIER RICHELIEU ОДЕССА. РИШЕЛЬЕВСКАЯ ЛЕСТНИЦА» Wikimedia Commons Auteur inconnu. 

Ne nous cachons pas derrière les symboles, les reliquats du temps historique. Au romantisme du grand escalier d'Odessa, servi par le film lié à la mutinerie du cuirassé Potemkine, s'ajoutent les "horreurs" pérennes de la guerre... Janvier 1918, les Bolchéviques transforment en glace ou jettent vivants dans la chaudière 400 officiers du croiseur Almaz. Et hier, BOUTCHA près de Kyiv, en attendant de constater ce qu'ont laissé les Russes en se retirant du nord de l'Ukraine...  

Pas plus tard qu'hier, incidemment, une chaîne alternative a osé, après ce qui s'est passé, montrer l'impressionnant dispositif d'encadrement lors du transfert à Arles (2013 ?) d'Yvan Colonna, jugé pour l'assassinat du préfet Erignac... mazette, si c'était pour le laisser agoniser en prison sous les mains assassines d'un intégriste musulman...  Sur ce, je ne sais plus sur quelle chaîne puisque je suis le seul responsable des parallèles et collages faits ici, je suis resté sidéré par la citation livrée par le journaliste à propos de Claude Lévi-Strauss. Même si je savais de lui que le sauvage était celui qui traitait les autres de sauvages, du philosophe, anthropologue et grand homme des sciences humaines et sociales, son "Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie."... je ne l'ai pas encore digéré.  

(1) en 1919, les Français étaient à Odessa, pour soutenir un temps les armées blanches, tout comme à Mikolaïv, aujourd'hui attaquée par Poutine, dont le chantier naval reste lié au cuirassé Potemkine, tout juste dynamité, à 'époque de Porphyre (avril 1919 à Sébastopol).