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samedi 7 février 2015

Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles / Československo / Holoubkov, ma forêt perdue...



SRNČÍ SVÍČKOVÁ S KNEDLÍKY A RYBIZOVY KOMPOT /

Svíčková de chevreuil avec knedliky et sa compote de groseilles.  
 

Maman m’a raconté une histoire. Elle se passe chez nous, « u nás », chez les grands parents de "Tchéco", dans les années 60-70 : un pays besogneux avec des usines au bord des étangs, et la forêt autour. Ah... la forêt ! sa présence n’habite pas seulement l’espace, l’âme des gens en est toute pénétrée ; elle seule peut les transporter, depuis l’enfance, dans un imaginaire mêlant le terre à terre à la légende. On sait bien qu’ici, entre les croupes galbées de Bohême, le tempérament diffère de la manière d’être de la capitale ou de la plaine fertile du Polabi. On sait bien que, partout sur la planète, l’homme a un besoin de rêve ou de foi pour accepter le sort qui lui est fait. Assurément, seule cette liberté mentale peut rendre supportable le travail en tant que doctrine, le dogme politique aussi, voudrait-il remplacer les déismes récurrents... 
Ainsi, qu’elle soit la toile de fond, le cadre ou l’actrice principale d’un épisode et partant du moindre propos, la forêt les fait briller d’une exaltation sans pareille.      

Il n’empêche, au-delà de la chronique intemporelle de la forêt, l’instantané et ce que peut en dévoiler l’Histoire, avec le recul, imposent la réalité du contexte politique. Cette réalité qui, après avoir pris forme petit à petit, complète et remplace ce qui fut alors vécu par le Tchèque moyen comme une ambiance délétère, faite de soupçons lampants, de menaces voilées, une oppression potentiellement létale, certes alimentée par les rumeurs mais aussi plus que concrète lorsque se pointait une Tatra 603 avec quatre ou cinq policiers en civil, la gabardine longue sinon le chapeau rappelant carrément la Gestapo, s’en défendraient-ils, sûrement pour la terreur qu’ils se devaient d’inspirer. Si je ne doute pas avoir fabriqué cette image mentale des agents de la StB à partir des connaissances acquises, je me rappelle très bien néanmoins le mouvement presque synchronisé, par quatre hommes au moins, habillés pareil, des portières d’une grosse voiture noire (ouvraient-ils ? Fermaient-ils ?), garée sur l’arrondi marquant le haut de la côte parce que grand-mère, à cet instant précis, a pris ma main pour m’entraîner ailleurs, précisant d’un ton ferme « Ne regarde pas ! »... C’est vrai que j’avais cette manie de garçonnet de ne pouvoir détourner les yeux, pas plus du gros monsieur, de la verrue sur le nez de la mémé, que du bus, du camion, de la trapanelle ou de la grosse Tatra sur la route !    
   
Je voulais une page sur la forêt, sucrée-salée, et je réalise que, d’aigre-douce elle a tourné à l’amer parce que la critique du régime communiste qui s’est étoffée au fil de l’anecdote ne saurait être passée sous silence... A l’attention de ceux qui se laisseraient aller à penser que c’était mieux avant, derrière le Rideau de Fer, ceux qui ne se rendent pas compte que cette nostalgie, serait-elle en réaction à l’ultra-libéralisme, compte parmi les plus insidieuses, parce que l’humanité peut toujours accoucher d’une bête immonde, parce que des "aliens" peuvent toujours parasiter les meilleures intentions...
Quand j’ai parlé à ma mère de ce que son histoire m’avait inspiré, elle s’est presque rétractée et quand je lui en ai demandé la raison, elle n’a pas hésité : « Ne dis rien de tout ça ! Ils pourraient revenir ! ».
Par considération pour le bon sens de ses quatre-vingt-dix années d’existence, dans l’histoire qui va suivre, toute ressemblance avec des lieux, des évènements ou des personnes existant ou ayant existé est complètement fortuite. 


A rendre peut-être en deux variantes, d’abord la version gentille, en surface, légère, gris-rose, qui finit bien, qui ne fait pas omission du contexte politique mais effleure seulement, en sous-entendus sinon en non-dits. Ensuite la version dure, carrément noire, sang caillé, qui ne fait pas mystère de la terrible étreinte sur l’individu de ce qui fut un totalitarisme rouge.
photos autorisées : 1) pixabay  CC0 Public Domain 
                              2) Tatra 603 commons wikipedia
                              3) commons wikimedia.  

lundi 21 avril 2014

„AT' JE HORKO, když je pivo [1] !“ „La goulée de bière“ / Československo / Holoubkov, ma forêt perdue...

„Ať je horko, když je pivo [1] !“  „La goulée de bière“.

Sur la petite route qui monte, le bitume fond et ma semelle accroche les graviers du bord. Le džbanek bleu et ventru balance au bout du bras. Les pensées vagabondent vers la prairie toujours verte. Derrière la grange aux airs de chalet, la forêt somnole sur ses mystères. La nature retient sa respiration : elle espère la fraîcheur du soir. A mi-chemin  environ, de la Cementarna, après le tournant qui descend, une sente longe le fond du champ de blé : de lourds épis se courbent vers le sol et penchent les tiges. Au-delà, un talus déboule sur les voies du chemin de fer.
Avant de traverser, tournant lentement la tête, j’embrasse du regard l’espace dangereux. Comme le fait la biche qui sort des bois, qui elle, hume longuement et bouge les oreilles prête à gagner le couvert. Il faut écouter, regarder, palper l’atmosphère. Lourde, pesant sur un espace de fer et de houille, elle entraîne des polygones d’air diaphane dans une sarabande kaléidoscopique. Venant de Prague, surtout, c’est dangereux : les trains surgissent sans crier gare, avec la complicité d’une légère pente. C’est quelque chose une locomotive lancée ! On ne l’entend que lorsqu’elle est passée, rien ne l’annonce : elle ne souffle pas, ne fume pas et si ce n’étaient les petits jets puissants qui lui font, au niveau du bissel, comme des barbillons, si les bielles et les manivelles ne s’affolaient pas autour des grandes roues, on croirait que la chaudière est éteinte. Sous ce ciel d’été exacerbé, l’immobilité de l’air est aussi trompeuse que la rouille des voies de manœuvre et de garage. Un bruit ! ce n’est rien : une ferraille seulement qui se dilate et claque. Au-delà, plus question de vagabonder ; un instinct commande de traverser au plus vite, de ne pas se laisser fasciner par ce scintillement à blanc qui court sans fin sur les rails ; ce n’est plus le moment de fixer le poste d’aiguillage où quelques panneaux vitrés sont relevés pour faire courant d’air. Sous la lumière crue de l’après midi, tandis que l’esprit continue de sonder un silence frémissant, il faut assurer son pas sur les traverses et anticiper au bout que la voie, dans cette courbe, est relevée. 

Locomotive en gare d'Holoubkov / Diapo d'août 1970 prise par François Dedieu (mon père) qui n'était pas conscient de l'interdiction de photographier les sujets sensibles dont les machines à vapeur...  
 
En bas de la route menant à la gare, le lac frissonne de toutes ses vaguelettes. La taverne est vide à cette heure. Des buveurs du soir, il ne reste qu’une odeur âcre de tabac froid dans la relative fraîcheur. La patronne paraît ; elle arrive de la cuisine sans doute. Pendant qu’elle manie la tireuse, elle prend plaisir à questionner sur mes impressions de petit Français puis c’est moi qui l’observe alors qu’elle s’obstine, de sa spatule en bois, à faire tomber plusieurs fois un bouchon de mousse qui n’arrête pas de se reformer en haut du pot. Elle, souriante, grande, blonde, cendrée presque : des cheveux fins mais si nombreux qu’ils lui font une touffe épaisse. Malgré la pénombre, ses pommettes marquées s’accordent avec le rose de ses lèvres fines et contrastent avec son teint pâle. Je n’ai pas l’âge des comparaisons, je ne me sens pas dépaysé mais je suis si loin de la Méditerranée.
Dehors pourtant le soleil cogne fort, comme plus au sud. Retour vers la maison par le raccourci interdit, seulement toléré. Précédant la partie voyageurs, le hangar de service paraît écrasé de canicule sous ses grands avant-toits. En face, des wagons plats attendent, alanguis, le long du quai des grumes où les troncs s’empilent. Côté Prague, pas de signe avant-coureur. Venant de Plzeň, dans le sens de la montée, même un convoi léger, l’omnibus par exemple, se repère sans peine, parce que la machine souffle, forcée qu’elle est de maintenir la cadence, annoncée par des panaches vifs qui bourgeonnent et se détendent au-dessus de la pointe noire des sapins, dans le vallon de l’étang de Hamr. Le passage est libre. J’avance, donc, avec le pichet de bière. Après les voies rouillées où un train de marchandises et une voiture réformée font la sieste, au moment de traverser sur la double ligne de rails aux éclats d’acier bien trempé qui voudraient nous attirer dans l’univers des étoiles, j’arrête, suspendu, pour lever attentivement la tête, dans une direction, puis dans l’autre, avant de m’engager en regardant où je mets le pied. J’ai à peine avancé de trois pas, les yeux baissés sur un monde bistre de traverses et de ballast souillé, qu’un grincement terrible déchire le calme et me propulse littéralement en avant. Là-bas, le bras du sémaphore vient de se lever, me sommant de fuir au plus vite, ce qu’un claquement d’aiguillage confirme aussitôt. Inutile de savoir si le chef de gare a actionné la longue sonnerie d’alerte, je ne me sens mieux qu’une fois en-haut du talus. Pas une goutte de bière n’a versé ! La forme du pot peut-être…
Le champ de blé, l’asphalte qui fond, me voici rendu. Toujours pas de train à l’horizon. Tout le monde attend dans le jardin, près du chantier. Sur le džbanek bleu et ventru qui passe de mains en mains, une rosée de bon aloi mouille les doigts. Ah ! une bonne goulée, à peine retenue en bouche, qui picote la langue, le palais, avant de plonger sa fraîcheur tonique dans les profondeurs sous la luette en stalactite, qui finalement vous soutire un soupir de bonheur et une fine moustache de mousse sur la lèvre. Du coup, le temps à l’orage se fait moins oppressant. Dans les rires, chacun se sent inspiré, les plus en verve orchestrent la conversation, je sors l’harmonica de ma poche, pour souffler n’importe quoi, tel un oiseau sur sa branche.
Encore aujourd’hui, quand je bois une bière, je m’efforce, sans rien en dire, d’entonner une belle goulée, de celles qui vous font passer pour un goulu, surtout pas une gorgée, je dis bien une belle goulée qu’on ne peut empêcher de picoter, de pétiller, et qui laisse tant de choses avant de plonger. Et quand elle fait briller mes yeux, je revois dans un kaléidoscope embué, mes grandes vacances en Tchéco, ces chers paysages, les locomotives qui rythment nos jours et les visages aimés qui me sourient. Un air d’harmonica chevrote sous le sorbier et je vois même, accrochée sur ma socquette, la bardane griffue ramenée du sentier.  


[1] « Qu’il fasse chaud, à partir du moment où il y a de la bière ! »