mardi 2 mai 2023

MANDIRAC (Narbonne) Avril 2023.

Mandirac c’est un joli petit coin sur le Canal de la Robine, cet ancien bras de l’Aude marquant le delta patiemment gagné sur les éléments liquides et qui a ancré la Montagne de la Clape au continent. Un air pas usurpé de petite Camargue non loin du Roc de Conilhac qui, du haut de ses vingt-un mètres s’avère être un point de passage important pour les oiseaux migrateurs. Le chantier a déjà restauré une péniche qui transportait du vin, « Les Deux Frères », qui gagnait toutes ses régates sur l’Étang de Bages. Soit mais que vient faire la proximité de Narbonne et Gruissan avec Agde et les bateaux ?

Canal de la Robine 2000 Domaine public Author Wolfgang Bauer

À Mandirac (entre nous, s’ils précisaient par rapport à l’écluse, au Petit ou au Grand Mandirac, ce ne serait pas plus mal ! de même qu’il n’y a pas une seule photo disponible sur wikimedia commons pourtant pas avare), il existe un type d’établissement exceptionnel, à savoir un chantier exemplaire d’insertion de charpenterie maritime, chapeauté par le Parc Naturel Régional de la Narbonnaise en Méditerranée. Avec la participation active de Pôle Emploi Narbonne, Yann Pajot, charpentier de marine, passionné depuis toujours par les vieilles coques, ouvre des centaines de perspectives dans les métiers de la mer, de la voile. 

Lo_mas_sublime film muet 1927_pailebot public domain Author Enric Ponsa (died 1939)

Après la Marie-Thérèse, barque de patron du Canal Royal (Toulouse 1855), les Deux-Frères (Banyuls 1911), voilier de la Société Nautique narbonnaise qui remporta tant de régates, le chantier a permis la restauration ainsi que la mise aux normes pour accueillir des passagers, du Miguel Caldentey, 2 mâts, 29 mètres, un pailebot à voiles au nom de son propriétaire, de 1916, actif  jusqu’en 1972 pour finir, pourrissant au fond du port de Canet ; ces bateaux, longtemps à la voile, ensuite au moteur, étaient bons à tout transporter entre les îles Baléares, l’Afrique du Nord, le Maroc et pratiquement tous les ports de l’Andalousie à Marseille. Une vieille photo montre le Miguel Caldentey (1) rempli à ras bord d’oranges, quatre-vingt dix tonnes... de quand elles représentaient un trésor à forte valeur ajoutée et que ceux de ma génération, même s’ils ne l’ont pas connue, associent, dans leurs pensées, à l’orange de Noël racontée un jour, unique, magique car seulement, alors, manipulée par des mains de femmes en tant que marchandise, comme lors du transbordement des wagons à l’écartement français de Cerbère, l’orange cadeau de Noël, plus destinée à périr de sa « belle mort » sur la cheminée qu’à finir mangée... Pailebot de la dénomination anglaise « pilot’s boat », formé de la même façon que paquebot.

On peut dire aussi goélettes : La Santa Eulalia (1918),  3 mâts, 35 mètres de coque, fait la fierté de Barcelone où elle a été restaurée (se visite et navigue en saison le samedi le long de la ville) ; le Pascual Flores, 3 mâts, 34 mètres, aussi construit à Torrevieja (Costa Blanca, province de Murcia) vient de faire escale à Port-Vendres et était à Sète du 30 mars au 9 avril 2023.

Sur mer, les voiliers, sur terre, les chevaux, les bœufs, du vent, du muscle, de la force, tout un naturel qui, parce que le moteur a permis le toujours plus à une espèce humaine toujours plus avide, goulue, insatiable, toujours plus foisonnante à milliards, s’est mise à aller contre et non plus avec la Terre. 

film muet Lo_mas_sublime_1927_Pailebot_Joven_Paquito domaine public Author Enric Ponsa (died 1939)

Non, non, pas des boniments au point de vous faire perdre le pourquoi du Mandirac narbonnais à Agde... Espère, espère, ce qui veut dire « attends, attends » dans la langue de nos pères... tout se résume en espérance... « L’ÉSPÉRANCE », nous y voilà, le dernier représentant des bateaux bœufs, datant de 1881, à l’instar des bêtes, objet, tant que c’est jeune et neuf, d’attentions, d’un respect parfois poussé, puis parce que vieux avec ce que cela suppose d’efforts, de contraintes, ou par égoïsme, voué à l’abandon par-dessus la jambe sinon dans l’inconscience de ce que cette attitude a de méprisable... trois années (2009-2012) dans la vase de l’Hérault à Agde où des laboureurs de la mer le lancèrent, 131 ans plus tôt ! Du chêne datant du XIVe siècle, d’avant 1400 !

O comme cela rappelle ce qui se passe avec notre rapport au passé : froideur jusqu’au défi, suffisance, arrogance crasse de mal dégrossis ennemis de toute culture, d’une agressivité révélatrice d’un complexe ; en face, heureusement, discrète mais déterminée, une force tranquille se cramponnant dans un bien-fondé, vectrice d’un travail de sape, surtout sans bloquer, sans provoquer en réponse aux provocations, sans rabaisser, ce qui reviendrait à se mettre au niveau de ce qui est combattu, vers une adhésion contre une ignorance mère de tous les maux.

« Dans le passé, regarder l’avenir » Boileau (2)

 Et c’est Yann Pajot, passeur de savoirs, avec ses petites équipes mais si enthousiastes, dans un processus étudié et efficace qui, avec le temps que cela demande à une petite structure, après les treize années dédiées au Miguel Caldentey et avant de faire renaître la barque romaine (3), de quatorze mètres quand même, mise à jour, elle, avec ses amphores, dans la masse de sédiments, juste à côté du chantier, déversés par le bras méridional de l’Atax, l’Aude, dans ces lagunes amenées à se combler au fur et à mesure que le delta prenait sur le trait de côte, va redonner vie à « L’ESPÉRANCE », de notre patrimoine maritime.    

(1)  Propriété conjointe de Port-Vendres et Argelès-sur-Mer, le Miguel Caldentey devrait représenter ces villes en été et refaire du cabotage en demi-saisons dans le cadre d’un renouveau du transport à la voile. 

(2) Par contre, appréciant en cela Yourcenar, je ne suis pas Bossuet et Hugo dans ce qu’ils ont dit de péremptoire à propos du passé. 

(3)  Le chantier a déjà restauré une péniche qui transportait du vin, « Les Deux Frères », qui gagnait toutes ses régates sur l’Étang de Bages.

lundi 1 mai 2023

Les BATEAUX-BŒUFS.

Tels les bœufs sur terre, eux, c’est la mer qu’ils labourent. C’est la raison pour laquelle, suite aux plaintes des petits métiers qui se voyaient privés de subsistance, ces bateaux couplés, puissants, raflant tout jusqu'au pied des bordigues (1), ont été interdits, d’abord en Catalogne, autour du delta de l’Èbre. Vers 1720, menacés de la peine de mort, les Catalans concernés ont emporté avec eux leur méthode efficace en France, en remontant du Roussillon au Languedoc. Tellement efficace qu’elle a vite été adoptée. Le premier gangui (filet) acheté a vite été copié. 

Robert Mols, port de Sète 1891 (détail)domaine public musée Paul Valéry. Le mousse en train de monter sur l'antenne donne l'échelle du bateau-bœuf. 


Incontestablement destructrice, cette pêche a été interdite par l’amirauté au milieu du siècle. Suite aux décrets jamais appliqués, lorsque, en 1769,  les autorités de Narbonne décidèrent de supprimer les bateaux par la loi, les populations concernées, tellement habituées au laxisme, à un certain laisser faire (non sans raisons, cette fois), ont laissé courir. Sauf, (est-ce là une caractéristique bien française ?), qu’un an après, de la mollesse on est passé à la plus grande brutalité. L’ordre était de brûler les bateaux ! 

Gruissan, étang de l'Ayrolle, les bateaux-bœufs étaient alors à l'ancre au grau de la Vieille-Nouvelle (à gauche, au fond sur la photo). Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International Auteur Christian Ferrer


Un crève-cœur pour les marins de Gruissan ! Ils ont bien essayé de ruser, d’abord en ancrant un peu loin, hors de portée, puis en arguant que les matelots, pas payés, n’étaient pas venus. Les mâts, antennes, agrès et filets furent mis à terre sous séquestre. Ne s’en laissant pas plus conter, l’amirauté a réquisitionné les charpentiers de Bages (ce qui, entre jalousies, concurrences, tensions mettant aux prises petits métiers et patrons-pêcheurs, n’a pas arrangé l’entente) et pas question de couler les coques vides en eau peu profonde pour les renflouer dès que les choses se seraient calmées. À la fin du mois d’octobre 1770, 26 bateaux ont été détruits et coulés, 43 à Agde. 

Gruissan Chapelle_ex-voto pour avoir survécu à une tempête. Notre-Dame-des-Auzils avril 2022 Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International Author Tylwyth Eldar (2)

La mutation est à l’origine de l’engagement des marins gruissanais pour le long cours depuis Marseille. Le cimetière marin des Auzils en témoigne. Ces souvenirs traumatisants se transmettent de génération en génération jusqu’à aujourd’hui. (source : archives départementales de l’Aude). Des bateaux ont été détruits aussi à Marseillan mais pas à Cette où cette technique de pêche n’a existé que plus tard. En 1906, plus de soixante-dix bateaux-bœufs y étaient immatriculés.

Cette pêche devant toujours être interdite, s’est pourtant toujours maintenue. Les destructions des bateaux-bœufs ont-elles été effectives partout ? Les chalutiers qui ont pris la suite n'ont-ils pas continué à dévaster les fonds ? 

Nous devons à Bernard Vigne, lui-même maître à bord d’un vieux voilier d’avoir commis un brillant et complet article sur le bateau-bœuf dans une revue dont on n’a plus à vanter la grande qualité « Le chasse-marée » n° 89. 30 minutes de lecture, tout y est de Sète, de ses Italiens à la construction, au plan du bateau ; la coque, le pont, le gréement, les voiles, l’aménagement, l’équipage, les manœuvres, la pêche, son partage, l’entretien. Et des photos aussi rares que parlantes. 

(1) pêcherie espace dotée de barrières de carabènes (roseau dit " canne de Provence ") et sénils pour amener le poisson au centre d'un piège d'où il ne saura et ne pourra pas repartir.