dimanche 1 mai 2022

LESPIGNAN village languedocien (4)

Qu'est-ce qu'il peut bien y avoir à dire ? Au début, souvent le syndrome de la page blanche. Et à parler du village à côté, l'attitude de voisins de palier qui se disent bonjour mais s'en voudraient de s'immiscer... Quelques échanges, seulement, parfois un début de camaraderie, je pense aux frères de Clotinières, à la mer, l'été... au mari de Monique pourtant pour pas grand chose, pour avoir surfé ensemble dans le même kayak, un après-midi de grosses vagues et de soleil pâteux aux Cabanes-de-Fleury : des sensations uniques, partagées puis chacun est rentré chez soi. Rien depuis. Même pas un prénom. Une moitié de siècle est passée... 

"... Mes camarades, à l'autre bout du monde, 
C'est bien justice, m'ont oublié. 
Je leur adresse une colombe
Buvons mes frères, à leur santé..."  
Joe Dassin "Mon village du bout du monde". 

D'un coup, une douce mais profonde nostalgie... "Mon cœur a tant de peine..." Mais peut-on en partager davantage avec Verlaine ? contrairement à lui, à ce qu'il prétend, du moins, chaque être sait trop bien pourquoi et pour qui. 
Allons, repartons sur les chemins de Lespignan puisque, fête que je me souhaite, surprise que je me fais, la suite, depuis Nissan puis vers Béziers et encore vers les moulins à l'Est, attendait discrète sur un fichier... La page blanche sera pour la prochaine fois. 

Lespignan 2015 wikimedia commons Auteur JYB Devot

Venant de Nissan, encore à vélo, un garçon, visage et cheveux au vent, dans l'agréable descente vers Lespignan. Un jour de vendanges à part, de congé, parce qu'une forte pluie empêche de rentrer dans les vignes ; la cueillette est remise au lendemain quand le manjo fango, littéralement le mangeur de fange, le Cers de chez nous, le petit frère du Mistral, aura fait son travail. On a de ces idées à treize ou quatorze ans, pour un jour de repos. Tout comme, en prime, celle de couper à droite vers la coopérative, la route de Fleury. Des potagers à l'époque, des jardins bien clos, bien entretenus ; il doit y avoir de l'eau et ce jour-là de la gadoue sur le chemin à l'estime, malgré le soleil revenu. La carte indique "Les Passerières"... Elle permet aussi de comprendre que je me suis risqué à l'époque là où il ne fallait pas, l'endroit, encore aujourd'hui, est sujet aux débordements des ruisseaux, comme le Rieux, qui descendent des garrigues. Le secteur s'est bien construit, depuis. 

Au nord du village, depuis le Puech Majou, entaillé pour le passage, la route descend dans une plaine avant de remonter vers les collines de Béziers. Inutile, comme aujourd'hui et surtout dans l'autre sens, d'appuyer sur le champignon : les Bleus peuvent vous attendre, bien cachés dans le creux. A l'époque l'élan est coupé par les Esses : de quoi admirer l'écart (toujours habité) et la jolie pinède à mi-pente. En haut, sur la gauche, surréaliste, une usine qui fume parfois : la distillerie de Bagnols. Elle produisait de l'huile de pépins de raisins, une filiale d'un groupe marseillais, je m'étais laissé dire... 

Le Web nous apprend qu'il s'agit aujourd'hui du groupe UDM (Union des Distilleries de la Méditerranée), que son unité principale, à Olonzac, regroupe les marcs issus du pressurage pour en tirer des tanins, des colorants, du tartre, des eaux de vie, de l'huile de pépins (1), du carburant biéthanol ED 95 et encore du compost en résidu ultime. 

Les alentours du village, même coupés en deux par l'autoroute, sont loin d'être sans intérêt. A l'Est, dominant la localité, le Puech des Moulins avec celui de Mauriçou, en hommage à son donateur, bien restauré par les "Amis de Lespignan", et qui devrait tourner ses ailes un jour. En bas du dit moulin, pendant des années se trouvaient les escoubilles, là où avec les déchets ménagers, les gens jetaient les embarras des greniers, des caves et remises. Avec le progrès, plus de poubelles et pas plus de vieilleries aujourd'hui monnayables dans les brocantes et vide-greniers.  

Un dernier mot pour la petite route oubliée, peut-être seulement un chemin vicinal à l'origine, bien trop fréquentée à présent, qui va vers les domaines de Saint-Aubin et débouche sur l'ancienne nationale de Béziers... A la sortie de Lespignan, des gitans occupaient un terrain... Que sont-ils devenus ?     

(1) les propriétaires qui apportaient les rafles à la distillerie de Fleury, obtenaient, au prorata des quantités livrées, des bouteilles ambrées de Fine du Languedoc. La distillerie de Salles vendait de l'huile de pépins de raisins.    

PS : la bibliothèque de photos autorisées n'est pas garnie... Appel aux prêteurs potentiels avec l'assurance que leur propriété intellectuelle sera toujours affichée... 


mardi 26 avril 2022

Un "RUSSE" à Pérignan (10) / Ukraine et Algérie

Comment une chronique sur un légionnaire vers 1920 peut rappeler des réalités intemporelles, ici à propos des guerres qui ne voulaient pas et ne veulent pas dire leur nom, celle d'Ukraine, trop actuelle et celle d'Algérie, cessée en 1962 mais sans paix encore possible.  

Que devient le légionnaire Porfiri Pantazi, parti d'Oran... ou du port au nom devenu pathétique et emblématique d'atermoiements  menant au désastre de Mers-el-Kébir, un de plus dans l'Histoire faisant que, à commencer par les pays qui se disent amis et alliés, quand une prétendue arrogance française est évoquée, ce ne peut être que sarcasme de leur part... Et en retour, s'il existe "la perfide Albion" en tant qu'expression datée et élitiste, nous n'avons pas la moindre saillie pour fustiger nos amis germains ou yankees... Jouant au fier-à bras grande gueule, notre pays se complait à la jouer petit-bras envers les pays du Sud et latins de sa parentèle... l'hôpital se moquant de la charité, c'est plus facile de moquer un Italien ou un Espagnol, c'est un occitan sous le joug jacobin qui vous le dit... 
Entre corrélations et prolongements par rapport à la trajectoire d'un Russe de Moldavie qui a finalement atterri dans notre village de Fleury, je m'égare d'autant plus qu'à l'idée de son paquebot laissant la baie d'Oran dans son sillage, je voulais seulement en rajouter dans le malaise particulier qui perdure entre l'Algérie et la France. 

Le légionnaire Pantazi part d'Oran pour l'Extrême-Orient. 

Oran c'est l'Algérie impactée à l'époque par les "évènements d'Algérie", une guerre pourtant, que le gouvernement ne veut pas nommer. Nous en connaissons un autre, qui, lui, interdit le mot "guerre" pour "l'opération militaire spéciale" qu'il mène contre l'Ukraine. 

Stèle_Fin_Guerre_Algérie_Baneins_2 wikimedia commons Auteur Chabe01


Oran ce sont les attentats du FLN, de l'OAS, des atrocités, des morts même après la signature des Accords d'Evian. A graver dans le marbre des grandeurs de la France... A mettre en perspective avec des rapports toujours difficiles mais de promiscuité... Rancœurs, défiance entre des divorcés loin d'avoir soldé les comptes...  

Oran néanmoins surnommée "la Radieuse", "la Joyeuse" même, comme pour marquer d'un sceau de normalité l'horreur ordinaire : c'est ainsi que les hommes vivent. 

Oran, c'est presque Mostaganem où, en 1974, inconscient, complètement ignorant des séquelles et du contentieux (tous les Français étaient dans cette situation), un jeune instituteur que je connais trop bien, voulait entraîner dans l' aventure de la coopération, la femme et les deux gosses, pour échapper aux brumes du Lyonnais et aux fins de mois difficiles dans son HLM... 

Oran, c'est presque Alger, veille de l'indépendante (1962), dans la chanson de Serge Lama 
"... L'Algérie
Écrasée par l'azur
C'était une aventure
Dont je ne voulais pas..." 

Oran et l'Algérie, ce sont deux millions de soldats français appelés (on dit aussi que Poutine est obligé d'envoyer des conscrits en Ukraine). A Fleury, malgré le cessez-le-feu des Accords d'Evian, (le cessez-le feu, pas la paix... un état qui semble perdurer depuis on dirait) dans la chaleur et un ciel d'airain de juillet 1962, on enterrait le pauvre Francis Andrieu, mort pour la France, tandis que, pour un destin plus souriant, dont un mariage avec sa sœur, Vilmain nous ramenait Maurice... 

Oran, c'est l'Algérie, et, de 1954 à 1962, la torture, les disparitions avec comme suite la traite des prisonniers dans des bagnes, des mines, des bordels, 300 000 morts, 8000 villages brûlés, plus de 2 millions de musulmans déportés... finalement Poutine est dans une continuité, une norme et le langage diplomatique, même si Biden s'en exempte, même s'il permet d'e ne pas bloquer les situations, arrange bien pour dulcifier l'inqualifiable. 

D'Oran, d'Algérie, ce sont les Harkis livrés par la France à leurs bourreaux, ce sont les Pieds-Noirs, aussi mal perçus et accueillis que le furent les Républicains espagnols... cela doit faire partie des "grandeurs" de la patrie des Droits de l'Homme... 

Alors, pour équilibrer ce triste constat, presque un réquisitoire, revenons au parcours de notre "Russe", accompagné par les penchants de mon père, rédacteur de cette chronique, pour les langues (ici le roumain, le russe et le français) qui font les différences, peuvent s'affronter, séparer mais rapprocher aussi. 

Un "Russe" à Pérignan, épisode 10. Le Canal de Suez.  

"... Et puis, le roumain, c’est la langue qu’ils parlaient à la maison. Il avait remarqué quelques ressemblances avec le français. C’est curieux, les langues, tout de même : la France est si loin de la Bessarabie, et pourtant « homme » se dit « om », comme en français, mais plus facile encore. Le Russe dit « tchelavièk » : rien de commun. Paquebot, tiens : pacbot ou vapor, comme en français. En russe, tu as parokhod ou teplokhod. Pourquoi ne pas tous parler la même langue ? ça ne fait rien, il aurait bien voulu être là, au fond de la classe, comme dans le conte d’Alphonse Daudet, à écouter ce dernier cours de russe.

C’est une jolie langue, quand même. Oui, vraiment, il était partagé : le langage de sa jeunesse scolaire, celui qui en avait fait un petit homme sachant lire et écrire ; et celui de la maison, du travail, de la vigne, la langue des pauvres. Bah ! il en avait connu, des pauvres, parmi les autres Russes. Tiens, la famille d’Anton Tchékhov, à Taganrog, sur la mer Noire. Ils étaient épiciers, et commerçants, bien sûr, comme le vieil Aaron de Kalarach, chez qui il allait deux fois par semaine acheter le pétrole, le savon, les bougies et quelques épices. Mais Aaron, lui, s’en sortait bien, il avait même refait sa devanture et repeint toute sa boutique. Il en fallait des sous pour ça. Le père de Tchékhov n’avait pas eu cette chance. Il avait fait faillite et était parti pour Moscou afin d’échapper à la prison pour dettes. Et toute la famille vivait dans une misère… Tellement que c’était pour faire vivre les siens qu’il avait fait rire ses premiers lecteurs, en écrivant dans des revues humoristiques. Porphyre avait lu la vie de Tchékhov quelque part : en français, en russe ? Il ne savait plus. Mais cela, il l’avait retenu. Il n’y avait pas que des comtes Tolstoï dans la littérature russe. Et même Tolstoï, hein, il avait bien écrit pour les enfants et pour les pauvres… 

A_Ship_in_the_Suez_Canal.tif wikimedia commons Author Zdravko Pečar

Nous voici dans le canal de Suez. On distingue bien les deux rives, ce n’est pas tellement large. Suez, c’est donc cette ville ? – Mais non, voyons, c’est Port-Saïd. Elle a l’air d’une grande ville, quand même, aussi grande que Kichinev peut-être. Le bateau s’est arrêté. Les soldats peuvent monter aujourd’hui sur les ponts du « Pasteur », tandis que le ravitaillement en charbon se poursuit. On doit aussi remplir les chambres à vivres. Il en faut, pour une armée.

Tiens, des Egyptiens avec des bourricots, tout comme les Arabes à Sidi-Bel-Abbès. Des « tânes », comme il disait au début. Et les copains qui lui répétaient : « Le français, tu l’écris comme ça se prononce. » Non, mais… ils ne se rendaient pas compte : un petit « tâne », mais un « nâne », des « zânes ». Tu étais un gros « nâne », Porphyre, de ne pas savoir tout cela. Maintenant, ça y est : il sait à peu près dominer le mystère des liaisons. Quand il apprenait à compter en français, il avait déjà remarqué quelque chose que les livres ne t’expliquent pas : « un » devenait « une », bon, comme dans toutes les langues. Pour « deux », c’était plus simple, pas de féminin spécial, mais il fallait penser au « Z » devant certains mots : deux-Z-élèves. Pour « trois », même chose. Mais s’il le mettait après « quatre », on le reprenait. Et « six », et « dix » qui se prononcent /sis/, /dis/ quand ils sont seuls, /si/, /di/ devant consonne, /siz/, /diz/ devant voyelle. C’était du sport de compter en français !.." 

François Dedieu, Un "Russe" à Pérignan / Caboujolette, Pages de vie à Fleury II, 2008.