dimanche 27 mars 2022

Porphyre Pantazi, le "RUSSE" de Pérignan (5).

 Cet épisode doit se situer entre 1909 et 1911, peut-être 1912. Depuis longtemps, Porphyre Pantazi veut laisser derrière lui une vie de paysan qui ne lui ouvre pas un avenir enthousiaste. A l'amour de la terre, il préfère les lumières de la ville. 

"... Comment papa réagira-t-il ? Ne serait-ce pas sa mort, à lui aussi ? Et les petites toutes seules, si jeunes dans la pauvre maison !..

Partir.

 Longtemps il avait hésité, remis sa décision irrévocable à plus tard. Et, un jour, une lumière se fait, qui unit l’irréconciliable. PARTIR, oui, mais partir … pour se réfugier dans un couvent ! Quand papa l’apprendra, il fulminera contre son rien-qui-vaille de fils, il pensera aller à la police ; il le fera rechercher, fouetter peut-être. Et voilà : il est chez des religieux. Alors, sa colère tombera. La réconciliation viendra ensuite. Le nœud gordien est tranché. Reste à faire le pas décisif.

 Quand il va sur ses dix-huit ans, Porphyre le franchit. A Kalarach, il s’est renseigné sur les bons frères qui ont un couvent à Kichinev. D’ailleurs, il en existe en quantité. Si les premiers refusent, on verra chez d’autres. Pensez : une ville de plus de cent vingt mille habitants, cent cinquante mille peut-être. Maman en parlait souvent, de Kichinev. Elle disait d’ailleurs ChiSinau – elle était Roumaine, tiens ! 

Chisinau marchand d'ail vers 1900. Wikimedia commons Auteur inconnu. 

C’est dit : il part un beau matin – tous les matins sont beaux quand on veut partir –, passe par StraSeny et arrive le lendemain dans la capitale de la Bessarabie. Les renseignements sont bons. Porphyre s’adresse au meilleur couvent (il se dit que c’est le meilleur). Victoire ! On le gardera. Il travaillera les vignes de la communauté et sera nourri en échange. Vite une carte à papa Pantazi pour le rassurer sur le sort de son énergumène de fils. 

Chisinau marchand de bière artisanale vers 1900. Wikimedia commons. Auteur inconnu. 

Quelque temps plus tard, l’adolescent aura une place en ville, chez un libraire. Il sera toujours hébergé au couvent, moyennant un écot raisonnable. Et le rêve commence à se réaliser : il a déjà acheté une belle chemise, des chaussures, un mois plus tard un veston, puis un pantalon. Quelle joie de toucher ce tissu qui embaume ! Enfin bien habillé ! Ce n’est pas du luxe, tout de même ; et il gagne son argent, non ? Alors ? Si maman le voyait, comme elle serait fière de son fils ! Elle le comprendrait mieux que son père. Et pourtant, papa a bien fini par pardonner. 

1915 élément d'une affiche de propagande russe. Wikimedia commons. Author unknown. 

Mais un bon citoyen doit faire son service militaire. La carte lui arrive un jour, après un détour par Touzora. Et le voici embrigadé dans l’armée russe, celle du tsar de toutes les Russies. L’apprentissage lui est pénible, mais il a appris au couvent à se plier à la discipline. Il apprend maintenant à se taire, même s’il a raison. Vertu du silence, vertu surtout de la bonne conduite : on remarque ce soldat de Bessarabie toujours propre dans son pauvre uniforme, à la tenue impeccable, à la conduite exemplaire. Jamais un rapport quelconque sur lui. A peine touche-t-il à la vodka, même si les copains en boivent beaucoup. Certains ont de l’argent, ils achètent la célèbre eau-de-vie de grain. Tous les prétextes leur sont bons pour rentrer ivres. Un jour il a bien failli l’être. Il s’est arrêté à temps, a pris avec sa fourchette un morceau supplémentaire de viande en conserve pour calmer le feu de l’alcool. Jamais il n’avait vu boire ainsi. On se met à trois ou quatre devant une ou deux boîtes de conserve de viande, un verre ordinaire pour la vodka (la dose « normale » est de cent grammes !) et une chope, si possible, pour l’eau ordinaire. « Kouchat’ ! » (manger !) puis le soldat ingurgite sa vodka… et éteint le feu avec de l’eau, et en mangeant à nouveau. Alors, bien sûr, à ce régime, il faut souvent ramener un copain qui demande encore désespérément à boire, avec cette insistance qu’y mettent les ivrognes..." 

Apples_for_Sale,_Chișinău wikimedia commons Author Tony Bowden de Tallinn Estonie

Prolongements : 

Ce fut presque instinctif de repenser à la vie de Porphyre Pantazi à cause de la guerre en Ukraine. A nous de réfléchir aux parallèles possibles, le premier étant que cette guerre nous replonge plus de quatre-vingt-ans en arrière et qu'en cela Poutine nous rappelle Hitler... Un coup dur pour l'Europe ! 

En mer Noire : 

* une mine de 30 kilos a été retrouvée dans le Bosphore, elle a mis 20 jours pour traverser... A quand celles de 120 kilos ? (info Habertürk du 26 mars 2022 passée sur fb [teşekkür, merci BMG). 

* le Royaume-Uni s'inquiète de la présence de sous-marins russes avec charges nucléaires dans l'Atlantique Nord... Nous a-t-on fait savoir que le 21 juin 2021, le destroyer HMS Defender était à Odessa pour finaliser le projet de base navale et la vente de navires lance-missiles ? Non bien qu'il n'y ait rien à redire sinon moralement... Par contre, la Royal Navy n'a-elle-pas ordonné au HMS Defender, cap sur la Géorgie, de pénétrer les eaux territoriales russes, ce que fit le destroyer ? 

Mer_Noire_partage (2015) wikimedia commons Auteur Claude Zygiel (travail personnel).

* Sans le trompeter sur les toits, la municipalité de Fleury a pris sa part de solidarité dans le drame ukrainien : 

"... C'est à la fois bouleversés et heureux, que nous revenons en France demain, avec la possibilité d'offrir une parenthèse de paix a une cinquantaine de femmes et d’enfants qui ont choisi de rentrer avec nous.../... Les dons alimentaires ont été déposés en grande quantité à Lublin et sont déjà partis pour l’Ukraine..." André-Luc Montagnier, maire.

vendredi 25 mars 2022

Un "RUSSE" à Pérignan (4)

Charcuterie_en_train_de_sécher wikimedia commons Author Shutter_Lover

"... Même pour manger, il suffit de lever la tête pour voir ces barres de saucisse et de charcuterie sèche. Jambon, boudin, rien ne manque. Si, justement, tout manque, souvent. Le père Pantazi ne badine pas avec les jours de jeûne et d’abstinence. Et lorsque, du mercredi des Cendres au Jour de Pâques, ce sera le Carême si redouté, la période où il est interdit de manger de la viande, de ces salaisons qui se balancent doucement au-dessus de leurs têtes, il ne fera pas cadeau d’une demi-journée : ces QUARANTE jours annuels marqueront Porphyre, autant que le marquera le manque d’habits décents. Cela devient une hantise. La classe n’est plus qu’un lointain souvenir, qui s’auréole à présent du sentiment de regret des choses qui ne sont plus.

Heureusement, maman Pantazi est là, et le garçon puise dans les souvenirs qu’elle raconte à la veillée la force d’espérer. Son père à elle était maquignon, donc bien habillé. Il faut être bien vêtu pour faire des affaires, non ? Et il en faisait. Il accompagnait ses bêtes à pied à travers la forêt. Ses marchés une fois conclus, il revenait par le même chemin. A l’aller, c’était pour avoir de beaux spécimens à la vente ; au retour, pour couper court et épargner les jambes. Il avait alors deux fois plus de force en sentant sous sa belle blouse de paysan bessarabien la bosse sympathique du portefeuille bien garni.

Ah ! oui, bien sûr, ce portefeuille fut la cause de sa fin tragique. Argent, sentier forestier, tout était facilité pour les bandits qui l’avaient traqué et qui le tuèrent froidement.

Cela aussi, il le savait, Porphyre. Qu’importe ! Il fallait essayer d’évoluer, de se moderniser. Et il reprenait courage. Avec sa mère, ils parviendraient tous deux à convaincre le patriarche qui, n’ayant pas lu Tourguéniev, était persuadé que les paysans, parias de la terre, sont faits pour travailler, souffrir et croire en Dieu pour supporter leurs souffrances. Croire en Dieu, oui, il voulait bien, pourvu que s’assouplissent les règles du carême…

 En mil neuf cent six, le malheur devait frapper la famille. Porphyre n’avait plus de maman. Un mal sournois l’avait emporté en quelques semaines. Tout se dérobait sous les pieds du garçon de quinze ans. Dans l’affaire de trois ou quatre mois, son père avait terriblement vieilli. Seul avait redoublé en lui le fanatisme religieux. Il le voyait bien, Porphyre, quand il allait, une fois tous les deux jours, chercher le pétrole et les maigres achats à Kalarach. Pas un kopeck de plus pour l’épicier. Et il suffisait de proposer de passer à l’église pour obtenir sans sourciller le prix de plusieurs cierges à faire brûler dans la sombre chapelle, devant les saintes icônes. Il ne manquait pas d’y passer, moins pour obéir au père que pour retrouver, l’espace de quelques instants, dans la fraîcheur de la voûte, le souvenir de maman. 

Perpetual_help_original_icon XVe s. wikimedia commons Unknown author

Est-ce là que l’idée lui était venue ? Porphyre, à quinze ans, devenait presque le chef de famille. Quelle responsabilité ! Ses sœurs encore insouciantes, son père vieilli avant l’âge mais toujours aussi travailleur, toujours hélas ! aussi ennemi de tout progrès dans l’exploitation. De toute manière, la résolution du garçon était prise : il s’enfuirait un jour prochain du logis paternel. Tantôt l’idée lui semblait normale ; tantôt pourtant l’audace de cet acte lui faisait peur, ses conséquences lui paraissaient néfastes..." 

François Dedieu. 

Prolongements : 

Chisinau, la capitale actuelle, un simple bourg sur la rive sud du Bîc, a été modernisée par les Russes au XIXe siècle : le train pour Odessa permettait d'exporter les produits agricoles. Parallèlement à la déportation de nombreux locaux ailleurs dans l'empire, l'occupant russe a encouragé l'installation de colons. Ainsi la réussite des artisans, commerçants, banquiers, Juifs ou Arméniens tranche avec la survie des paysans. La différence de traitement par l'administration provoque, en 1903, une émeute qui sera réprimée dans le sang par les Cosaques du Danube. Tout comme à Odessa et en maints endroits d'Ukraine, ces mêmes Cosaques massacrent et pillent autant les attaquants que les victimes.

Les 6 et 7 avril 1903, lors de la Pâque orthodoxe et de la Pâque juive, eurent lieu les violents pogroms de Kichinev, provoqués par des calomnies dont l'accusation contre les Juifs de meurtres rituels (environs de Dubasari) et par des appels antisémites parus dans le journal Bessarabetz (« Le bessarabien » en russe), dont le rédacteur était Pavel Krouchevan. 49 personnes furent tuées et 586 blessées, environ 1 500 maisons et magasins pillés et détruits (source wikipedia / Moldavie Histoire). 

Est-ce à propos de ce pogrom que le site Hérodote note : "premier grand pogrom du XXe siècle, à Kichinev, dans la province russe de Moldavie : une soixantaine de juifs ont été assassinés sans motif par la foule. " 

Porphyre n'a alors que 12 ans. Ses souvenirs semblent indiquer que ces violences ne l'ont pas plus marqué que le reste de sa famille au village.  

Ces jours-ci, avec les reportages sur l'Ukraine, ils montrent les colonnes de femmes et de gosses qui passent en Moldavie, deuxième pays après la Pologne pour le nombre de réfugiés. A Palanca, la frontière n'est qu'à une soixantaine de kilomètres d'Odessa où on s'attend à une attaque russe. Le pays craint d'autant plus Poutine que le territoire se retrouve amputé de 20 % suite à la sécession violente des Russes de Transnistrie aidés par une 14e armée russe toujours sur place. Suite à de brefs mais violents affrontements, les Moldaves durent alors abandonner leurs biens pour se réfugier sur la rive sud du Dniestr. 

Cet hôtelier qui, dans son village, a racheté bon nombre de maisons (la Moldavie est une terre d'émigration), accueille des réfugiés ukrainiens. Sa cave contient de belles réserves de bocaux stérilisés... la terre est favorable aux productions agricoles. En parlant des Russes, au bout du pont où plus personne ne se croise, il dit : 

" On était des frères, on est devenus des ennemis." 



Que ce serait beau si ce vieux monsieur de 88 ans, toujours alerte, qui a subi la guerre contre Hitler, buvait son verre de vin à la paix revenue !   

Les photos 3 et 4 sont des captures d'écran de la chaîne Arte. 

PS : pas même un plan de paix hier alors qu'ils étaient 30 pour l'Otan, 7 au G7 et je ne sais combien au machin sur l'Europe.