François TOLZA, « ADORACIÓN » :
« .../... Depuis huit jours la « colle » (1) du Bagne allait et venait dans les vignes de la Plane. Chaque fois
qu'arrivée au bout d'une rangée elle se rabattait pour prendre une
rangée nouvelle, cela faisait un mouvement d'éventail qui se ferme et
puis s'ouvre. Quarante coupeuses se penchaient vers la terre, brassaient
les ceps de leurs bras habillés de sac. Derrière elles, les vignes
étaient pareilles à un velours froissé. Les hotteurs venaient par
derrière, le corps droit, les doigts appuyés aux bretelles de leur
hotte. Ils se penchaient tantôt à gauche, tantôt à droite, recevaient
les seaux en arquant les jambes pour se parer du poids, puis, la hotte
pleine, sautaient deux ou trois coups, jambes pliées, afin de répartir
et de consolider sur leur dos blessé, leur charge. Après quoi ils s'en
retournaient, courbés et lents, pareils à des scarabées, une feuille de
vigne aux dents pour oublier la douleur de leur dos, jusqu'au chemin
vicinal où s'alignaient les comportes. Faustin leur désignait la
comporte où ils devaient vider leur charge.../...
.../... C'était un homme fort. Il
n'avait pas son pareil pour les coups de main. Il était capable de
hisser jusqu'au talon de la charrette une comporte pleine, une main à
chaque cornelière. Cela lui arrivait quelquefois lorsqu'il fallait faire
vite, que la pluie tombait et que l'on craignait pour le degré ...
A le voir hisser une comporte, on ne devinait
pas le moment de la plus forte tension. Une fois la chose dans ses
mains, on la voyait quitter le sol et lentement monter comme soulevée
par une machine. Ce n'était pas à cause de sa force qu'on l'avait mis à
faire des comportes. Il avait un coup d'œil étonnant pour répartir les
chargements. Au charretier qui revenait de la cave, de loin, il criait :
- Alors ? un peu plus que la dernière... dans les 1250 ...
Le charretier ne répondait pas, tendait
le ticket rouge de la coopérative. Faustin y jetait les yeux,
souriait. La différence n'allait pas au delà de 20 kilos .../... Depuis vingt ans la Cagotte était « moussègne» (2) et elle connaissait son métier. Elle amenait tout son monde dans son sillage sans qu'il y eût jamais un grincement. A la pointe de la file, elle allait de son train régulier de femme besogneuse devant une « colle » qui avait souvent le nez en l'air. Mais, lorsque la distance se faisait par trop grande, tout bavardage cessait. Les hotteurs ne faisaient plus de plaisanteries. Les mères aidaient les jeunes qui s'empêtraient dans les feuilles. On n'entendait plus qu'un froissement de plantes, le bruit sec des sécateurs et le glissement des seaux sur les cailloux plats de la vigne.../...
Vendanges Repas_de_vendanges_dans_l'Hérault vers 1900 wikimedia commons Carte postale ancienne |
.../... ~ Voilà que tu ne sais plus voir l'heure mon pauvre Faustin. C'est-y que tu aurais trop de travail à "quicher" les comportes ? ou bien que le vin du Bagne serait trop clair ?
Elles lui mirent la montre bombée sous
les yeux. Elles lui tirèrent les cheveux et les oreilles. Lui riait de
bon cœur comme un enfant. Déjà les vieilles promenaient leurs hardes et
leurs paniers, à la recherche de l'ombre. Aux comportes, les filles
lavaient leurs mains avec des grappillons verts et durs dont le jus
acide piquait les yeux. Derrière le hangar de roseaux, sous un arbre que
le vent devait peigner durement l'hiver, toutes les branches en fuite
vers la mer, la « colle» se rangea en rond. Ils mangeaient en silence,
les jambes bien allongées sur le sol, le regard délivré. Faustin coupa
une tomate, mit les deux lobes sur une large tranche de pain, arrosa le
tout d'huile et de vinaigre, sala, poivra.../...
.../... Ils étaient tous, hommes et
femmes, des quatre coins de Sainte-Marie. Les premiers jours ils
s'étaient sentis un peu étrangers les uns vis-à-vis des autres. Ils
avaient mesuré leurs paroles, vérifié les images qu'ils se faisaient de
chacun. Puis, très vite, les préférences avaient maçonné des groupes.
On les retrouvait le long de la file des coupeuses, rassemblés aux
heures de repos. Seules, deux ou trois vieilles vivaient à l'écart,
traînantes au bout de la file, sommeillantes et écrasées aux repas. Pour
les autres, dont la sieste n'était pas un besoin,c'était deux heures de
conversation et de délassement.../...
.../... Maintenant ils chargeaient. Debout sur le talon de la charrette, Idrou, le charretier, donnait la corde. Faustin l'enroulait deux fois autour de la cornelière, puis, les deux mains au cul de la comporte, il poussait un ah! qui la jetait, avec fracas, sur le plancher du véhicule. Idrou la faisait louvoyer d 'une ridelle à l'autre sur le plancher gluant de grappes écrasées, l'amenait sur le devant, la calait contre les supports de fer entre lesquels couraient les chaînes. La dernière comporte monta lentement. Faustin la soutenait dans ses mains en corbeille ; puis elle s'encastra, jetée d'un bloc, sur le côté de la charrette. Idrou, d'une chaîne, ceintura la jumelée. Il n'avait pas fini de vérifier tous les crochets, que la jeunesse prenait la charrette d'assaut, logeait ses paniers, installait des brassées de feuilles sur les comportes pleines. Le charretier allait et venait des brancards au talon, passait la main sous la ventrière du limonier. Déjà loin, le vieux cheval des Bagnes amenait d'un pas fatigué, dans la jardinière cahotante, les vieilles et les mères. Un coup de fouet, l'effort brutal et silencieux des muscles attentifs, le claquement des traits sur les brancards, la morsure des roues sur la terre et l'attelage s'arrachait de la vigne. A l'ouest, le soleil était encore haut. Il pouvait être cinq heures. Des quatre coins des Planes, les « colles » affluaient vers les chemins, pressées de gagner, avant le crépuscule, la route nationale, plus sûre, où l'on était certain de trouver du secours en cas de besoin. La journée finie, les femmes enlevaient les foulards de tête, passaient leurs doigts dans leurs cheveux collés, enfouissaient au fond des paniers les tabliers sales et les espadrilles trouées. Lentes de tous leurs dos meurtris, de leurs jambes raides, elles s'en venaient vers le village. Il faisait un vrai temps de vendanges. Quoique les matins fissent prévoir des après-midi chaudes, il y avait quelque chose dans l'air qui démentait les orages et la canicule. Dès dix heures, la campagne se dorait. Le ciel prenait un bleu fatigué de début d'automne. A peine si les midis brûlaient aux flancs des pierres et faisaient l'air plus lourd autour des souches. On ne mangeait pas au fort des ombres, mais dans cette zone tiède à la lisière de l'ombre et du soleil. Au ciel, pas un nuage, mais cette immobilité limpide, purifiée, de tout de qui n'est pas durable. Les soirs se teintaient d'orange, éclaboussant les vignes de verts ternis où les cépages blancs tournaient au jaune pâle.../..."
(1) La « colle » désigne l’ensemble du personnel préposé à la récolte d’une propriété.
(2) Pour «moussègne», l’auteur indique « chef de colle ».
(2) Pour «moussègne», l’auteur indique « chef de colle ».
Prolongements et commentaires :
* Le porteur doit être jeune pour sauter afin de tasser la charge dans la
hotte, chose que, pour ménager les genoux, le patron de Pablo, dans le
Jura, aurait déconseillée à l'Espagnol.
* Les femmes couvrent leurs bras de sacs, il doit y avoir le mouillé du matin.
* Les comportes vides attendent sur le chemin.
* Avec François Tolza, la poignée, l'anse, l'oreille de la comporte s'appelle "cornelière".
*
La procédure pose problème puisque les porteurs vident dans les
comportes à terre, comportes "quichées" qui doivent par la suite être
chargées... Avec celui qui reste sur le chariot, il faut un hercule
comme Faustin pour hisser chaque fois des charges de plus de 80 kilos...
Et est-ce qu'il y a un hercule dans chaque colle de vendangeurs ? On
comprend que le talon est l'arrière de la charrette. De même l'emploi du
verbe louvoyer pour aligner le rang par deux des comportes est très
parlant... Peut-être que leur forme ovale facilite ce travail...
Photo
: la façon de rentrer la récolte varie dans le temps et suivant
l'endroit. A Avignon par exemple, on porte sur la tête et on vide le
raisin non pressé dans un tombereau.
* Le ticket de la coopérative indique le poids : le degré d'alcool semble ne pas compter dans le profit réalisé.
*
Fin de la journée. Les vieilles et les mères montent sur la jardinière,
une charrette légère, tandis que les autres coupeuses rentrent à pied.
* Il fait moins chaud dans la journée et le ciel doit être un ciel d'octobre.
ÉPILOGUE
: adieu la revue du Caire ! les liens sont restés avec l'ordinateur
précédent, les sites ont fait peau neuve, les URL ne donnent plus
rien... A l'heure où l'informatique laisse croire qu'on pourra aller
toujours plus loin, ce n'est rien d'autre qu'une régression et seule une
recherche physique serait susceptible d'apporter quelque chose !
Article d'origine :
https://dedieujeanfrancois.blogspot.com/2018/09/vendanges-davant-guerre-fleury-daude-en.html