Un voyage de gravier glisse de la benne d’un
camion. Petite appréhension avant le signal sonore de l’engin. C’est que depuis
plus de dix jours la Terre tremble autour de Mayotte ; elle n'arrête pas de tressaillir. On l’entend qui gronde au
loin, à une cinquantaine de kilomètres à l’Est, sous le Canal de Mozambique. Le
sol frémit, la dalle ondoie souvent sous les pieds, la maison tangue par moments,
souvent un léger aller-retour, un flux et reflux, souvent comme deux pas de paso, un en avant, un en arrière,
mais quelques secousses ont chahuté les meubles, approchant le 6 de l’échelle
de Richter. Les religieux pressent d’implorer le pardon… Deux fois nous avons
fui la maison pour la regarder depuis le jardin. Tant qu’on peut en rire… Un portrait
sous-verre s’est cassé. Les soliflores ont quitté le haut de la bibliothèque… La
fissure qui suit les joints d’un mur non-porteur était là presque de naissance.
Ce n’est rien.
Les spécialistes parlent d’essaims de séismes ou de séismes en
essaims, je ne sais plus. Les autorités ajoutent, bien sûr, qu’il ne faut pas s’inquiéter... Donc les fautes, le côté brouillon du communiqué c'est qu'ils s'en foutent et non qu'ils ont peur.
Sauf que c’est la première fois. « …L’essaim se donne et
s’abandonne… » chantait Bourvil mais sans plus de précision… Madagascar n'en finit pas de s'éloigner de l'Afrique. Une première
fois pourtant que la magnitude atteint 5,8 ou 5,9 ! Alors, quand les entrailles
tiraillent, que notre vieille Terre encore jeune nous prend au collet, on se demande si elle va relâcher l'emprise ou
si c’est l’empoignade, l’étreinte qui va triturer et nous briser, le big one
qui, comme le terrorisme, nous laissera, bons Français que nous sommes, aussi
bêtes qu’atterrés !
Carte sismotectonique des Comores et de Mayotte source CCGM et Unesco 2001 |
Alors on joue à celui qui en sait plus. On
ausculte les sites internet. A la télé, depuis Paris, le responsable
« local » du BRGM analyse. Mon garçon évoque la tectonique des
plaques. Le doigt en l’air, j’ajoute aussitôt « Alfred Wegener[1] », avec l’accent, ici
teuton, de ce qui reste de mes « humanités » (entre nous, sur le moment, plutôt
déshumanisantes), allemand première langue, latin-grec… J’ai aussitôt pensé au
professeur qui avait partagé avec nous cette thèse nouvelle, fort discutée et
pas encore admise de la dérive des continents. Coïncidence, alors que monsieur
Sinsollier me revenait en mémoire il y a peu, c’est un autre professeur
d’histoire qui se propose à mon souvenir, monsieur Rumeau.
La rigueur, la
raideur des principes, l’exigence de neutralité, le tabou de l’intime restaient
chiches en prénoms qui ne nous arrivaient que par ricochet. Savoir que Maurice ou Étienne désignaient aussi nos profs de français de 4ème et 3ème faisait presque de nous des paparazzi. Époque rude où même
entre jeunes, c’est à peine si les surnoms trahissaient un soupçon d’empathie… Pupu, La
Buse, Tabanas, Sinsolle, désignaient certains de nos maîtres ; pardon mais ma mémoire a trop effacé d’une enfance,
d’une adolescence subies, d’une longue péninsule plus qu’un cap à passer !
Et ce n’est qu’à présent, sur le tard, qu’il m’est donné d’approcher cette période sans le traumatisme d'alors. Maintenant que le verrou rebutant se débloque, il est possible, seulement,
de relever le positif qui finalement a permis de survivre…
Image "empruntée" à ebay... |
Pour monsieur Rumeau, on disait
« Chiquito ». Ah oui, il fumait des cigarillos ! Ceux-là mêmes
dans une boite en fer, ovale, si pratique, une fois vide, pour ranger les
crayons. Un cheval cabré, une tête au chapeau mexicain d’un joli rouge faisaient
passer le jaune et le marron des vilaines bandes de fond… Temps criminel de la
publicité pour le tabac de la Seita, soucieuse des rentrées d’impôts pour l’État ! Flagornerie maquillant un vecteur de mort en art de vivre !
La classe n’arrêtait pas de lâcher des
« tchic… tchic… tchiq… » suintés comme autant de vesses. Chiquito
enrageait au point de canarder de pages les ricaneurs les plus exposés, par
rafales dédoublées, 2, 4, 8, 16, et plus, ce qui, la fois d’après, entre les
punitions non rendues et doublées et les petits malins jurant leurs grands
dieux qu’ils n’en avaient que la moitié à faire, provoquait un chahut
terrible. Cruauté sans fond des potaches
sentant le faible et le sang !
Devant le collège aussi, il subissait les tchictchictchiqs.
Mes cousins, une fois, qui pourtant n’avaient pas classe avec lui. Rumeau a
jeté sa mobylette contre le premier platane venu et a envoyé une claque au
grand à portée, lui qui n’avait rien fait, manière de faire pisser aux culottes le
petit rigolard cachant sa culpabilité derrière !
On dit que quelques années plus tard, il aurait
mis fin à ses jours. Les humains et plus encore les morveux sont capables de
cruauté meurtrière… Qui aurait le cœur aujourd’hui, d’évoquer avec légèreté ces
faits d’armes lamentables de blancs-becs ? Pour être allé au bureau une fois avec ma
liasse incomplète de feuilles, bien que poule mouillée et sur une autre planète,
j’en suis aussi coupable. J’ai ma part de tchicstchics sur la conscience… Avec
un rictus de remords, en plissant même les paupières, je me dis que Chiquito qui
devait avoir un prénom, avait bien d’autres Alfred Wegener à partager avec nous… Nous
n’en avons pas voulu.
Mobylette de Motobécane Author Toi & Moi Wikimedia Commons. |
[1] Alfred
Wegener (1880-1930), astronome, climatologue, a trouvé la mort lors d’une
expédition au Groenland. Son corps gelé a été retrouvé en mai 1931, six mois
après son décès. Son compagnon d’infortune n’a jamais été retrouvé. En 1912, Wegener a émis sa théorie de la dérive des continents. Publiée en 1915, elle ne
sera reconnue par la communauté scientifique que quarante ans après son décès.