mardi 29 mars 2022

"Tiens, voilà du boudin..." Un "RUSSE" à Pérignan (7)

"... Joie du retour, certes, mais quelle vie ! La guerre est passée par là. C’est maintenant la guerre civile qui commence : une misère noire s’installe dans le pays. Quel malheur ! Plus question de manger à sa faim, de demander du travail quelque part. Il faut s’ingénier à subsister dans un climat de haines, de vengeances personnelles perpétuelles, d’instabilité complète. Tristes jours ! Sombre époque ! Et on se plaignait avant !! Cependant, la guerre, cette tuerie interminable, continue toujours. Septembre 1918 : offensive de Franchet d’Esperey en Macédoine, et armistice, le 29, avec la Bulgarie. Les troupes françaises sont à Odessa, cette belle ville modernisée par un Français, le duc de Richelieu (non, pas le Cardinal, « l’autre »…) 

Odessa_downtown Palais de Justice and Pantelimon Church, Odessa, Russia, (i.e., Ukraine) unknown author

Et Porphyre lui aussi est à Odessa, à la recherche d’un travail qui se dérobe, acceptant quelques petites tâches à droite et à gauche pour ne pas mourir de faim. Car on en est arrivé là. Quant aux habits, mieux vaut n’en point parler. 

France_-_Foreign_Legions 1917 - 1918  Author unknown or not provided

Pourtant, certains sont bien habillés, sanglés dans leurs uniformes rutilants, coiffés d’un képi blanc : des Français, dit-on. C’est la Légion ! Eux au moins sont bien nourris. Si la guerre a provoqué beaucoup de morts, eux profitent à présent de la vie. Porphyre va rôder près de leur caserne. Tiens, une affiche écrite en russe : on demande des engagements de jeunes Russes. Ce serait la vie assurée, le gîte et le couvert, l’argent peut-être, l’habit sûrement. Prestige de l’uniforme… Il en parle à des copains. Et si on se renseignait plus amplement ? Les renseignements arrivent : il faut « en prendre » pour cinq ans. Après sept années d’armée !... Mais cette misère, à côté de ce bien-être… La tentation est trop forte. Il n’est pas le seul, oh ! non, ce jour-là ils seront trois cents. Et Porphyre va signer. Deux ou trois jours plus tard, c’eût été impossible : les mères russes ont organisé une pétition pour arrêter cette hémorragie, et la demande vient d’aboutir ; les enrôlements sont suspendus sine die.

Mais Porphyre, lui, a franchi le pas. Le lundi, il se présente à la caserne. Nous sommes le 30 mars 1919 à Odessa. Il a signé. Le sort en est jeté.

Partir encore. 

Son numéro d’incorporation : 44 795. Le voici donc au premier régiment étranger, dans la Légion Etrangère A ceux qui, comme lui, offrent ainsi leurs services à la France, celle-ci ne demande (il l’apprend tout de suite) aucun état civil officiel. Ils peuvent prendre un autre nom. Vous voyez « Pantazi » devenir « Müller » ou « Dupont » ? Et « Porphyre » se changer en « André » ou « Paul » ? Non, l’idée ne l’a même pas effleuré, lorsque le sous-officier qui recueillait les engagements lui a lu, dans un mauvais russe, cette clause inattendue. Il n’a rien à cacher : il garde son nom, son vrai nom. Pour en changer, il doit falloir une raison bien forte.

Le lendemain dans son nouvel uniforme de légionnaire, rassemblement dans la cour. Hier soir, le repas a été bon. Pensez, un morceau de viande ! Voilà bien longtemps qu’il n’avait eu l’occasion de s’en mettre sous la dent. Ce matin, le « jus ». C’était plutôt du café noir, avec un morceau de pain et même une espèce de confiture. Presque le Pérou par les temps qui courent.

Mais il écoute, au garde-à-vous, ce que leur lit, leur crie presque un sergent. Tiens, lui n’a pas du tout d’accent, il est à l’aise dans son russe. « La France vient de vous donner la possibilité d’une vie nouvelle, à condition de respecter le contrat qui désormais vous lie à votre nouveau drapeau, dont la devise est « Honneur et Fidélité ». Les couleurs de la Légion sont le vert et le rouge, et son insigne est la grenade à sept branches. Vous apprendrez à aimer votre nouvelle vie et votre nouveau régiment, qui deviendra pour vous une seconde famille. Tenez-vous prêts pour ce soir seize heures. A dix-sept heures, nous embarquons pour un petit voyage. Rompez les rangs ! »... "

François Dedieu. Caboujolette / Pages de vie à Fleury II / 

Prolongements : 

Du boudin ? comme à la maison, les charcuteries hors de portée, pendues au plafond ? "Tire lui la queue il pondra des oeufs... combien en veux-tu ?" Entre nous, on la chantait cette comptine que je croyais "contine" parce que non sans rapport avec les contes sauf que là c'était pour compter, se familiariser avec les chiffres. 

"Tiens, voilà du boudin..." c'est la chanson des légionnaires et, adieu le petit cochon, le boudin est la couverture enroulée qui fait partie du barda, portée en bandoulière. 

Quant au non moins fameux képi blanc, il n'a fait son apparition officielle lors de la commémoration de Cameron, que le 30 avril 1931. A Odessa c'est le képi rouge (ou bleu ?) que Porphyre a vu sur la tête des permissionnaires en goguette.   

1988 in Odessa Author Bärbel Miemetz




lundi 28 mars 2022

La BALALAIKA de Porphyre (6) Un "Russe" à Pérignan

En ouverture de chacun des chapitres, nous étions convenus d'inviter quelques rimes de chansons, chansons témoins de l'époque, de la saison, de l'épisode exposés...  

«  … Vent de ma plaine,
Va-t'en dire aux autres plaines,
Que le soleil et les étés reviennent
Pour tous ceux qui savent espérer… »

Plaine, ma plaine. Chant traditionnel russe.


Peinture de Guryev Ivan Petrovitch (1875-1943)

"... Non, c’est autrement qu’on a remarqué le simple soldat PANTAZI Porfiri. Un jour, le capitaine le fait appeler. « Tu feras le peloton, Pantazi. Si tout va bien, comme je le crois, tu seras caporal, sergent peut-être. Tu peux disposer. » Est-ce bien le même homme qui, sous ses yeux, vient de frapper si sauvagement d’un coup de pied au ventre un autre soldat que cette douloureuse image mettra longtemps, longtemps à s’estomper ? « Quelle chance, se dit Porphyre, je suis donc du bon côté ».Il y sera encore quand il pourra, lui qui sait à peine écrire, qui n’a jamais appris la moindre note de musique, faire partie de l’orchestre de balalaïkas. Cette espèce de guitare triangulaire lui avait plu d’emblée, et il chantait lui aussi, avec les autres, les soirs de permission, dans les estaminets à bon marché où des serveuses accortes leur apportaient kvas, casse-croûte et tord-boyau.

C’était à plusieurs voix, les filles se mêlaient au chœur, et ceux qui touchaient de la balalaïka comme celui qui jouait de l’accordéon, tous redoublaient de courage.

Un jour, un copain lui apprend à pincer les trois cordes. « Tu as de l’oreille, Porphyre, tu réussiras ». Et le voilà embauché dans le petit orchestre officiel du régiment, d’abord comme remplaçant, puis peu à peu à part entière. Être « dans la musique », c’est une bonne planque dans tous les régiments de toutes les armées du monde.

Ainsi passent les mois, les années : le service est bien long dans l’armée tsariste. Qu’à cela ne tienne. Maintenant il peut voir venir, il pourra arriver au bout. Encore quelques mois, et ce sera la « quille », le retour sans regret, sans doute, à la vie civile. Encore quelques mois… et c’est la guerre, celle que les manuels d’histoire appelleront « La Grande Guerre ».

Après l’attentat de Sarajevo, l’Allemagne entre en conflit avec la Russie le 1er août, avec la France le surlendemain. C’est le tour de l’Autriche le six août. Il faut vite traverser, à pied, l’immense pays jusqu’au front du nord-ouest. Marches forcées bien pénibles. Adieu la musique, plus d’accordéon, plus de balalaïkas. Les Russes passent à l’offensive en Prusse orientale. Hélas ! ils seront arrêtés à Tannenberg dès le 26 août 1914. Porphyre va arriver avec son régiment… pour le repli, qui se continuera en 1915 sur Riga, avant que cette ville elle-même soit prise le 3 septembre 1917. Trois mois plus tard, le 15 décembre, ce sera l’armistice russo-allemand de Brest-Litovsk. La grande révolution d’octobre a eu lieu, elle a réussi. Alors que la guerre continue en France, en Italie, dans les Balkans, les troupes tsaristes, après avoir vu leurs officiers disparaître pour être remplacés par de nouveaux venus acquis au régime communiste, sont peu à peu démobilisées. Porphyre retourne à Odessa. Il y est libéré et retrouve enfin Touzora. Son vieux père, ses sœurs, ses cousins et cousines accueillent à bras ouverts celui qui était soldat depuis près de sept ans..." 

François Dedieu. Caboujolette 2008. 

"... Un jour Lara, quand tournera le vent, 
Un jour Lara, ce sera comme avant..." 
La Chanson de Lara / Les Compagnons de la chanson. 

Robert Guenine (1884 - 1941) Mann_mit_Balalaika wikimedia commons domaine public source photo artnet