Plaine, ma plaine. Chant traditionnel russe.
Peinture de Guryev Ivan Petrovitch (1875-1943) |
"... Non, c’est autrement qu’on a remarqué le simple soldat PANTAZI Porfiri. Un jour, le capitaine le fait appeler. « Tu feras le peloton, Pantazi. Si tout va bien, comme je le crois, tu seras caporal, sergent peut-être. Tu peux disposer. » Est-ce bien le même homme qui, sous ses yeux, vient de frapper si sauvagement d’un coup de pied au ventre un autre soldat que cette douloureuse image mettra longtemps, longtemps à s’estomper ? « Quelle chance, se dit Porphyre, je suis donc du bon côté ».Il y sera encore quand il pourra, lui qui sait à peine écrire, qui n’a jamais appris la moindre note de musique, faire partie de l’orchestre de balalaïkas. Cette espèce de guitare triangulaire lui avait plu d’emblée, et il chantait lui aussi, avec les autres, les soirs de permission, dans les estaminets à bon marché où des serveuses accortes leur apportaient kvas, casse-croûte et tord-boyau.
C’était à plusieurs voix, les filles se mêlaient au chœur, et ceux qui touchaient de la balalaïka comme celui qui jouait de l’accordéon, tous redoublaient de courage.
Un jour, un copain lui apprend à pincer les trois cordes. « Tu as de l’oreille, Porphyre, tu réussiras ». Et le voilà embauché dans le petit orchestre officiel du régiment, d’abord comme remplaçant, puis peu à peu à part entière. Être « dans la musique », c’est une bonne planque dans tous les régiments de toutes les armées du monde.
Ainsi passent les mois, les années : le service est bien long dans l’armée tsariste. Qu’à cela ne tienne. Maintenant il peut voir venir, il pourra arriver au bout. Encore quelques mois, et ce sera la « quille », le retour sans regret, sans doute, à la vie civile. Encore quelques mois… et c’est la guerre, celle que les manuels d’histoire appelleront « La Grande Guerre ».
Après l’attentat de Sarajevo, l’Allemagne entre en conflit avec la Russie le 1er août, avec la France le surlendemain. C’est le tour de l’Autriche le six août. Il faut vite traverser, à pied, l’immense pays jusqu’au front du nord-ouest. Marches forcées bien pénibles. Adieu la musique, plus d’accordéon, plus de balalaïkas. Les Russes passent à l’offensive en Prusse orientale. Hélas ! ils seront arrêtés à Tannenberg dès le 26 août 1914. Porphyre va arriver avec son régiment… pour le repli, qui se continuera en 1915 sur Riga, avant que cette ville elle-même soit prise le 3 septembre 1917. Trois mois plus tard, le 15 décembre, ce sera l’armistice russo-allemand de Brest-Litovsk. La grande révolution d’octobre a eu lieu, elle a réussi. Alors que la guerre continue en France, en Italie, dans les Balkans, les troupes tsaristes, après avoir vu leurs officiers disparaître pour être remplacés par de nouveaux venus acquis au régime communiste, sont peu à peu démobilisées. Porphyre retourne à Odessa. Il y est libéré et retrouve enfin Touzora. Son vieux père, ses sœurs, ses cousins et cousines accueillent à bras ouverts celui qui était soldat depuis près de sept ans..."
François Dedieu. Caboujolette 2008.